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Transmission comparée des épistolographes grecs
  • Émeline Marquis EMAIL logo
Published/Copyright: October 18, 2023
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Abstract

The letters of Phalaris are among the letter collections assembled by Rudolf Hercher in his, ‘Epistolographi graeci’, published in 1873. They differ from other collections in that volume in the size of the corpus ( 148 letters ) and the breadth of the manuscript tradition ( more than 132 manuscripts ). Moreover, the number and the order of the letters vary greatly from one manuscript to another. These characteristics explain why there is no modern critical edition of the letters of Phalaris. This paper addresses a methodological issue: how can we get a comprehensive view of the transmission of the letters of Phalaris? It examines these letters from the perspective of the collection, given that the letters of Phalaris are often transmitted within manuscripts that combine several corpora of letters, thus forming large epistolary collections. This paper shows to what extent the results obtained by the editors of other epistolary texts can be applied to the letters of Phalaris and what is gained, on a literary level, by replacing these letters in their context of transmission.

L’édition de référence pour les lettres de Phalaris est toujours celle des ‘Epistolographi graeci’ de Rudolf Hercher [1], malgré ses insuffisances et le cruel besoin d’une nouvelle édition répondant aux critères modernes de la critique textuelle. Mais ce projet d’édition critique des lettres de Phalaris, dans lequel je me suis engagée il y a déjà plusieurs années, se heurte à un certain nombre de problèmes : cette collection épistolaire se caractérise, en effet, par sa taille imposante ( 148 lettres, allant de quelques lignes à plusieurs pages ), l’ampleur de sa tradition manuscrite ( plus de 132 manuscrits ), et de grandes variations dans le nombre et l’ordre des lettres d’un manuscrit à l’autre.

Comment éditer les lettres de Phalaris ? Comment aborder leur transmission manuscrite ? Ce chapitre traite de questions de méthode. Je souhaite tester une méthode ancienne mais, à mon sens, toujours féconde : il s’agit d’examiner ces lettres sous l’angle de la collection, en utilisant le fait que les lettres de Phalaris sont souvent transmises au sein de manuscrits rassemblant plusieurs corpus de lettres, formant ainsi de véritables recueils épistolaires. Dans quelle mesure peut-on appliquer les résultats obtenus par les éditeurs d’autres textes épistolaires aux lettres de Phalaris ? Que gagne-t-on à replacer ces lettres dans leur contexte de transmission ?

Je préciserai dans un premier temps les problèmes auxquels l’éditeur des lettres de Phalaris est confronté, les solutions qui s’offrent à lui et les limitations qu’elles comportent. Je parcourrai ensuite les résultats obtenus par les éditeurs d’autres collections épistolaires, avant de voir dans quelle mesure ces résultats peuvent être appliqués aux lettres de Phalaris.

1. Éditer les lettres de Phalaris : problÈmes et questions de mÉthode

Plusieurs érudits se sont intéressés à la tradition manuscrite des lettres de Phalaris : Lauri O. T. Tudeer, a publié en 1931 un long article sur lequel je vais revenir [2], et Davide Muratore, en 2002, un catalogue des manuscrits conservés et perdus des lettres de Phalaris [3] ; en outre, dans un ouvrage consacré aux témoignages antiques sur Stésichore, Marco Ercoles a proposé une édition partielle des lettres qui mettent en scène le poète lyrique [4].

Le principal problème auquel doit faire face l’éditeur des lettres de Phalaris est celui du nombre important de manuscrits. Muratore recense 132 manuscrits conservés. Ces manuscrits sont dispersés dans dix-huit pays : France, Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Allemagne, Autriche, Italie et Vatican, Espagne, Grèce, Roumanie, République Tchèque, Croatie, Turquie, Israël, Russie, États-Unis d’Amérique. Si de plus en plus de manuscrits peuvent être consultés en ligne, grâce aux programmes de numérisation des fonds manuscrits engagés par les bibliothèques, cela ne concerne qu’une partie des manuscrits des lettres de Phalaris.

L’autre problème est celui de la forme mouvante prise par ces lettres dans la tradition manuscrite : le nombre et l’ordre des lettres varie beaucoup d’un manuscrit à l’autre. Ainsi, l’on a des manuscrits ne comportant qu’une seule ou quelques lettres, des manuscrits comportant plus d’une centaine de lettres, et un manuscrit comme le Vaticanus Reginensis gr. 104 ( deuxième moitié du xve siècle ) qui comporte deux fois 139 lettres. Tudeer, en se fondant notamment sur l’ordre des lettres avait distingué pas moins de cinq familles de manuscrits, un grand nombre de manuscrits n’ayant pu être classés dans l’une ou l’autre famille.

Comment, donc, naviguer dans cet ‘océan’ de manuscrits ? Avant de se jeter à corps perdu dans la collation chronophage et incertaine de l’ensemble des manuscrits, comment prendre un peu de hauteur sur la matière à aborder ? Une première solution pourrait être de ne prendre en compte et de ne collationner que les manuscrits les plus anciens, soit une trentaine de manuscrits ( deux manuscrits du xe siècle, neuf manuscrits du xiiie siècle et dix-neuf manuscrits du xive siècle ). Mais les manuscrits les plus anciens ( tels que l’Ambrosianus B 4 sup, du xe siècle ) ne comportent qu’une sélection de lettres ; de plus, la datation de certains manuscrits est susceptible d’être remise en question ( comme celle du manuscrit Heidelbergensis Palatinus gr. 356 et du Londiniensis Harleianus 5566, récemment remontée au xiiie siècle ). Et rien ne prouve que les manuscrits anciens soient représentatifs de l’ensemble de la tradition manuscrite ( un témoin du xve siècle peut être une copie d’un manuscrit nettement plus ancien, voire le représentant d’une famille perdue ). Une autre solution serait de collationner les manuscrits ayant le plus grand nombre de lettres ( il y a 58 témoins comportant plus de 100 lettres ). Mais le nombre de lettres n’est pas suffisant pour établir des liens entre les manuscrits : certains manuscrits sont le fait de plusieurs mains, et/ou regroupent des lettres de différentes provenances. Les manuscrits les plus complets risquent de n’offrir qu’une compilation moderne ne reflétant pas la tradition antique ( ce qui est le cas, par exemple, de l’édition Aldine ). Enfin, traiter les manuscrits en fonction de la bibliothèque où ils sont conservés ( par fonds du plus riche au moins riche ) ne fournirait aucune vision d’ensemble : ce n’est pas dans les fonds les plus riches que se trouvent nécessairement les manuscrits les plus intéressants.

Alors, quelle approche adopter ? Comment réussir à se faire une idée de la tradition manuscrite sans avoir à collectionner l’ensemble du texte ? Le but est bien le suivant : dresser une première ‘carte’ de la tradition manuscrite avant de collationner. Il s’agit de trouver des critères externes permettant d’organiser la tradition manuscrite. Cela ne supprime pas – au contraire – la nécessité de la collation. Mais le but est d’obtenir un état des lieux préalable facilitant le choix des manuscrits importants à collationner.

Deux méthodes sont possibles :

  1. s’intéresser exclusivement aux lettres de Phalaris : au nombre et à l’ordre des lettres dans les mss., aux destinataires des lettres, aux formules de salutation ; c’est ce qu’a fait Tudeer [5] ;

  2. s’intéresser aux collections épistolaires dans leur ensemble : dans quelle mesure peut-on appliquer aux lettres de Phalaris les résultats obtenus pour d’autres collections ?

Le présent chapitre est consacré à cette deuxième méthode, une méthode louée et appliquée par Martin Sicherl dans ses travaux sur l’épistolographie grecque [6]. Il exprimait son regret que les éditeurs, le plus souvent, n’adoptent pas une perspective large, et ne s’occupent que d’un seul texte, sans avoir de vue d’ensemble sur la tradition manuscrite des collections épistolaires. Pour aborder les lettres de Phalaris, il faut donc procéder comme Hercher le faisait encore dans ses ‘Epistolographi graeci’ : en lisant ces collections de lettres en série ; et en se rappelant qu’elles ont une tradition en partie commune et que, donc, ce qui est valable pour l’une peut, dans une certaine mesure, être valable pour l’autre.

Pour autant, une certaine prudence s’impose. Il faut prêter attention, par exemple, aux manuscrits composites : plusieurs mains à l’œuvre dans un même manuscrit peuvent avoir des modèles de copie différents ; et même un seul copiste peut, sans nullement l’indiquer, utiliser des sources variées pour sa copie. De ce point de vue, les données relatives à la codicologie, la paléographie et l’histoire des textes ( ce que l’on sait sur ces manuscrits, leurs copistes, leurs lieux de production ) peuvent s’avérer essentielles ( même si je n’en traiterai pas aujourd’hui ).

Malgré ces limitations, il est utile de comparer la tradition manuscrite des lettres de Phalaris avec celles d’autres collections. Particulièrement intéressante est la comparaison avec de petites collections épistolaires, comportant un nombre limité de lettres, et suffisamment de témoins manuscrits : des collections épistolaires susceptibles d’avoir un stemma clair. Je m’appuierai sur l’édition des lettres d’Alciphron, de Théophylacte Simocatta, d’Apollonios de Tyane, des cyniques, d’Héraclite et d’Euripide. Le cas, trop complexe, des lettres de Brutus sera abordé ailleurs. J’utiliserai aussi les travaux de Dmitrij Chernoglazov sur la transmission des traités épistolaires d’époque byzantine. Il s’agit donc d’aborder les lettres de Phalaris ‘par la tangente’, pour ainsi dire, en examinant l’apport de plus petits corpus épistolaires.

On pourra ensuite mettre en perspective les résultats obtenus avec cette méthode en les comparant aux cinq familles de manuscrits mises en évidence par Tudeer ( selon la méthode que j’ai définie plus haut comme ‘première méthode’ ).

2. Les stemmas des autres collections épistolaires : un panorama

Le but est le suivant : rassembler le maximum d’informations concernant la position des manuscrits conservant les lettres de Phalaris dans la transmission d’autres collections épistolaires, pour lesquelles on dispose d’une édition critique et d’un stemma.

L’édition critique des lettres d’Apollonios de Tyane réalisée par Robert Penella en 1979 [7] ne comporte pas de stemma. Elle effectue cependant des rapprochements entre plusieurs manuscrits qui nous intéressent pour les lettres de Phalaris : entre le manuscrit Athous Laurae Ω 123 et le Parisinus gr. 1428 ainsi qu’entre le Laurentianus Plut. 57.12 ( 1ère partie ) et le Matritensis 4637, quatre manuscrits qui font partie du groupe 1, tout comme l’Ambrosianus B 4 sup, quoique ce dernier ait une place à part dans la tradition manuscrite. Penella souligne également les liens entre le Vaticanus Reginensis gr. 104 et le Vaticanus gr. 95 ( le Vaticanus gr. 95 descend indirectement du Vaticanus Reginensis gr. 104 ) ; entre l’édition aldine des épistolographes grecs de 1499, le Vaticanus Palatinus gr. 419 et l’Oxoniensis Seldenianus Supra 16 ( le Vaticanus Palatinus gr. 419 descend de l’Aldine, le Seldenianus Supra 16 a le même modèle que l’Aldine ). Il observe des liens entre le Vaticanus gr. 1353 et le Matritensis 4557 ( le deuxième est peut-être une copie du premier ) puis entre le Londiniensis Harleianus 5635 et le Vaticanus gr. 1461 ; et entre le Parisinus gr. 3050 et le Vaticanus Palatinus gr. 134. Ces six derniers manuscrits constituent un large sous-groupe au sein du groupe 2. Le manuscrit Vaticanus Urbinas gr. 132 est peut-être copié sur le Parisinus gr. 3047.

Dans son édition critique des lettres de Théophylacte Simocatta, parue chez Teubner en 1985 [8], Giuseppe Zanetto confirme plusieurs des liens mentionnés par Penella. Son stemma est bifide. Dans le premier groupe, des manuscrits des lettres de Phalaris se retrouvent dans trois branches : le Vaticanus Urbinas gr. 134 ; le Laurentianus Plut. 57.12 ( 1ère partie ), le Matritensis 4637 ( 1ère partie ) et le Vaticanus Palatinus gr. 419, trois manuscrits en lien avec l’Ambrosianus B 4 sup ( et le Monacensis 490, une copie de l’Ambrosianus d’après Zanetto ) ; l’Ambrosianus A 110 sup ( une copie du Parisinus suppl. gr. 352 ). Dans le deuxième groupe figurent d’un côté le Vaticanus Urbinas gr. 132 et sa copie, le Parisinus gr. 3047 ; de l’autre la deuxième partie du Laurentianus Plut. 57.12 et du Matritensis 4637.

Harold Attridge [9], dans son édition des lettres d’Héraclite publiée en 1976, utilise neuf manuscrits qui contiennent aussi les lettres de Phalaris, dont plusieurs manuscrits que nous avons déjà mentionnés. L’Ambrosianus B 4 sup est indépendant, et le reste de la tradition se partage chez lui en deux groupes : l’un comportant le Vaticanus Palatinus gr. 419 et son parent le Parisinus gr. 1760 ; l’autre avec le Laurentianus Plut. 57.12, le Vaticanus gr. 1353 ( et ses copies le Matritensis 4557 et le Vaticanus gr. 1467 ) et le Laurentianus Conv. Soppr. 153, et enfin le Mazarineus 4454.

On retrouve chez Hanns-Ulrich Gößwein [10], dans son édition des lettres d’Euripide ( 1975 ), les mêmes manuscrits, ainsi que plusieurs autres. Ils sont divisés en deux classes ( α et β ). La classe α présente deux sous-catégories : l’une avec le Parisinus gr. 1038 ; l’autre avec le Parisinus gr. 1760 et trois parents, le Parisinus gr. 3050, le Vaticanus Palatinus gr. 134, et le modèle de l’Aldine ( le Vaticanus Palatinus gr. 419 est quant à lui copié sur l’Aldine ). Les modèles du Parisinus gr. 3047, du Vaticanus gr. 1461 et le Londiniensis Harleianus 5610 ont une source commune β. Gößwein fait de plusieurs manuscrits des descendants directs ou indirects de l’Harleianus 5610 : le Vaticanus gr. 1309, le Mazarineus 4454, le Laurentianus Plut. 57.12, et un sous-groupe λ qui regroupe les manuscrits Laurentianus Conv. Soppr. 153 et Bononiensis 3563, ainsi que le Vaticanus gr. 1353 ( et sa copie le Vaticanus gr. 1467 ). Le Taurinensis C.VII.2 et l’Harleianus 5635 remontent à un même modèle, parent du Vaticanus gr. 1461.

C’est sans doute Eike Müseler [11], dans son édition des lettres de cyniques, qui présente le stemma avec le plus grand nombre de manuscrits nous intéressant. Trois branches distinctes dérivent de l’hyparchétype ω. La branche α a trois rameaux : l’un comportant l’Harleianus 5610 et sa copie le Vaticanus Urbinas gr. 134 ; un deuxième avec le Laurentianus Plut. 57.12 et ses parents, le Parisinus gr. 3047 et le Vaticanus Urbinas gr. 132 ; un troisième avec le Mazarineus 4454. La branche β rassemble les manuscrits Parisini gr. 1760, 3044 et le Chicaginiensis 103. La branche γ est la plus riche. Elle comporte le Parisinus gr. 3050 ( dont dérive l’Aldine et sa copie le Vaticanus Palatinus gr. 419 ), le Taurinensis C.VII.2, le Vaticanus gr. 1461 et l’Harleianus 5635 ; leurs parents, le Laurentianus Conv. Soppr. 153 et le Bononiensis 3563 ; enfin, le Vaticanus gr. 1353 ( et ses copies, le Matritensis 4557, le Monacensis 490 et le Vaticanus gr. 1467 ).

Le long article de Martin Sicherl [12] en appendice à l’édition d’Eike Müseler opère une reconstruction du contenu de l’hyparchétype ω, un manuscrit réalisé d’après lui du temps de Photios et comportant de nombreuses collections épistolaires antiques. Il propose également un stemma partiel des manuscrits des lettres de Phalaris remontant à cet hyparchétype ω en se fondant sur les résultats de Müseler qu’il compare aux travaux menés sur les autres collections de lettres, comme je le fais aussi. Son stemma se distingue de celui de Müseler en ce qu’il n’y a pas de branche β : dans le cas des lettres de Phalaris, le Parisinus gr. 1760 est parent du Parisinus gr. 3050 et du Vaticanus gr. 1461 ; le Parisinus gr. 3044 remonte à un autre modèle de cette même branche.

Enfin, le stemma des lettres de courtisanes établi par Patrik Granholm [13] en 2012 précise la position du Laurentianus Plut. 59.5 ( parent du Vaticanus gr. 1461 ), ainsi que du Chicaginiensis 103 et du Vindobonensis phil. gr. 318, descendants indirects du Parisinus gr. 3050.

On aura pu le constater : les résultats des différents éditeurs divergent, tant sur liens entre deux manuscrits ( parenté ou filiation ) que sur l’organisation des branches de la tradition manuscrite – la partie haute d’un stemma étant par nature la plus délicate à préciser. Aussi est-il plus utile d’insister sur les ( nombreuses ) convergences entre ces travaux : à défaut d’un stemma définitif, il est possible de se faire une image globale de la transmission des lettres de Phalaris à partir de l’hyparchétype ω. Pour résumer, on a un premier groupe autour de l’Harleianus 5610 ( avec ses copies le Vaticanus Urbinas gr. 134 et le Vaticanus gr. 1309 ) et de manuscrits parents, le Laurentianus Plut. 57.12 ( et sa copie le Matritensis 4637 ), le Vaticanus Urbinas gr. 132, le Parisinus gr. 3047 [14], et le Mazarineus 4454. Notons que Franz Heinrich Reuters, dans son édition des lettres d’Anacharsis ( 1963 ) [15], avait une position plus radicale : selon lui, tous les manuscrits de ce premier groupe descendraient directement ou indirectement de l’Harleianus 5610. Un deuxième groupe rassemble le Vaticanus gr. 1461 ( et le Laurentianus Plut. 59.5 ? ) d’un côté, le Vaticanus gr. 1760 et le Parisinus gr. 3050 de l’autre ( ainsi que ses descendants, Chicaginiensis 103 et Vindobonensis phil. gr. 318 ). Enfin, la position d’un troisième groupe, avec d’un côté le Laurentianus Conv. Soppr. 153 et l’Harleianus 3563, de l’autre le Vaticanus gr. 1353 et ses descendants ( Monacensis 490 ?, Matritensis 4557, Vaticanus gr. 1467 ) est plus incertaine.

Il est maintenant possible de croiser cette image tracée à grands traits de la transmission des lettres de Phalaris avec les résultats obtenus par Tudeer [16], c’est-à-dire avec son classement des manuscrits en fonction de l’ordre des lettres, des noms des destinataires et des formules de salutation. On se rappelle que Tudeer avait distingué, pour les lettres de Phalaris, cinq familles de manuscrits : la classe A comportant 21 manuscrits [17], la classe B comportant 11 manuscrits [18], la classe C avec 32 manuscrits [19], enfin les classes D et E avec trois manuscrits chacune [20] ; une dernière catégorie ( ‘other manuscripts’ ) regroupe l’ensemble des témoins que Tudeer n’a pu attribuer à aucune des cinq classes – et notamment l’Ambrosianus B 4 sup. On peut d’ores et déjà ajouter une sixième famille de manuscrits aux cinq identifiées par Tudeer ; elle regroupe le Laurentianus Plut. 57.51, le Cantabrigiensis Add. 2603 et le Laurentianus Plut. 57.1. Ces trois manuscrits contiennent principalement des œuvres de Lucien de Samosate. Entre l’Anacharsis et Sur le deuil, les lettres d’Anacharsis, la lettre 57 de Phalaris, la lettre de Pythagore à Hiéron et 32 lettres de Phalaris ont été insérées. Cette série de 32 lettres est à mettre en rapport avec le début du corpus des lettres de Phalaris présent dans le ms. Athous Laurae Ω 123.

Tous les manuscrits descendants de l’hyparchétype ω ( reconstruit par Martin Sicherl ) sont des manuscrits relevant de la classe C chez Tudeer. Mais qu’en est-il des autres témoins manuscrits des lettres de Phalaris ? En particulier, il est intéressant d’observer la position qu’occupent les témoins anciens des lettres de Phalaris dans les autres éditions. L’indépendance de l’Ambrosianus B 4 sup par rapport aux autres manuscrits dérivant de l’hyparchétype ω avait été notée par Attridge. Müseler élargit le champ : il le place dans la même classe que l’hyparchétype ω, sur un rameau à part, tandis que l’Heidelbergensis Pal. gr. 398 et le Vindobonensis phil. gr. 342 sont parents, formant une classe de manuscrits indépendante [21]. Aucun de ces deux témoins ne contient les lettres de Phalaris. Mais dans une étude de 2017 [22], consacrée à l’histoire de la transmission d’un traité épistolaire qui fonctionne comme un supplément aux Ἐπιστολιμαῖοι χαρακτῆρες du Pseudo-Libanios, Dmitrij Chernoglazov distingue plusieurs classes de manuscrits : parmi les huit manuscrits de la classe 1 figurent le Vindobonensis phil. gr. 342 et l’Heidelbergensis Pal. gr. 356. Or l’Heidelbergensis Pal. gr. 356 [23] est un des témoins les plus importants de la classe A des lettres de Phalaris. De la sorte, un nouveau lien s’esquisse entre ces manuscrits anciens et la classe A des lettres de Phalaris.

En outre, parmi les manuscrits de la classe 2 de Chernoglazov figure le Laurentianus Plut. 55.7, un manuscrit qui dans les lettres de Phalaris relève de la classe A ; la classe 3 est constituée d’un seul témoin manuscrit, donnant un lire une organisation très différente du traité, mais sur la base d’un texte proche de la classe 2 : le Londiniensis Harleianus 5566. Ce manuscrit contient également une collection de lettres de Phalaris dans un ordre tout à fait atypique. Si l’on se base sur les résultats de Chernoglazov, alors c’est de la classe A des lettres de Phalaris que ce manuscrit dérive : la classe D des manuscrits des lettres de Phalaris serait alors une ramification ultérieure de la classe A.

Cela concorde avec des travaux que j’ai menés sur la tradition manuscrite des lettres d’Alciphron [24] : j’ai montré que dans le cas d’Alciphron, le Vindobonensis phil. gr. 342 et le Parisinus suppl. gr. 352 se trouvent sur un même rameau ancien [25], différent de la classe C ( ω chez Sicherl ), et que l’Harleianus 5566 est copié sur le Parisinus suppl. gr. 352 [26].

Par ailleurs, Gößwein, dans son stemma des lettres d’Euripide, place le Parisinus gr. 1038 ( classe B pour Phalaris ) dans sa classe α, à proximité du Parisinus gr. 3050 mais sur un rameau indépendant. En revanche, il considère l’Harleianus 5635 ( également classe B pour Phalaris ) comme un parent du Vaticanus gr. 1461, tout comme Penella et Müseler après lui. Cela suggère que les manuscrits de la classe B pourraient dériver de la classe C [27].

Enfin, il est à noter que les lettres d’Anacharsis ( ainsi que la lettre de Pythagore à Hiéron ) sont présentes à la fois dans des manuscrits dérivant de l’hyparchétype ω de Sicherl ( la classe C des manuscrits de Phalaris ) et chez les descendants du Laurentianus Plut. 57.51, c’est-à-dire la classe F des manuscrits de Phalaris, ce qui laisse supposer une source commune.

3. Les apports pour les lettres de Phalaris

Reprenons maintenant les résultats obtenus par cette comparaison de différents corpus épistolaires. J’espère avoir montré que ce passage par l’édition d’autres collections épistolaires n’est ni un détour, ni une perte de temps pour aborder les lettres de Phalaris. Cette comparaison permet de se faire une idée des rapports entre les manuscrits, des différentes familles de manuscrits et donc de l’organisation générale de la tradition manuscrite. Bien évidemment, il s’agit là d’une première impression. Les données rassemblées, parfois contradictoires, ne permettent en aucun cas d’aboutir à un stemma définitif : elles fournissent un panorama provisoire de la transmission, préalable à la collation des manuscrits, et ont ainsi une visée prospective. Ces données vont orienter la collation, car elles permettent de savoir quels sont les manuscrits à examiner en priorité et où sont les problèmes, ( et notamment quels manuscrits seront difficiles à placer dans le stemma ).

Cette comparaison avec d’autres corpus épistolaires est riche d’enseignement concernant les différentes classes de manuscrits des lettres de Phalaris et la manière dont ces classes sont liées entre elles. Nous avons vu que des six classes de manuscrits identifiées pour les lettres de Phalaris, D paraît provenir de la classe A ; F pourrait avoir une origine commune avec la classe C ; et B dériverait de C. On sait par ailleurs que la famille E a été conçue comme un complément de C [28]. Si ces résultats préliminaires se confirment, on aboutirait ainsi à une réduction en deux groupes des manuscrits des lettres de Phalaris, et donc à deux organisations de la collection ( nombre et ordre des lettres ).

Si le nombre des possibles quant à la forme originelle des lettres de Phalaris se restreint drastiquement, en quoi est-ce important ? Cette réduction du nombre de classes des lettres de Phalaris n’est pas seulement un résultat abstrait et quelque peu abscons, intéressant uniquement l’historien des textes ; elle a, en fait, de grandes implications littéraires. Il faut savoir, en effet, que la grande fluctuation du nombre de lettres de Phalaris et leur ordre très perturbé d’un manuscrit à l’autre sont les arguments principaux qui ont conduit à avancer l’idée d’un texte mouvant, qui se serait construit en agrégeant progressivement et de différentes manières des lettres rédigées par différents auteurs durant des siècles. Des mains différentes, un corpus sans cesse modifié, des ambitions variées : on voit comment l’impression laissée sur les érudits par la tradition manuscrite a des conséquences directes sur notre perception de l’œuvre. De la sorte, par cet examen préliminaire de la transmission des lettres de Phalaris, c’est notre approche même de la collection qui s’en trouve modifiée. Car parvenir à deux familles de manuscrits, c’est parvenir à deux ordres possibles des lettres, qui sont certes différents mais qui possèdent de nombreuses similarités : cela revient à supposer l’existence d’un ordre primitif des lettres de Phalaris. Cet ordre primitif aurait été perturbé puis perdu au fur et à mesure de la transmission manuscrite, et des intérêts individuels des copistes successifs. On aurait donc avec la collection des lettres de Phalaris un véritable projet littéraire, qui serait le fait d’un seul auteur anonyme, avec une organisation signifiante des lettres, sur le modèle des recueils épistolaires d’un Cicéron ou d’un Pline, ou d’autres collections pseudonymes de l’époque impériale. Ainsi, examiner la transmission des lettres de Phalaris au prisme des autres collections épistolaires ouvre la voie à une nouvelle interprétation de ce corpus épistolaire, et permettra, peut-être, d’en réévaluer la qualité littéraire.

Published Online: 2023-10-18
Published in Print: 2023-10-12

© 2023 bei den Autoren, publiziert von De Gruyter.

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