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Défis sémiotiques de l’écriture du mort dans la littérature de la tombe

  • Mohamed Bernoussi EMAIL logo
Published/Copyright: June 13, 2024

Abstract

Cet article aborde la question du corps après la mort telle que la tradition arabo-musulmane le décrit d’abord dans le Coran et les hadiths (paroles du prophète Mahomet), puis dans l’abondante littérature de 'Adhâb al-Qabr (les terreurs salutaires de la tombe). C’est un sujet qui est étroitement lié à la sémiotique du corps, à la sémiotique de la religion et à la sémiotique de la culture car il est au carrefour de diverses problématiques relatives à la communication entre corps finis et vivants, au rôle structurant des lieux comme la tombe, l’au-delà ou dar al barzagh (équivalent – avec nuance – du purgatoire chrétien), et aux stratégies utilisées pour produire du sens dans un monde qui se veut intemporel, sans sens et sans espace, celui de la mort. Quel corps la tombe postule-t-elle ? Comment le récit du tombeau, avec ses catégories finies, joue-t-il avec un corps nié, mais en même temps indispensable ? On s’intéressera particulièrement à la question de la spatialité de la tombe, de la caractérisation du mort, de la nature des mondes possibles de la tombe, ainsi qu’à d’autres questions relatives au pacte communicatif qui s’établit entre le corps du mort et ceux des vivants.

Abstract

This article studies the question of the body after death as the Arab-Muslim tradition describes it first in the Quran and the Ḥadīth (words of the Prophet Muhammad), then in the abundant literature of ‘Adhāb al-Qabr (the salutary terrors of the grave). It is a subject that is closely linked to the semiotics of the body, the semiotics of religion and the semiotics of culture because it is at the crossroads of various issues relating to communication between finite and living bodies, the structuring role of places like the tomb, the afterlife or Dar al-Barzakh (equivalent – with nuance – of Christian purgatory), and to the strategies used to produce meaning in a world that claims to be timeless, without meaning and without space, that of dead. What body does the grave postulate? How does the narrative of the tomb, with its finite categories, play with a body denied, but at the same time indispensable? We will be particularly interested in the question of the spatiality of the tomb, the characterization of the dead, the nature of the possible worlds of the tomb, as well as other questions relating to the communicative pact which is established between the body of the dead and those of the living.

1 Introduction

La littérature sur ‘Adhāb al-Qabr est très riche et un travail sur la généalogie de cette littérature reste à faire depuis les textes sacrés, le Coran et le Ḥadīth, en passant par ceux des exégètes. Plusieurs imams en ont consacré des ouvrages entiers, repris par d’autres et colportés de façon très libre dans les diverses traditions orales. Le secret de cette richesse réside dans le paradoxal intérêt que suscite en général la mort et au désir de survie de l’être humain qui consiste à essayer de donner du sens à tout et surtout à la mort.[1] Il y a, en outre, une raison liée au fait que dès le départ, des ḥadīths et des exégètes ont rappelé que les morts entendent ce que disent les vivants et que le contact entre les deux mondes est continu et doit être entretenu.

Ibn Taymiyya rapporte ce ḥadīth du prophète selon lequel il est recommandé de saluer les morts lorsqu’on se trouve devant leur tombe. Selon lui, les morts entendent tout ce qui se passe à l’extérieur, mais ne peuvent répondre. Le célèbre Imam va jusqu’à affirmer que de nombreuses personnes ont entendu les morts gémir et crier dans la tombe. Taymiyya confronte le ḥadīth à la sourate qui affirme le contraire, « tu ne peux faire que les morts entendent » (Cor. Ar-rūm, les Romes 52),[2] pour dire qu’il s’agit d’une autre façon d’entendre spécifique au prophète et que la sourate ne contredit en aucun cas ses propos. La question de la communication entre le corps des morts et celui des vivants a divisé les exégètes et des proches du prophète, notamment sa femme ‘Āicha qui précise que ceux qui défendent la thèse de la communication entre les deux mondes ont mal compris le prophète, car ce dernier niait catégoriquement ce type de communication. Bien entendu ce désaccord n’a pas empêché la prolifération de récits de ce genre et leur succès auprès du peuple.

C’est pour cela que même les premières compilations des terreurs salutaires réservent une place de choix aux histoires et aux récits de vivants ayant entendu ou vu des morts, comme nous le verrons par la suite. Ces compilations ont joué un rôle de premier ordre dans l’institution et la standardisation des terreurs salutaires. Parmi elles nous citons: Fatāwà ‘Adhāb al-Qabr (Fatwas sur le châtiment de la tombe) de Ibn Taymiyya (1888 [661]); ar-rūh (L’âme) de Ibn Qayyim (1992 [696]); Ahwāl al-Qubūr wa aḥwāli ahlihā ilal-Nuchūr (Les terreurs des tombes et les états de ses locataires jusqu’à la résurrection) de Ibn Rajab (1985 [736]); At-tadkira fi aḥwāli al-mawtā wal-ākhira (Memonto sur les états des morts et de l’au-delà) de Ibn Habib al-Qurtubi (1996 [1260]); Sharḥ as-sudūr bisharḥ al-Mawtā wal-qubūr (Soulagement des cœurs et explication des morts et des tombes) de al-Suyūtī (2008 [1561]). Ces écrits étaient en effet majoritairement des compilations de sourates et de ḥadīths sur le sujet, mais contenaient aussi des commentaires caractérisés essentiellement par leur sens critique très limité. Le but étant de glorifier l’origine religieuse du sujet; cela a inspiré nombre d’histoires sur la tombe, les morts, et a enrichi plusieurs thématiques littéraires sur le rêve, le sommeil, la peur, etc. de tradition écrite, mais aussi de tradition orale. Les terreurs salutaires se sont fondues dans d’autres genres, mais ont toujours gardé leurs origines religieuses contrairement à d’autres cultures, comme la culture occidentale où elles ont commencé à prendre des formes littéraires autonomes nettement laïques à travers des phénomènes comme le roman gothique anglais, ou le roman noir français[3] et la littérature d’épouvante en général.

Nous sommes donc en face d’un corpus riche et diversifié qui soulève de nombreuses questions et questionnements sémiotiques de taille comme le statut du mort comme protagoniste, le monde de la tombe, le voyage de l’âme, l’être et le néant, etc.

Nous avons choisi d’étudier quelques sources de la littérature des terreurs salutaires en nous focalisant sur le rôle structurel des lieux, essentiellement ici la tombe et l’au-delà ou Dār al-Barzakh, sur les stratégies mises en œuvre pour produire du sens dans un « cadre spatio-temporel » qui a priori n’en a pas, celui de la mort. Quel corps postule la tombe ? Comment le récit se débrouille avec le mort ? Quel rôle jouent les autres personnages, Dieu, les anges, les démons, etc. ? Quel monde possible ces récits postulent ? Et quel est le pacte communicatif que ces littératures concluent avec leur lecteur ?

2 Le paradoxe de la tombe

Comme le montre le titre éponyme de cette littérature, la tombe joue un rôle crucial, mais aussi paradoxal. La tombe est ce qui sépare le monde des morts de celui des vivants, mais aussi, chose très importante dans cette littérature, la tombe est ce qui relie les deux mondes et fait d’elle un lieu paradoxal, un lieu à la fois ordinaire et extraordinaire. Comme nous le verrons, dans la tradition musulmane, la tombe peut être la maison du barzakh, le début de l’au-delà, le paradis ou la maison blanche. Elle joue un rôle dans la structuration du récit, mais aussi dans la construction de la subjectivité du mort à l’intérieur de ce même récit. Ici la sémiotique de l’espace peut nous aider à saisir le rôle déterminant qu’elle joue dans cette littérature, notamment le concept de spatialité, à ce propos je cite Gianfranco Marrone:

Pour la sémiotique, spatialité et subjectivité se constituent réciproquement. A condition d’entendre la spatialité, non comme un environnement physique ou naturel, mais comme phénomène signifiant pour l’homme, l’espace que les cultures humaines construisent comme instrument propre pour signifier l’univers social, où chaque individu se trouve comme déjà signifiant. Et à condition d’entendre la subjectivité non comme l’individualité ou la conscience singulière, mais comme quelque chose d’à la fois pré-subjectif (corporel) et intersubjectif (social), comme une subjectivité qui n’est pas déjà donnée comme telle, qui n’est pas préconstituée et encore moins statique, par laquelle l’identité se construit non à travers des impositions autoritaires, mais à travers des processus qui ont à voir soit avec la perception et le corps, soit avec la sphère de la socialité et de la culture. (Marrone 2011: 160)

Ce qui nous intéresse, c’est de voir comment l’espace interagit avec le sujet qui l’habite. Comment se construit la subjectivité dans ce lieu et comment le récit résout la difficulté inhérente au statut paradoxal de l’hôte de la tombe.

Il s’agit donc d’un mort, c’est-à-dire d’une entité qui n’existe plus, qui ne signifie plus et qui par conséquent étend pour ainsi dire son insignifiance à ce qui l’entoure. Mais en même temps, ce mort doit être vivant pour des raisons d’édification. Comment le récit gère un tel paradoxe pour permettre une spatialité qui a du sens ? il le fait en recourant à la dialectique entre spatialité et subjectivité, plus précisément, en convoquant le côté pré-subjectif et intersubjectif du mort, puisque dans la tombe, le corps se trouve déjà signifié. Il est là pour être jugé, pour être récompensé ou pour être châtié. Dans les deux cas, le corps subit et attend de subir. C’est un corps réduit à être énoncé dans l’espace, ici la tombe. Mais celle-ci comme énoncé d’état ne présuppose vis-à-vis du corps aucun énoncé de faire. Elle présuppose, pour le dire simplement, un corps sans action. Ici le côté présubjectif est déterminant, car comme le préconise l’encyclopédie, dans le cas qui nous intéresse, Le Coran et le Ḥadīth ont largement construit et déterminé cette présubjectivité. En effet lorsqu’on lit les textes sacrés musulmans, on constate que le corps, comme conscience et comme chair, non seulement appartient à Dieu, mais chacun de ses membres obéit à Dieu dans la mesure où il peut lui rendre compte de tous les détails et de tous les agissements de la personne et ce même lorsqu’il est mort:

Tu n’auras à te soucier d’aucune affaire, tu ne réciteras aucun extrait du Coran et vous n’accomplirez aucune action dont Nous ne soyons témoin quand vous l’entamerez. Rien n’échappe à ton Seigneur, fût-ce le poids d’un atome sur terre ou dans les cieux, ni même un poids plus petit ou plus grand, qui ne soit consigné dans un Livre explicit. (Cor. Younès, Jonass 61)

Mieux encore, chaque organe rendra des comptes après la mort et deviendra un témoin à charge contre la personne: « le jour où leur langue, leurs mains et leurs pieds témoigneront contre eux pour ce qu’ils faisaient » (Cor. An-nūr, la lumière 24).

C’est ce qui explique, selon la tradition, la présence de deux anges témoins, appelés Nakīr et Munkar,[4] qui accompagnent le corps de la naissance à la mort pour noter ses agissements. Le premier situé à droite de la personne est chargé de noter ses agissements positifs et le second situé à sa gauche est chargé des agissements négatifs. Ce sont ces deux mêmes anges qui l’accueilleront dans sa tombe pour un premier bilan.

Ce qui nous intéresse, c’est le rôle de ces anges dans la construction du sujet, ici le mort. Le rôle de ces deux anges est fondamental dans l’économie du récit, car grâce à eux, le mort peut se réanimer. Nakīr et Munkar ratifient dans ce sens la dimension intersubjective du mort et lui permettent d’exister dans le récit et d’interagir, mais de façon limitée.

Ainsi que le montre une autre évocation de ces deux anges dans un récit donné par Ibn Qayyim:

Dans le sahīh d’Abu Hātil d’après Abu hurayra qui a dit, le prophète a dit:Lorsque le mort est enterré, deux anges noirs et bleus appelés nakīr et munkar viennent le voir et lui demandent que disais-tu ? et l’autre de répondre: je disais qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Muhammad est son prophète, alors ils lui disent: nous savions tout cela; sa tombe alors s’élargit de 70 coudes sur 70 coudes et s’illumine. Il leur demande: allez voir ma famille et annoncez-leur la nouvelle, et eux de lui répondre, dors avec le sommeil du marié que seul l’amour de sa femme éveille jusqu’au jugement dernier; et si c’est un hypocrite, il répondra: je ne savais pas, c’est à cause des autres, et les deux anges de répondre, nous savions tout cela; alors la terre se resserre sur lui et écrase ses côtes jusqu’au jugement dernier. (Ibn Qayyim 1992 [696]: 78)

Dans d’autres ḥadīths, l’action de l’anti-sujet qui est Nakīr et Munkar est en quelque sorte glorifiée au point de leur consacrer plusieurs portraits. Leur apparence physique est très variée et très modalisée d’un ḥadīth et d’un dire à un autre. Elle mérite à elle seule une étude à part. Nous en donnons ici une illustration à travers ce dire du célèbre compilateur Abū Hurayra:

At-tabarāni a repris à la suite du ḥadīth d’abou Hurayra qui a dit: nous avons accompagné le prophète à un enterrement, à la fin lorsque tout le monde est parti, le prophète a dit: il est maintenant en train d’entendre le bruit de leurs babouches, viennent le voir Nakīr et Munkar, leurs yeux sont comme des pièces en cuirs, leurs crocs comme les cornes des vaches, et leur voix comme le tonnerre… Après on lui ouvre une voie sur l’enfer et on lui jette des scorpions et des dragons qui avec un seul souffle sur la terre la rendrait stérile pour toujours, et la terre se resserre sur lui jusqu’à confondre ses côtes. (Ibn Rajab 1985 [736]: 25)

D’autres ḥadīths décrivent Nakīr et Munkar comme deux démons qui creusent les tombes avec leurs crocs et marchent sur leurs cheveux. Ces deux détails peuvent faire croire que ce sont des humains, mais Al-Qurṭubī précise dans At-tadkira (Le rappel) que:

Ils ont été appelés les terreurs de la tombe, car leur questionnement est sévère et leurs manières rudes. Ne s’appellent-ils pas Nakīr et Munkar ? ils ont été appelés ainsi car leur apparence n’est ni celle des êtres adamiques, ni celle des anges, des oiseaux, des animaux, ni des houams, mais ce sont des créatures singulières, sans convivialité aucune pour ceux qui les regardent. Dieu les a créées pour gratifier les croyants, les soutenir et les glorifier, ou pour violer (hatak al-satr) et humilier les mécréants dans la tombe jusqu’au jugement dernier, l’a dit abu Abdillāh al-Tirmidī. (Al-Qurṭubī 1996 [1260]: 27)

La dernière image est violente, elle vise directement l’intégrité physique du mort et joue aussi sur certains codes et valeurs de ce même corps dans la vie.

D’autres ḥadīths font cependant état d’un seul ange (Malāk), qui vient questionner le mort dans sa tombe muni d’un énorme marteau (al-miṭrāq). Ce dernier fait l’objet d’une description hyperbolique à travers des détails du genre: un seul coup de ce marteau (miṭrāq) suffirait à réduire la personne dans sa tombe en cendres, ou à réduire une montagne en poussière, etc. Dans d’autres ḥadīths le marteau est remplacé par la (Miḍraba) qui a toujours les mêmes pouvoirs et qui est décrite comme quelque chose de très lourd -selon un des ḥadīths, plusieurs personnes ne pourraient la soulever.

Mais comment faire lorsqu’on ne peut pas disposer de ces deux anges dans des récits autres que ceux des ḥadīths ayant la même vocation ? Pour résoudre cela, le récit emprunte à la littérature en général les topoï du rêve et de la vision ou du témoin ou du manuscrit trouvé. En effet, dans la plupart des histoires, un inconnu passe la nuit à côté d’une tombe, entend des bruits et voit dans son rêve les supplices encourus par les corps maudits:

Al-Hārith Ibn Manāl raconte, j’ai visité Jubāna et me suis endormi dans un miḥrāb à côté d’une tombe; j’ai entendu le bruit d’une barre en fer avec laquelle on frappait quelqu’un qui avait une chaîne autour du coup, le visage noir et les yeux bleus, qui disait: mon Dieu, qu’ai-je fait ? si les gens du monde me voyaient, ils ne commettraient plus jamais de péchés, je m’étais trop occupé des plaisirs qui m’avaient consumé, quelqu’un pourrait-il avertir ma famille de mon état ? Je me suis alors réveillé en sueur et suis allé voir ses trois filles qui avaient pleuré et avaient prié Dieu de lui pardonner. Quelques jours après, je m’étais endormi au même endroit et avait vu l’homme heureux avec une couronne et des babouches en or. (Taymiyya 1988 [661]: 99)

Ibn Rajab nous donne davantage d’informations sur la tombe d’un croyant et sur l’importance de la lecture du Coran avant la mort, car comme nous le verrons dans le passage qui suit, c’est le Coran, protagoniste de ces récits, qui va intercéder auprès de Dieu pour que sa tombe se métamorphose et que son séjour dans la tombe devienne égal à celui du paradis:

Le Coran monte auprès de Dieu et lui demande un lit et un tapis, et aussitôt on lui ordonne un lit, un tapis et une lanterne du paradis, portés par mille anges … Les anges le visitent, dressent son lit et mettent le tapis sous ses pieds et du jasmin sur son corps, ils l’installent sur son nouveau lit, le mettent sur le côté droit et le laissent ; alors il s’y (le lit) met au-dessus regardant les anges monter au ciel et pousser le Coran dans la direction de la Mekke, et Dieu aussitôt élargit sa tombe.

Abdu-Rahmane a dit -c’était dans le livre de Mu’āwiya-: Dieu lui agrandit sa tombe une distance de 400 ans à pied, ensuite on prend le jasmin sur son corps et on le met à côté de son nez pour s’en délecter jusqu’au jugement dernier. (Ibn Rajab 1985 [736]: 108)

Nous avons choisi ce passage, non seulement parce qu’il nous renseigne sur l’interaction de la tombe avec le corps béni, mais aussi pour illustrer l’embarras et les contradictions qu’engendre la description de ce corps. En effet parler de l’intervention divine présuppose que le corps soit déjà vivant et conscient de ce qui lui arrive pour jouir de ces récompenses; le problème est qu’il s’agit d’un corps a priori mort. D’un côté la mort est importante car elle fonde l’existence même du genre des terreurs salutaires; de l’autre côté la nécessité de mettre en scène les béatitudes de ce mort-vivant et sa délectation. Comme nous le remarquons l’enjeu est double: garder le mort ainsi, mais en même temps le maintenir en vie. Comment le récit gère ce paradoxe ?

Le récit reproduit à sa manière cette contradiction et cet embarras et choisit de gérer la contradiction en juxtaposant deux actions appartenant à deux mondes différents comme si elles faisaient partie d’un seul monde sans se préoccuper des questions logiques et ontologiques que cela pose: déplacer le mort comme s’il l’était effectivement, mais réanimer certains de ses sens, car comme on le remarque au moment de la visite des anges, le corps est au début porté et mis sur le côté droit comme lorsqu’il s’agit d’un corps mort, mais pour pouvoir parler des anges et de leur action, il fallait le réanimer de façon partielle. Pour être plus précis, il fallait réanimer sa vue et son odorat, pour lui permettre de voir les anges monter au ciel tout en se délectant du jasmin. Pouvoir admirer les anges monter au ciel du fond de la tombe en sentant de ses narines l’odeur du jasmin est une image forte et attrayante, mais elle est utilisée dans ce cas précis pour une raison bien précise qui dépasse le sujet global de l’édification des âmes pour embrasser celui de l’importance de lire le Coran ici-bas.

La seconde stratégie utilisée est celle du témoignage. Là, le statut du témoin est intéressant et soulève des questions qui méritent qu’on creuse dans d’autres études. Le témoignage est une énonciation qui implique toujours deux actants qui se construisent l’un l’autre. En d’autres termes, le témoin de la tombe qui est vivant se construit et construit le mort qui devient vivant. Cela implique diverses formes discursives à travers lesquelles s’inscrit la parole du témoin, permet diverses positions énonciatives et divers genres qui réunissent et donnent forme à sa parole. Nous sommes ici dans une problématique proche de celle analysée par Patrizia Violi (2014) lorsqu’elle analysait l’énonciation du témoin extérieur du trauma.

Le statut de témoin permet aussi au niveau de l’évolution du genre des terreurs salutaires une sorte de démocratisation et son entrée dans la tradition orale. Désormais quiconque peut témoigner. Le responsable de cette massification du témoignage est l’idée défendue par Ibn Rajab et d’autres exégètes (Al-Suyūṭī 2008 [1561]; Al-Qurṭubī 1996 [1260]; al-Bayhaqī 1986), pour ne citer qu’eux, selon laquelle Dieu fait entendre à qui il veut les béatitudes des croyants et les supplices des damnés dans la tombe. Ce procédé est important pour sa valeur pragmatique, il incite à ne pas négliger les récits des croquemorts ou de tous ceux qui ont entendu ou vu des phénomènes extraordinaires ayant comme lieu principal la tombe; il ouvre la voie aux histoires rapportées et, d’une façon très subtile, oblige ceux qui les écoutent, comme ceux qui les rapportent, à les croire, car le contraire signifierait remettre en question un élément fondamental du culte. Cela a permis d’enrichir la littérature autorisée, celle des exégètes, par de nombreuses histoires qui désormais vont être colportées chez les masses, qui vont à leur tour les reprendre, les adapter et enrichir ainsi un corpus de plus en plus renouvelé. Nombreux sont donc les récits de cadavres enflammés essayant de fuir la tombe en feu, arrêtant le passant pour lui demander de l’eau, ou poursuivis et rattrapés par un démon qui les ramène aussitôt dans la tombe ou les frappe avec son marteau jusqu’à les faire disparaître dans la terre, leur laissant juste le temps de réapparaître pour pouvoir de nouveau les enfoncer, etc. Des variantes de la même scène remplacent le marteau par un fouet en feu ou par des clous qu’on enfonce dans les quatre parties du corps de l’homme.

Nous avons aussi de nombreuses histoires de parents qui devant la tombe entendent le mort prononcer la profession de foi ou répondre aux questionnements. Parfois nous trouvons des artifices narratifs, où, pour un motif quelconque, on découvre la tombe, immense, spacieuse, voire selon certains dires contenant la Mekke et la Ka’ba, comme dans le passage qui suit: « Abu al-Ḥassan Ibn al-Barrae a dit…: j’ai fait la prière du mort à al-Kūfa, je suis descendu dans sa tombe pour l’enterrer et mettre les dalles, une a glissé et en la cherchant j’étais devant la Ka’ba et les pèlerins dans la tombe, j’ai replacé les dalles et suis remonté » (Ibn Rajab 1985 [736]: 39).

L’imagination ici n’a pas de limite et se trouve autorisée à tout envisager, vu la noblesse du but visé. Pour défendre cette nécessité d’édifier à tout prix, de nombreux exégètes et imams d’une culture savante, pourtant assez soutenue, se sont mobilisés pour les accréditer. L’argument utilisé est toujours le même: l’enfer ou les flammes comme le paradis ou la Mekke dans la tombe réfèrent à des catégories de l’au-delà qui n’ont rien à voir avec ceux de l’entendement humain. Ainsi par exemple Ibn Qayyim dans Ar-rûh (L’âme; 1992 [696]: 82) soutient que ceux du dehors ne sentent pas les flammes de la tombe car ce sont des flammes qui ont cette caractéristique singulière d’être brûlantes à l’intérieur de la tombe, mais sans aucun effet sur l’extérieur, tout comme le mort qui peut en même temps être mort et répondre aux questions, ou la Mekke qui vient se déplacer et se retrouver dans la tombe de ce croyant. Al-Qurṭubī (1996 [1260]: 1/165) envisage les deux possibilités: considérer cela au sens propre comme au sens figuré; dans le cas d’un mort croyant, lorsque la tranquillité de l’esprit et la sérénité qu’il vit sont traduites par des images comme le paradis et vice versa, il s’agit de métaphores. Mais le même Al-Qurṭubī précise qu’il opte pour le sens propre car selon lui tout est possible pour Dieu, il s’agit donc pour ainsi dire d’une logique divine et non d’une logique humaine.

3 Le corps postulé par la tombe ou de la nécessaire question de l’âme

Les corps des morts ne restent pas dans leur propre tombe, ils se rendent visite et ont pour ainsi dire une « vie sociale »; c’est pour cela qu’il a été conseillé d’accorder un soin particulier aux sépultures, car « ils se rendent visite les uns les autres » comme l’a dit le prophète (Ibn Rajab 1985 [736]: 128–129). Tous ces corps morts ressuscitent pour pouvoir se rendre visite, mais seulement dans la journée du vendredi grâce à sa sainteté.

Comme nous l’avions fait remarquer, la tombe est un lieu paradoxal; elle fait partie d’un ici-et-maintenant, mais en même temps d’un ailleurs; elle réfère à ce que les exégètes à la suite du Coran nomment Dār al-Barzakh ou « la maison d’entre les deux »: « Derrière eux le barzakh jusqu’au jour de leur résurrection » (Cor. al-Mūminūne, les croyants 10). Ibn Taymiyya nous en donne une définition temporelle: un lieu qui dure du moment de la mort jusqu’au jour de la résurrection. La tombe est un espace intermédiaire entre le monde et l’au-delà; elle sépare le monde des vivants et le monde des morts et permet en même temps leur contact permanent. Dans ce lieu, l’âme joue un rôle de premier ordre; mais cela dépend des actions du défunt: lorsqu’elle est bénite, l’âme peut quitter le corps et rejoindre Dieu au Paradis, comme elle peut être maudite et souffrir, mais dans les deux cas, c’est l’âme, selon Ibn Taymiyya, qui permet à une ou plusieurs parties du corps de se réanimer. Cette résurrection partielle ou totale est dictée par des raisons pratiques. Ibn Taymiyya nous explique les modalités de l’action de l’âme:

Dieu peut l’autoriser (l’âme) à entrer en contact avec le corps entier ou en partie resté dans la tombe; c’est un contact interstitiel qui ressemble aux rayons du soleil ou de la lune lorsqu’ils se posent sur les éléments terrestres, c’est un contact de rayonnement et de ressourcement; alors le corps s’anime de béatitude ou de souffrance et de misère, entend et répond. (Ibn Taymiyya 1988 [661]: 93)

En fait la question de l’âme a donné du fil à retordre aux différents exégètes sans jamais aboutir à des réponses satisfaisantes. Ibn Rajab consacre plusieurs dizaines de pages à la question de la localisation de l’âme qui révèle un désaccord et soulève plusieurs interrogations. La question de la localisation divise ceux qui pensent que l’âme gît quelque part sur terre et ceux qui affirment qu’elle est au paradis ou en enfer, ou auprès de Dieu. Pour les premiers, l’âme est localisée dans des endroits précis sur terre, comme le rapporte Ibn Rajab pour qui l’âme des croyants git à Ḥadramawt (sud du Yémen), tandis que l’âme des mécréants gît à al-Jābia, dans une rivière, un puits, ou une source d’eau nauséabonde appelée Barhūt, à côté de Ḥadramawt.

Dans tous les cas, le débat sur l’âme a le mérite de révéler que certaines catégories sont situées corps et âmes dès la mort hors la tombe et il y en a trois. Il y a d’abord les corps des martyrs, morts dans le djihād pour défendre la religion, comme le stipule la célèbre sourate:

Dans la somme authentifiée par Mouslim, d’après Masrūq qui a dit, nous avons demandé à Ibn Mas’ūd le sens de cette sourate: “ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le chemin de Dieu soient morts mais bien vivants avec Dieu” (Al-‘Imrān 169), nous nous sommes interrogés sur le sens de cette sourate et nous avons dit “Leur âme est dans la gorge des oiseaux verts qui ont des lanternes suspendues au trône et marchent dans le ciel avant de rejoindre les lanternes; quand Dieu les regarde et leur demande s’ils veulent quelque chose d’autre, ils répondent: comment pouvons-nous vouloir autre chose, quand nous marchons au ciel comme nous le voulons. Dieu a répété cette question trois fois et quand ils ont vu qu’ils ne pouvaient rien demander, ils ont dit, nous voudrions que vous fassiez de notre âme notre corps afin que nous puissions mourir une deuxième fois sur votre chemin. Les voyant ainsi, Dieu les quitte.” (Ibn Rajab 1985[736]: 161)

La deuxième catégorie dont l’âme repose au ciel mais avec un corps concerne les mort-nés ou les enfants morts. De nombreux ḥadīths font référence à un arbre céleste composé de seins où ces bébés peuvent téter et se développer jusqu’au Jour du Jugement, où ils sont rendus à leurs parents (Ibn Rajab 1985 [736]: 174–175). La troisième catégorie est l’âme des croyants qui reposent au ciel, loin du corps, mais qui sont autorisés à l’atteindre tous les vendredis comme nous l’avons vu précédemment. Il se trouve dans la gorge des oiseaux blancs et repose dans des lanternes suspendues au trône de Dieu. En d’autres termes, l’âme est accueillie avec d’autres âmes dans une maison de Dieu située au septième ciel appelée la maison blanche (al-Dār al –baydā; Ibn Rajab d’après Wahb Bnou Munabbih 1985 [736]:184).

A celles-ci une quatrième catégorie peut être ajoutée, celle des âmes des croyants qui doivent expier ou se faire pardonner un péché commis et qui sont davantage concernés par les terreurs salutaires. Ils doivent attendre dans la tombe ou quelque part sur la terre comme l’âme des mécréants qui se fait déjà châtier. En fait la plupart des récits s’inspirent de façon ouverte des châtiments décrits dans le Coran dont nous donnons ici quelques illustrations.

Dans la sourate An-nisā’ (les femmes), les sévices infligés au corps sont décrits pour donner à voir les souffrances des damnés: un de ces premiers châtiments concerne la peau qui brûle sans jamais se consumer car elle repousse aussitôt, le but étant de faire durer la douleur physiquement mais aussi moralement en installant l’obsession du châtiment infini et incommensurable: « Et quiconque désobéit à Allah et à Son Messager et outrepasse Ses limites (lois: hudûd) sera livré au Feu, où il séjournera pour l’éternité. Et il lui sera réservé un supplice humiliant » (Cor. An-nisa’, les femmes 14).

Comme exemple – au demeurant bien enraciné dans la réalité quotidienne du désert – nous avons les pieds qui brûlent sur un sol ardent (Cor. al-‘Ankabūt, la toile 55): « Le jour où le châtiment les recouvrira par le haut et par-dessous leurs pieds. Il [leur sera dit: ‘Goûtez la saveur de vos oeuvres!’] ».

Un autre châtiment consiste dans la nourriture servie au corps des mécréants et surtout à une boisson appelée al-Hamīm:[5]

Laisse donc ceux qui font de leur religion un jeu et un divertissement, et qui sont tentés par la vie en ce bas monde. Préviens-les par le (Coran) pour qu’aucune âme ne soit livrée aux sanctions de ce qu’elle aura commis, lorsqu’elle n’aura ni allié ni intercesseur. Et quoi qu’elle puisse alors proposer comme compensation (pour se racheter), cela lui sera refusé. Ceux-là seront livrés aux sanctions de ce qu’ils auront commis. Ils auront pour breuvage de l’eau bouillante et goûteront un douloureux supplice, pour avoir été mécréants. (Cor. Al-An’ām 70)

Ici la torture du corps passe d’abord par son humiliation par ce liquide spécial. Un des célèbres exégètes du Coran, Ibn Katīr Ad-dimashqī rapporte des dires à propos de ce liquide destiné à torturer le corps:

Ce liquide brulant est versé sur leur tête pour faire fondre leur peau et ce qu’il y a dans leur ventre. »

Selon ibn joubayr, al hamīim signifie le cuivre fondu qui fait fondre ce qu’il y a dans leur corps … et selon ibn Jarīr qui a dit: mohamed Ibn al mutannā m’a dit, Ibrāhīm abū Ishāq al-Talqānī a dit, Ibn Mubārak a dit, selon abī Samh, selon Ibn Hujayra, selon Abou Hurayra, selon le prophète qui a dit: « Al-hamīm est versé sur leur tête, il fait fondre leur cerveau, ce qu’il y a dans leur corps jusqu’aux pieds, et cela recommence à l’infini » (Ibn Katīr Ad-dimashqī 1999 [1420]: 2/406)

La caractéristique principale du châtiment est sa répétition à l’infini. Le récit du châtiment dans la tombe est un récit redondant.

Pour assurer cette immobilité, le schéma itératif joue un rôle essentiel. Les gens racontent toujours la même histoire: la disgrâce d’un corps dans la tombe, donc les gens connaissent à l’avance le contenu des genres; mais la prévisibilité n’enlève rien à la terreur d’entendre les histoires de la tombe. La terreur de l’histoire de la tombe vient de la terreur de l’itération. Ici, l’effet désolant provient de la réitération du même schéma fondamental. Le but de cette immobilité est de court-circuiter la temporalité, sans pour autant perdre le contact avec le monde des vivants.

Le récit de ces corps-âmes qui font exception soulèvent de nombreuses questions relatives au statut du corps des martyrs, des enfants qui s’allaitent de l’arbre jusqu’au jugement dernier ou des autres qui sont déjà châtiés ou récompensés. Il s’agit ici de paradoxes sémiotiques qui réunissent dans le même récit des catégories d’un monde possible actuel, le nôtre et d’autres mondes possibles virtuelles ou inaccessibles. Ceci soulève la question du statut logique et ontologique du monde des terreurs salutaires.

4 Le statut logique et ontologique du monde des terreurs salutaires

Comme on l’a vu, le corps des terreurs salutaires offre un corps singulier, un corps mort-vivant, dont il faut délicatement préserver l’équilibre pour les raisons de communication et de signification vues plus haut. Cette oscillation entre un corps appartenant au monde des vivants et au monde des morts rend pressante la question du statut logique et ontologique du monde qu’il postule. A cet égard, un détour par la théorie des mondes possibles s’impose.

La théorie des mondes possibles a traversé de nombreuses phases et a fait l’objet de nombreux examens et réflexions; nous en résumons ici les principaux points. A partir des années 1960, l’idée de départ était que les mondes construits par le discours sont des mondes fictifs qui encouragent une sémantique spécifique. Les mondes imaginaires sont particuliers en raison de leur incorporation dans le texte littéraire et de leur fonctionnement comme artefacts culturels. L’idée d’une sémantique spécifique a été fortement soutenue par la logique et la philosophie du langage depuis la déclaration de Kripke en 1963: « Tout le système de la logique formelle a été reconstruit sur l’hypothèse que notre monde actuel est entouré d’une infinité d’autres mondes possibles » (Bradley et Swartz 1979:2). Les premières tentatives d’interprétation des mondes imaginaires en termes de mondes possibles remontent aux années 1970 et montrent l’intérêt d’un tel concept en sciences humaines et en sciences exactes, plus particulièrement en linguistique et en narratologie (Sture 1989). Parmi les voix prometteuses, on retrouve celle d’une théorie complémentaire des fictions littéraires qui pourrait naître de la fusion de la sémantique des mondes possible avec la théorie du texte.

Comme nous le savons, les mondes de la tombe sont des collections d’états de choses possibles. La chose la plus importante ici est la légitimation des possibilités non réalisées (le ciel ou l’enfer sont dans l’esprit de Dieu et de son prophète qui le décrit); les corps de la tombe ont une ontologie homogène qui les protège. Leurs mondes possibles sont infinis et recouvrent à la fois des douleurs ou des plaisirs réalistes et fantastiques, bien que l’on accepte la restriction de Leibniz (1993 [1686]) qui établit différentes lois (ordre général) pour différents mondes possibles; « Les lois de la nature ne sont qu’un cas particulier d’ordre possible, valable dans le monde réel et physique possible. » L’ensemble de toutes les possibilités est divisé en différentes combinaisons de “compossibles”; dans cette perspective, la tombe, le paradis ou l’enfer apparaissent donc comme un ensemble de détails “compossibles” caractérisés par leur propre organisation globale et macrostructurale.

Les mondes de la tombe, du paradis ou de l’enfer sont accessibles depuis le monde actuel par des voies sémiotiques, essentiellement celle du langage; le monde actuel participe à la formation de ces mondes: « la sémantique des mondes possibles doit rappeler que le matériel culturel doit subir une transformation substantielle au bord du monde: il doit se convertir en un possible qui n’est pas actuel ». Il existe différentes voies d’accès, ainsi que différents types de lecture. Par la médiation sémiotique, le croyant peut observer les mondes de la tombe et en faire une source d’expérience tout comme il observe son propre monde actuel.

Le récit de la tombe n’est pas seulement un médium, mais aussi (du point de vue du lecteur) une série d’instructions sur la manière de la recouvrir et de la construire. Le lien fondamental entre la sémantique et la théorie du texte devient ainsi évident. La capacité à construire ces mondes peut être identifiée si les textes sont interprétés en termes de théorie de l’acte performatif de la parole d’Austin ou de la force d’authentification de Dolezêl (1989) ou de la validation d’Eco: un état de choses possible devient existant en étant authentifié par un texte faisant autorité. Dans le cas de la narration, l’authentification vient du pouvoir du narrateur omniscient et disponible qui est Dieu, le prophète ou le témoin; ainsi l’existence imaginaire n’est pas seulement construite mais aussi manifestée par l’acte narratif d’authentification.

5 Le pacte de lecture

Comme on le sait, la littérature des terreurs salutaires vise à produire un effet de peur et d’épouvante destiné à édifier les âmes des vivants. Les morts-vivants sont les protagonistes avec leurs adjuvants respectifs, anges ou démons. La communication entre l’émetteur et le récepteur de ces récits est une communication à part, car elle relève de la révélation d’un contenu privilégié et d’une parole extraordinaire, celle de Dieu, confirmée et explicitée par son prophète; en même temps cette communication reste très ancrée dans la logique de la récompense ou du châtiment, avec ses sous-entendus d’obligation qui scellent donc un pacte de lecture à part. Pacte entre le prophète et les exégètes et les fidèles; mais aussi entre les témoins et les fidèles.

L’énonciation est celle d’une parole extraordinaire, celle de Dieu, de son prophète, de la prosopopée des adjuvants (essentiellement Nakīr et Munkar) et même de celle des simples témoins dont la parole ne peut être mise en doute. On s’efforcera d’analyser exclusivement ici, l’appareil énonciatif des récits de la tombe chez les exégètes, leurs spécificités modales, leurs contenus idéologiques et le pacte de lecture qui s’y installe.

L’appareil modal énonciatif des récits de la tombe tient sa force d’un narrateur omniscient. Ce dernier rapporte les propos des premiers compagnons du prophète qui rapportent à leur tour ceux du prophète. Il s’agit donc d’une énonciation à la puissance trois, mais qui peut être ramené au carré. Ainsi d’une part, nous avons des êtres extraordinaires, Dieu et son prophète, d’autre part nous avons des êtres ordinaires, les compagnons ou les témoins, mais dotés d’une accréditation particulière; ce qui finit par construire un pacte de fiducie à cheval sur l’intérêt, l’obligation et la logique de la récompense ou du châtiment: la tombe est le lieu du châtiment pour ceux qui n’ont pas suivi le message divin comme elle peut être l’inverse pour ceux qui s’y sont soumis, ou encore pour ceux qui vont bénéficier de l’intercession du prophète.

L’examen des contenus idéologiques montrent que les ḥadīths se soutiennent et offrent un contenu axiologique sans appel, renforcé par une structure narrative qui revient régulièrement et qu’on peut d’ores et déjà qualifier de circulaire, statique véhiculant « un message pédagogique substantiellement immobiliste » (Eco 1993: 138). Le message pédagogique des contenus est simple, et c’est ce qui fait sa force auprès des masses. Les terreurs salutaires sont le résultat de ce que le corps de la tombe a en quelques sorte cherché.

Le pacte de lecture que ces textes stipulent est le suivant: mettre en jeu deux compétences, celle de l’énonciateur qui sait et qui offre ou récompense et celle de l’énonciataire qui sait ce qu’il sait de Dieu mais dont la pratique ou l’action est réduite à imaginer et à se représenter avec difficulté ce dont on lui parle. La tombe et la mort résisteront toujours à l’activité sémiotique de l’être humain. Les textes de la tombe sont constitués d’une galerie de monstres, de situations angoissantes, de souffrances du corps variées que le croyant doit se représenter toute sa vie pour ne pas succomber aux diverses tentations. A ce titre, leur fonction est double, susciter une activité sémiotique continue et prévenir les dérapages du corps présent considéré implicitement comme un corps-ennemi de l’homme.

Mais ce pacte de lecture doit être nuancé à la lumière d’une particularité spécifique à la casuistique musulmane. Celle qui concerne l’intercession de Dieu ou de son prophète pour pardonner à certains croyants leurs péchés.

Les conséquences d’une telle vision méritent d’être soulignées. Parmi ces conséquences, nous retrouvons une implicite axiologie de l’attente et de l’incertitude où cette dernière finit par être considérée comme une action. Les implications sur la constitution du sujet méritent elles-aussi d’être mentionnées, car comme on peut le deviner, le sujet de la tombe se fait et se défait lui-même dans les textes, exploitant et explorant jusqu’au vertige l’incertitude dans laquelle est mis le destinataire: l’issue de la tombe sera l’enfer ou non, car c’est Dieu qui finalement décide puisqu’il est le seul à être doté des modalités savoir-pouvoir et que le destinataire est doté seulement d’une modalité singulière, celle du devoir-vouloir. Ceci pour dire qu’une exploitation de cette littérature par le modèle passionnel peut être très fructueuse dans une études à venir.

6 Conclusions

Il ne s’agit pas vraiment ici de conclure. La richesse de ce corpus impose une profonde instruction aussi bien diachronique que synchronique du sujet qui continue à faire l’objet de nombreuses publications jusqu’à nos jours et qui mérite donc une monographie à part. Le but de cet article est double: donner une idée détaillée d’un corpus riche et diversifié qui soulève de nombreuses questions vis-à-vis du sens. Car pour négocier son entrée dans le monde du discours et du récit, la littérature de ‘Adhāb al-Qabr déploie des stratégies comme le recours à des arguments de force ou à des personnages d’autorité comme Dieu, le prophète et les anges, mais aussi à des arguments rhétoriques ou topiques comme la prosopopée, le rêve ou le témoignage pour jouer avec la temporalité du récit sans pour autant froisser l’éternité. L’enjeu est de taille et l’exercice périlleux car il ne peut éviter les paradoxes inhérents à une telle situation: le mort ne doit pas être trop mort, sinon le récit ne peut pas démarrer; il ne doit pas non plus être trop vivant car il y va de la crédibilité du genre dans sa totalité. Mais il y a aussi une autre raison inhérente à la difficulté de raconter le mort ou, pour détourner une expression chère à Umberto Eco, au socle dur du non-être.


Corresponding author: Mohamed Bernoussi, Université Moulay Ismail, Meknes, Morocco, E-mail:

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Received: 2023-03-31
Accepted: 2024-05-04
Published Online: 2024-06-13
Published in Print: 2024-09-25

© 2024 the author(s), published by De Gruyter, Berlin/Boston

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Downloaded on 19.11.2025 from https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.1515/sem-2023-0045/html
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