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L’exception saxonne: le curieux cas d’Ariohan dans le Cycle de Guiron le Courtois

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Published/Copyright: September 3, 2024

Résumé

Réputé pour sa tonalité tant belliqueuse qu’épique, le Roman de Meliadus, premier volet du Cycle de Guiron le Courtois, se solde sur une invasion saxonne et le conflit armé qui en découle. Héros éponyme du texte, le roi Méliadus de Léonois, père de Tristan, fait partie des forces arthuriennes au combat et luttera dans un duel final contre Ariohan, prince des Saxons à leur tête. Ariohan se révèle un personnage non seulement individualisé, émergeant de la masse saxonne que connaissent habituellement les romans arthuriens en prose, mais également courtois, valeureux, digne d’un statut arthurien que d’autres personnages extérieurs au royaume de Logres ne connaissent que rarement. Cet article étudie l’élaboration de ce personnage au fil du Meliadus ainsi que son intertextualité arthurienne.

Zusammenfassung

Der für seinen kriegerischen und epischen Ton bekannte Roman de Meliadus, der erste Teil des Zyklus von Guiron le Courtois, endet mit einer sächsischen Invasion und dem anschließenden Krieg der Bretonen gegen die Sachsen. Der gleichnamige Held des Textes, König Meliadus von Leonois, der Vater Tristans, kämpft auf der Seite Arthurs und stellt sich in einem letzten Duell Ariohan, dem Anführer der Sachsen. Ariohan wird nicht nur individualisiert, sodass er aus der kompakten Masse der Sachsen, die üblicherweise in Artusromanen zu finden ist, hervorsticht, sondern ist auch höfisch, tapfer und würdig des Artusstatus, den andere Charaktere außerhalb des Königreichs Logres nur selten erhalten. Dieser Artikel untersucht die Entwicklung der Figur im Meliadus sowie deren Arthurische Intertextualität.

Abstract

Renowned for its bellicose and epic tone, the Roman de Meliadus, the first part of the Guiron le Courtois Cycle, ends with a Saxon invasion and the ensuing armed conflict. The text’s eponymous hero, King Meliadus of Léonois, father of Tristan, battles on Arthur’s side, and fights a final duel against Ariohan, leader of the Saxons. Ariohan is not only individualized, emerging from the Saxon mass usually to be found in Arthurian prose romances, but also courtly, valiant, worthy of an Arthurian status that other characters from outside the kingdom of Logres are rarely afforded. This article examines the development of this character in the Meliadus, as well as his Arthurian intertextuality.

Les Saxons sont connus à travers la littérature arthurienne pour être les grands ennemis du royaume de Logres, parfois même considérés comme l’élément hostile le plus constant de son histoire.[1] Ce sont avant tout les années des ‘premiers faits’, les années formatrices du roi Arthur tout juste installé sur le trône, qui connaissent les invasions saxonnes, ces païens profitant de l’instabilité du nouveau règne pour tenter de conquérir Logres; Annie Combes qualifie ainsi les Saxons d’‘ennemi fondamental – fondateur – du prestigieux Arthur’.[2] Dans le paysage littéraire arthurien, les Saxons envahissent, pillent et tentent de conquérir les terres britanniques depuis l’Historia Regum Britanniae; passant ensuite chez Wace pour trouver une solide base littéraire dans le Merlin de Robert de Boron, ces belligérants de premier choix, souvent assimilés aux Sarrasins de Charlemagne,[3] réussiront même à s’allier au prédécesseur des frères Uter et Pendragon, Vortiger, sénéchal renversant le pouvoir en place pour ensuite se désolidariser de son peuple face à la menace germanique.[4] Dans les romans en prose qui suivent, la Suite-Vulgate du Merlin, insérée au sein du Cycle du Lancelot-Graal et venant justement assurer la liaison entre le couronnement d’Arthur et le Lancelot en prose, fait la part belle aux guerres contre les Saxons, et ce malgré la chute de Vortiger qui avait annoncé au préalable la fin de leurs invasions et de l’instabilité politique du royaume de Logres.[5] Cette précarité redevient celle d’Arthur aux premières lueurs de son règne et, forcément, celle du Cycle de Guiron le Courtois, souvent qualifié par la recherche de ‘cycle des pères’, qui se place dans la même temporalité narrative que la Suite-Vulgate. En bon préquel arthurien, il choisit également de narrer une invasion exotique dans son premier grand volet, le Roman de Meliadus, sa branche la plus pugnace, bien que la totalité de ce cycle illustre encore un monde en construction et les incertitudes qui, logiquement, en découlent.

L’invasion saxonne: généalogies romanesques de figures épiques

Le Cycle de Guiron le Courtois est en effet constitué de trois grands romans en prose reliés entre eux par de nombreux raccords et continuations; les piliers du cycle sont ainsi le Roman de Meliadus, le Roman de Guiron et la Suite Guiron.[6] Le premier de ces textes est justement réputé pour sa tonalité épique prononcée: sa longueur n’est en rien une entrave au crescendo que l’auteur anonyme du texte étale sur des centaines de feuillets avant que n’arrivent enfin les principaux jalons narratifs. L’écriture épique contribue ainsi à favoriser la suspension narrative dans ce roman fleuve.

Cette attente est ménagée par une absence qui brûle les lèvres des chevaliers qui se rencontrent, se provoquent en duel et disputent entre eux: tous cherchent en effet le meilleur chevalier du monde qui erre incognito au fil du récit, abat les chevaliers qu’il croise, fait monter les rumeurs quant au lieu où il se trouve tout en accroissant sa renommée; il s’agit bien évidemment du roi Méliadus de Léonois, père de Tristan et héros de ce premier pan guironien. En bref, on cherche Méliadus partout, on aimerait le voir à l’œuvre, on aimerait éprouver, constater au moins son titre de meilleur chevalier. Mais Méliadus n’est pas parfait: il va premièrement être mis en échec par le Bon Chevalier sans Peur au cours du tant attendu duel qui les oppose au tournoi du Pin du Géant,[7] premier point culminant du roman rassemblant toute la communauté arthurienne.[8] Rongé de honte à l’issue de sa défaite, Méliadus quitte précipitamment le tournoi. Plus loin, le second grand événement narratif est également provoqué par le roi de Léonois qui scinde le royaume en deux en décidant d’enlever la reine d’Écosse, déclenchant une gigantesque et prolixe guerre où la quasi-totalité du personnel arthurien prend parti contre lui.[9] Méliadus est alors jeté en prison, mais bien vite libéré: les Saxons ont débarqué à la demande du roi d’Irlande qui s’est fait envahir par son voisin, le roi Urien, et cherche des alliés. Le Bon Chevalier sans Peur, meilleur ennemi de Méliadus, en exigera alors la libération pour se battre aux côtés d’Arthur.[10]

Le roi d’Irlande cherche donc le secours des Saxons, sollicitation justifiée par la maladie d’Arthur, qui ne peut lui venir en aide, tout comme par le lignage même du roi d’Irlande: la plupart de ses parents vivent en Sessoigne.[11] On apprend alors notamment qu’

A celui tens avoit en Sessoigne un prince qui estoit apellez Aryohan, et estoit cil estrait de molt gentill lignage et avoit quatre fillz, touz petit enfant, et li meinz nez avoit nom Frole, puis conquesta il par sa proesce grant partie d’Alemaigne et puis vint il en France et conquist la greignor partie et au roi Artus meesmes se combati il devant Parys en une ysle et illuec le conquist li rois Artus et li copa la teste. Et en tel maniere com ge vos di conquesta li rois Artus France et la tint un grant tens en sa subjeccyon.[12]

Ariohan n’est pas encore connu de la littérature arthurienne, mais Frolle l’est déjà depuis le Brut de Wace.[13] La Suite-Vulgate du Merlin conte sa longue guerre en Gaule portée aux côtés de son cousin Ponce Antoine, conseiller romain, et Claudas de la Déserte, au royaume de Bénoïc; la version β du texte, sa version abrégée,[14] en fait un empereur – ou duc[15] d’Allemagne. La peinture de cette figure germanique est de fait déjà foncièrement péjorative. Frolle apparaît encore en comte d’Allemagne à partir du Lancelot,[16] et comme Barbara Wahlen le souligne dans son analyse du Roman de Meliadus, l’inscription du personnage de Frolle dans le lignage d’Ariohan est ‘l’occasion de rappeler – ou d’annoncer – un combat que le Roman de Brut, le Perceval et le Lancelot en prose relatent en détail’, remarquant que Frolle était connu de la littérature arthurienne comme ‘l’un des plus prestigieux adversaires d’Arthur’.[17] Face aux pertes qu’il subit durant son invasion, Frolle suggère en effet un duel à Arthur, que ce dernier accepte, livrant un rare combat royal ‘cors a cors’:[18] ce roman en prose introduit donc déjà le règlement de la guerre par un duel entre un Germanique et un Arthurien. Le Tristan en prose choisit d’ajouter à la conquête territoriale de Frolle, ici prince d’Allemagne arrivé en France, une raison amoureuse qui fera qu’Arthur, finalement, libérera la dame retenue par Frolle et la donnera à un chevalier de la Table Ronde.[19]

Le Meliadus, préquel de ces deux sommes arthuriennes, était ainsi presque obligé de mentionner la décapitation de Frolle que contaient déjà le Lancelot et le Tristan, tant pour marquer la source de l’arrangement guerrier par le duel que pour reposer le chronotope arthurien, particulièrement celui de la prose, et pour rappeler l’exploit du roi de Logres. Frolle est donc finalement repris par le Cycle de Guiron le Courtois qui le fait originairement saxon, corroborant la tonalité païenne dont il est héritier par maints avant-textes, et lui donne un père, alors que le Tristan en prose lui donnait un fils, Samaliel.[20] Le Guiron respecte en cela son esthétique, reconstruisant la généalogie arthurienne en amont alors que le Tristan la prolongeait en aval.

La filiation joue de fait un rôle essentiel tout au cours du Cycle de Guiron. Elle le définit par essence et se voit constamment tant rappelée que réinterprétée, réajustée, déployée: les pères se définissent par les fils mais les caractérisent à rebours.[21] Tout personnage débarqué dans ce préquel doit être pourvu d’un lignage digne de ce nom pour gagner sa légitimité diégétique; Guiron le Courtois en est l’exemple le plus flagrant.[22] Le prince Ariohan de Sessoigne n’y coupe pas non plus. Son lignage, on l’apprend, est donc noble, mais Ariohan ne fait figure d’exception qu’à partir des lignes qui suivent tout juste cette introduction:

De celui prince que ge vos di, qui Aryhoan avoit nom, porce qu’il estoit bons chevaliers durement et trop bons fereor d’espee, ne il ne savoient en toute Sessoigne un chevalier si hardi que cil ne fust encore plus, et en mainte trop grant besoigne s’estoit il ja trop bien esprovez et l’onor de Sessoigne avoit il maintenu par sa proesce en maint grant perill, por le grant bien qu’il savoient en lui li firent il mestre d’els toz et li jurerent tuit comunelment que, se il le reaume de Logres pooit conquerre a cestui point, il l’en donroient la seignorie et le coroneroient.[23]

À contrefil de l’horizon d’attente foncièrement dépréciatif qui enveloppe les Saxons, on découvre un dirigeant vraisemblablement courtois, tout du moins hardi, preux, aimé de son peuple, un personnage au fond tout à fait acceptable dans une chevalerie arthurienne. Là où la société saxonne est souvent considérée comme une masse informe au sein de laquelle on gomme toute trace d’individualité,[24] une personnalité émerge, se devant toutefois d’être intrinsèquement comme génétiquement bonne pour pouvoir se targuer d’un tel destin. Cette technique, qui consiste à augmenter la population du monde de la fiction en individualisant à partir d’une masse guerrière un ennemi prestigieux est déjà à l’œuvre dans la Suite-Vulgate et le Livre d’Artus, deux préquels du Lancelot, qui sortent ainsi du lot saxon les rois Arran, Aminaduf, et Hargodabran. Dans le Roman de Meliadus, le rôle d’Ariohan va justement se préciser.

Sortir de la masse: Ariohan, ou l’individualisation du héros saxon

C’est par la bouche d’un des sujets d’Arthur, échappé du camp saxon, que les qualités d’Ariohan vont être confirmées à l’aube des combats. Lorsqu’Arthur demande qui est à la tête des Saxons, le chevalier répond:

Sire, un prince de Sessoigne que l’en apele Aryoan, et est un des beaux chevaliers que ge onques veisse et grant home trop durement. Et disoient cil qui le c[on]oissoient qu’il ne sevent ore nul si bon chevalier ne pres ne loing. Trop li donent entr’els grant pris et grant lox de chevalerie.[25]

Logres valide donc la vertu de ce prince étranger, participant du duel final qui s’avèrera inévitable. La bataille contre les Saxons, qui finit par requérir tous les rois et chevaliers autour d’Arthur, est de fait la guerre de tous les superlatifs. Les combats font rage, les pertes sont extrêmement nombreuses.[26] On apprend par ailleurs que si le Bon Chevalier sans Peur et le roi Méliadus n’avaient pas été là, ‘bien peust li rois Artus dire qu’il eust esté pris ou mort s’il ne s’en fust foïz forz del champ’.[27] Méliadus lui-même, en compagnie d’Arthur, reconnaît du reste la bravoure des Saxons, dans une incise intrigante à l’égard du peuple ennemi:

Se ge fusse assemblez as Sesnes a tel gent com ge vos demandoie, li Sesne, qui veissent bien que nos fussom un poi de gent, se fussent autrement abandonez qu’il ne firent, et par le trop grant abandonement qu’il feissent sor nos fuissent senz faille desconfit. Mes ne veistes vos hui coment il vindrent saigement sor nos bataille aprés bataille et coment il ont hui tout le jor soffert et enduré?

Or saichiez, sire, que onquemés a jor de ma vie ge ne vi si saiges combateors ne si soffrant, qu’il virent a la grant force que nos aviom de gent que, s’il se fussent folement abandonez, il fussent ja tuit pris et mort de ceste matinee.[28]

Un commentaire si positif et élogieux à l’égard de la masse barbare, porteuse d’un lourd héritage littéraire négatif, était-il nécessaire pour justifier qu’un Saxon aussi bon qu’Ariohan puisse être à leur tête? Peut-être sa valeur encore à peine effleurée est-elle plus crédible ainsi, mais la courtoisie de Méliadus, et son aptitude à juger positivement son ennemi en lui reconnaissait sa prouesse, est ici également mise en avant: c’est la reconnaissance d’un pair par un pair, par-delà les clivages. Méliadus, justement, poursuit son discours en enchaînant sur la hardiesse d’Ariohan; il va jusqu’à affirmer qu’il n’est pas de si bon chevalier dans leurs rangs arthuriens, faisant preuve d’une modestie qui lui est plutôt inusuelle et insiste, encore une fois, sur sa courtoisie:

Or saichiez tot veraiement que vos n’avez chevalier en vostre ost qui tant feist hui d’armes com il fist. Et encor vos di ge une autre chose: ensint voirement m’aït Dex com ge ne vi un chevalier en toute ma vie tant faire d’armes en un jor com il fist hui. […] Ja a grant tens, ce di ge bien hardiement, que li reaume de Logres ne reçoit si grant domaige par une espee com il a hui receu par la soie.[29]

Au-delà de ses performances physiques, c’est à présent la bonté d’Ariohan qui va être reconnue du camp arthurien. Un duel qui puisse régler les combats et décider de l’armée victorieuse semble en effet être la seule solution viable aux yeux du dirigeant saxon à qui, selon les dires de ses messagers, ‘il [li] estoit avis qu’il ne seroit mie bons que si grant domaige avenist par tel querele com est ceste a il orendroit veu une autre chose por quoi nostre estrif puet remanoir a meindre perte’.[30] Comme Frolle dans le Lancelot et le Tristan en prose, Ariohan choisit de mettre un terme à la guerre par un combat un contre un. La générosité du prince de Sessoigne égalerait ses qualités de combattant. C’est ce que va soutenir Méliadus à nouveau:

Se il ne fust de halt affaire et de halt pris, ja n’eust hardement que il le soen cors volxist metre en aventure de morir por metre sa compaignie en salveté. Mes le grant cuer qu’il a el ventre li doné cest halt conseill d’enprendre ceste fort enprise. De trop grant cuer li est venu quant il osa apeler le meillor home de cest host de bataille, dom il en a ore des meillors homes de crystiens.[31]

Il n’est pas d’éloge qui soit tari envers Ariohan, mais l’on voit bien comment s’esquisse la gradation: introduit positivement par son lignage qui en fait déjà quelqu’un de bien, le Saxon fait ses preuves au fur et à mesure, d’abord en éprouvant son corps sur le champ de bataille, puis en choisissant d’épargner ses hommes. Le texte ne s’arrête pas pour autant en si bon chemin. Arthur accepte la suggestion d’Ariohan, qui lui semble sage. Lorsque Méliadus est choisi pour représenter le royaume de Logres,[32] un cousin d’Ariohan – dont le nom, Danoys, augure déjà un lien avec le légendaire Ogier, comme on le verra – exprime ses craintes quant au combat face à Méliadus, implorant son parent de renoncer pour garder la vie sauve. La réponse d’Ariohan est sans appel: ‘Porroie ge donc mielz faire semblant de cohardie que retraire moi del fait que ge ai enpris par le comun assentement de touz celz de Sessoigne que ci sunt?’[33] Le prince saxon invoque son peuple qu’il est hors de question d’abandonner, sans compter la couardise qu’il ne peut se permettre. Si ‘la vertu, entièrement désintéressée, est rare’,[34] les bons chevaliers de Logres sont à la même enseigne: le pris et le los sont essentiels pour être un chevalier courtois et Ariohan ne déroge pas à la règle; la courtoisie traverse les frontières. Il est inadmissible de renoncer au duel pour le valeureux chevalier qu’il est.

L’affrontement va ainsi avoir lieu et être investi d’une teneur tant dramatique que symbolique: Arthur va prêter Excalibur à Méliadus pour le combat en précisant: ‘Ge croi que vos soiez encor meillor chevalier qu’ele n’est bone espee’.[35] Cette assertion est à double portée: Arthur reconnaît d’une part publiquement que Méliadus est le meilleur chevalier du monde à ses yeux, puisqu’il surpasse même Excalibur. En même temps, il se dégrade peut-être lui-même, reconnaissant sa posture de jeune roi démuni face à l’envahisseur et devant encore faire ses preuves dominatrices, de la même manière qu’il devait apaiser ses barons dans la Suite-Vulgate du Merlin, trop prompts à conquérir ses terres après son couronnement. Nous sommes ici bien loin du roi – presque trop – confortablement assis sur son trône, allant occasionnellement mettre de l’ordre dans son royaume de la même façon qu’il avait décapité Frolle dans le Lancelot et le Tristan en prose.

Par le transfert de l’épée, Arthur confère même à Méliadus le pouvoir de la couronne: l’objet, déposé entre les mains du chevalier, confirme que l’avenir de son royaume repose bien entre les siennes. Cette investiture n’est pas sans faire écho à au moins deux épisodes du Tristan en prose[36] qui viennent ici résonner: le premier est celui dans lequel Helyant, à la tête des Saxons, se bat contre Tristan. La critique s’accorde pour y voir la source de notre duel[37] puisqu’il s’agit également de la solution proposée par Helyant pour venir à bout de la guerre,[38] solution qui, nous l’avons vu, était aussi celle que Frolle choisissait face à Arthur dans le Lancelot déjà, duel dont il sortait les pieds devant. Tristan vainc Helyant mais décide de l’épargner ‘car il est trop boins chevaliers’;[39] aucun commentaire n’est fait sur les épées. Bien plus loin dans le Tristan apparaît, nous l’avons également vu, le fils de Frolle, Samaliel, petit-fils d’Ariohan d’après la généalogie tissée par le Meliadus. Souhaitant venger la mort de son père Frolle, tué par Arthur, Samaliel renonce de justesse; bien qu’il n’y ait aucun combat entre Arthur et le jeune chevalier, ce dernier s’empare de l’épée avec laquelle Arthur dormait, et lui laisse la sienne. On ne peut imaginer que Samaliel se soit emparé d’Excalibur mais plutôt d’une autre épée; la symbolique de l’arme est malgré tout bien présente et Arthur est par ailleurs ‘[mout] liés de ceste bele queance qui li est avenue a cest point, et mout s’esmerveille conment si jovenes hom conme estoit Samaliel faisoit si grant courtoisie com ceste a esté’.[40]

Le motif du bon étranger est ainsi déjà doublement en place dans le Tristan en prose; en le récupérant et l’embaumant d’une enveloppe épique supplémentaire, l’auteur du Roman de Meliadus cumule les symboliques et honore une fois de plus l’esthétique qu’il développe. Cette écriture de la surenchère replace toujours les pères au-devant des fils et conte systématiquement un âge d’or avant l’âge d’or tentant de surpasser toute la génération graalienne. Partant, le prêt d’Excalibur apparaît comme symptomatique de cette volonté de surpassement qui sous-tend tout le Cycle de Guiron le Courtois.

Lorsque le combat est lancé, il ne semble donc plus demeurer aucune trace d’altérité en la figure d’Ariohan: il est un chevalier aussi fort que Méliadus, de fait aussi fort que le meilleur chevalier du monde, que le héros du roman. Le prince de Sessoigne semble comme intégré à la communauté arthurienne, ayant fait ses preuves tant physiques que morales; il est non seulement toléré comme adversaire de Méliadus, mais lui est extrêmement proche, sorte de miroir païen néanmoins courtois, sur un pied d’égalité même: ‘assez sunt ygal de pooir, de valor et de legeresce, et assez gietent ygalment et ygal cox’.[41] Une indication semblable avait déjà été glissée au préalable lors des combats camp contre camp: ‘li bons chevaliers qui estoit apelez Aryhoan faisoit si grant merveilles de chevaliers abatre et ocirre qu’il n’ot en tout la place celui jor nul chevalier, ne li rois Melyadus ne autre, qui mielz le feist de son cors qu’il fist adonc’.[42] On est alors bien loin de la violente image saxonne qui règne sur le chronotope arthurien et qui était par ailleurs également rappelée lors de leur invasion dans notre texte:

Quant a terre [les Saisnes] furent venuz, tout maintenant issirent fors del vassel chevaliers et serjant. Molt sunt liez et joiant quant il se voient arrivé en la terre de lor henemis. Grant joie funt et demandent au roi d’Yllande de cui est cist chastel ou il estoient arrivez. Et cil lor en dist toute la verité, car mainte foiz i avoit esté. Et cil dient qu’il le voloient prendre a force. Et li rois d’Yllande respont que bien le pooient faire.[43]

Ce passage nous rappelle bien les Saxons des avant-textes, pilleurs par définition depuis l’Historia Regum Britanniae. À présent, avec le Cycle de Guiron le Courtois, une individualité positive émerge de la dangereuse masse: Ariohan a été prouvé comme bon, fidèle à sa parole, courtois au sens guironien du terme, un chevalier preux comme valeureux. Il est d’ailleurs si validé par la communauté arthurienne qu’il apparaîtra, au xve siècle, dans l’Armorial de la Table Ronde, qui en recense les armoiries, comme s’il quittait la terrible masse saxonne pour être admis à la Table Ronde.[44] Comme pour Helyant ou Samaliel, on assiste ainsi à une décollectivisation au profit d’une individualité autre, exotique.[45] La fin du combat va confirmer l’importance de ce couple de héros nouvellement formé.

Ariohan contre Méliadus: un duel mémorable

Le duel est lui aussi celui de tous les superlatifs, lieu de drame, de peurs, de la part des combattants mais également des spectateurs. Lorsque Méliadus change de stratégie et feint de manquer d’énergie pour tromper Ariohan, Arthur panique et le Bon Chevalier défend son acolyte, reprochant au roi de douter de la bravoure du héros; le roi Pellinor, quant à lui, est ‘tant […] espoentee de ce qu’il veoit qui touz li cuers li tremble el ventre’.[46] Quant à Méliadus,

Quant [il] voit l’espee de son compaignon qui taint estoit de son propre sanc, toz li cuers li esprent et art. Il en est assez plus puissant et plus hardant de venchier soi. Quant Aryhoan vait regardant l’espee que li rois Melyadus tenoit, qui taint estoit et vermoille del sanc de son cors, touz li cuers l’en fremist et art. Il dist a soi meesmes que bon ovrier est cestui chevalier senz faille: bien set traire sanc d’autrui char par fine force. Icestui geu n’est mie a gas.[47]

L’observation presque obsessionnelle des épées couvertes de sang renvoie encore une fois à l’investissement symbolique de l’objet dans cette scène, à sa charge épique, mais aussi à une immobilisation se rapprochant d’un état hypnotique qui n’est pas sans rappeler l’épisode mémorable des gouttes de sang sur la neige dans le Perceval en vers: le regard comme extérieur des deux chevaliers sur ce qu’ils sont en train de commettre leur permet d’en comprendre la gravité. L’assistance, elle, ‘die[nt] bien tout plainement que onques dui si prodome ne furent mis en une place por desresnier une querele com cist dui sunt’.[48] Le duel est terrassant pour toute la plaine, le ton de la scène se dramatise. Alors même que les adversaires ont perdu épées et écus, ils les récupèrent et les voilà, comme le dit Ariohan, ‘retorné au comencement’.[49] Finalement, après moult pages de lutte, Méliadus finit par prendre le dessus. Tous deux sont si éreintés ‘qu’il n’i faisoit autre chose fors que li uns regardoit l’autre’[50] et Ariohan finit par rendre les armes:

Ge di que ce est duel et domaige de ce que nos venismes ensemble par ceste bataille desrener, car ge ai tant esprové ta grant proesce, ta force et ton merveilleux pooir que ge di bien tot hardiement que tu es le meillor chevalier que ge trovasse, voir le meillor del monde, si com ge croi. Ge resui tex com tu as auques esprové.[51]

Méliadus, qui pourrait alors exécuter Ariohan, ne peut s’y résoudre. Il se tourne vers Arthur et invoque, lui aussi, le code chevaleresque auquel les deux adversaires se plient:

‘[…] Vos avez veu tout clerement la halte proesce de lui; il nel vos covient mie a dire. Por la grant bonté de chevalerie que ge ai trové en lui et porce qu’il n’est mie encor si durement navrez que encor ne peust trop bien eschaper par aventure, et d’ocirre un si bon chevalier com est cestui ce seroit oltrageux domaige, vos pri ge que vos metez en cestui fait tel conseill que il en peust vis eschaper et qu’il nel me coviegne ocirre, que bien saichiez tout veraiement que ge me tendroie a mort et a hony se ge ocioie un si bon chevalier com cestui est por que ge li puisse salver la vie.’[52]

Tuer un bon chevalier est une infamie: cet argument est employé tout au long du cycle lorsqu’un chevalier est sur le point d’en exécuter un autre digne de ce nom.[53] Ariohan mérite la vie sauve aux yeux de Méliadus, puis d’Arthur, qui ira jusqu’à refuser que les Saxons transportent Ariohan blessé, plaidant pour qu’il puisse se remettre de ses blessures en Logres. Les Saxons, en retour, acceptent de quitter le territoire: voici la pax arturiana rétablie.

Cette bataille, dont on dit ‘bien que onquemés el reaume de Logres n’avoit esté feru une si merveilleuse bataille com ele fu, ne li reaume de Logres n’avoit esté a lors tens en si perilleuse aventure com en ceste’,[54] méritera de surcroît son propre autel: Arthur fait bâtir une église commémorative du combat[55] dont chacune des portes contient un lai, l’un à la gloire de Méliadus, l’autre d’Ariohan, tous deux prononcés à la première personne. On érige à présent Méliadus et Ariohan en protecteurs officiels de leurs royaumes.[56] La procédure est bien peu déroutante pour Méliadus, meilleur chevalier du monde à travers le roman; elle l’est en revanche tout à fait pour un prince païen qui trouve sa place dans une chapelle dressée sur la demande d’Arthur lui-même. Une fois les octosyllabes développées, une dernière filiation est brodée au personnage d’Ariohan, doublée d’une association historique:[57] on apprend ainsi qu’Ariohan, honteux d’avoir perdu face à Méliadus malgré l’issue pacifique du combat, ne retourne pas en Sessoigne mais s’exile au Danemark, où il marie la fille du roi, non sans faire écho aux noces de Vortiger avec la fille d’Hengis, seigneur saxon;[58] à la mort de ce dernier, c’est Ariohan qui est couronné, l’union faisant de lui l’ancêtre d’Ogier le Danois.[59] De fait, nous dit le texte, Charlemagne souhaite plus tard visiter la chapelle après avoir conquis l’Angleterre; les épitaphes y montant la garde servent alors de passerelle temporelle entre les fictions arthurienne et carolingienne.[60] Charlemagne s’y rend avec Ogier et y révèle que selon lui, ‘li rois Melyadus valut mielz que Tristan’.[61] Il y dépose même sa couronne sur la tête de la statue de Méliadus et son écu et son heaume auprès de celle d’Ariohan, investissant les deux héros d’objets royaux et historiques, alors qu’Arthur, nous l’avons vu, avait déjà insisté sur la symbolique de la relique guerrière auparavant en tendant Excalibur au roi de Léonois pour son combat. Le prêt de l’arme renvoie d’ailleurs à un troisième épisode du Tristan en prose dans lequel Charlemagne donne l’épée de Tristan à Ogier le Danois. L’épisode a intéressé plusieurs chercheuses et chercheurs[62] et appuie encore l’importance de l’objet en lien avec les contrées païennes fidèles aux textes arthuriens. Selon Richard Trachsler, la matière allogène ainsi véhiculée par ces ornatus permet de rendre ‘[les] personnages […] plus forts et plus beaux, leurs aventures plus extraordinaires et intenses que tout ce qu’on a pu écrire auparavant’,[63] ce qui corrobore particulièrement l’aspiration à la surenchère du Meliadus. ‘Li rois Melyadus valut mielz que Tristan’, et ainsi se boucle la boucle: grâce à Ariohan, miroir païen du parfait Méliadus, le héros est érigé en meilleur chevalier du monde, même meilleur que Tristan. Le duel a su prouver et éprouver cette supériorité du père sur le fils; partant, le roman se clôt sur cette conclusion à laquelle il aspire durant plus de mille pages.

Saxon et courtois: Ariohan, dédoublé

Ainsi avons-nous trouvé un Saxon courtois. Arrivés pour piller et conquérir, trop heureux d’avoir une nouvelle occasion pour envahir le royaume d’Arthur, les Saxons rentrent paisiblement chez eux, tant et si bien qu’ils y laissent leur prince pour panser ses blessures de guerre. Ce dernier a su les protéger, se hisser au rang d’un chevalier arthurien par sa lignée, sa loyauté devant ses promesses, sa courtoisie somme toute. Il a surtout su se désolidariser de la masse informe et barbare pour être individualisé: cas saxon à part, Ariohan prend chair sous la plume de l’auteur du Roman de Meliadus avec une filiation digne de ce nom, faisant à la fois le pont avec le Tristan en prose et la grande Histoire carolingienne qui suivra. La transfiguration d’un Autre devenant courtois n’a pourtant rien de saugrenu – elle était sans doute même nécessaire: pour mettre à l’épreuve le meilleur chevalier du monde, il fallait un ennemi suffisamment bon, valeureux tant sur le plan physique que moral, qui puisse également permettre de vérifier la bonté de ce meilleur chevalier du monde, capable même de reconnaître à haute voix la bravoure des terribles Saxons devant Arthur. En vainquant tout en épargnant Ariohan, le roi de Léonois fait ses preuves sur toute la ligne et pour la postérité, gravées dans le cuivre des huis qui closent la chapelle, que Charlemagne fréquentera plus tard.

On pourrait questionner la nécessité de cet Ariohan: le duel contre le Bon Chevalier sans Peur lors du tournoi du Pin du Géant, bien avant les phases belliqueuses du roman, aurait-il pu suffire à prouver la bonté de Méliadus? L’issue y aurait pu se solder autrement que par sa défaite. Force est de constater que l’altérité, justement, était ici essentielle à l’auteur pour sécuriser la place, la force, l’importance de son meilleur chevalier, venant proposer un reflet arthurien dans l’exotisme d’un Saxon, si bien intégré par la suite, héritier de la tradition littéraire d’un Palamède converti, qu’il intègrera l’inventaire de Logres dans sa version héraldique au xve siècle. La cour de Logres est-elle si incapable de tolérer l’altérité qu’elle doit forcément l’absorber pour la rendre acceptable? Au contraire de la position des textes face aux barons rebelles qui n’ont de cesse de tenter une percée dans le royaume d’Arthur dès que ce dernier témoigne d’une quelconque faiblesse, la communauté arthurienne fait plutôt preuve d’une capacité d’intégration face aux païens, qu’ils soient orientaux ou germaniques, témoignant peut-être une fois de plus de sa bonté sans limites, de sa perfection sociale, courtoise, même face au plus coriace et exotique des envahisseurs. De fait, la matière arthurienne n’attend pas le xve siècle pour compter Ariohan parmi ses rangs: lorsque Méliadus revient à la cour d’Arthur à la fin du Roman de Guiron, il demande des nouvelles de ses compatriotes à un chevalier qui brosse une sorte de résumé des deux romans, faisant état des divers emprisonnements et maladies;[64] tous les chevaliers ont été pris aux pièges de leurs aventures, seul Méliadus est encore libre. L’auteur semble ici choisir son camp au moment de mettre un terme à son texte: Méliadus se dégage bien du groupe des pères comme meilleur chevalier du monde, le seul parmi les grands à être encore en circuit lorsque l’état des lieux est dressé. Au-delà de cet état de fait, notons précisément que le chevalier résumant la situation à Méliadus mentionne bien Ariohan, considéré donc comme membre à part entière de la prestigieuse génération comptant encore le Morholt d’Irlande, le Bon Chevalier sans Peur, le roi Lac, Guiron le Courtois et Danain le Roux. Il fallait donc bien le duel de tous les superlatifs, stigmate de l’esthétique hyperbolique si chère au Meliadus qui ne peut s’en passer pour réhabiliter les pères au-devant de leurs fils, pour incorporer un Saxon au royaume de Logres.

Le prince de Sessoigne ne manquera pas de complexité au sein du cycle: il trouvera en effet son double, un autre Ariohan, dans l’un des raccords entre le Roman de Meliadus et le Roman de Guiron, égarant par ce biais certains copistes qui évoqueront le combat que nous avons étudié ici sans pour autant le narrer dans leur manuscrit. Ariohan en figure gémellaire, complexe, livre ainsi de précieux indices sur la tradition manuscrite du Cycle de Guiron le Courtois.[65] Le nôtre, prince de Sessoigne et héroïque adversaire de Méliadus, est venu servir l’un des buts premiers du cycle, qui se révèlent au fur et à mesure des lectures du Guiron encore si nombreuses à effectuer et qu’Annie Combes constatait déjà avec les Saxons du Lancelot en prose:

[…] En effet, dans l’Historia et le Brut, les Saxons apparaissent avant la parenthèse de sérénité, tandis que dans le Lancelot, ils sont absents à l’époque où Arthur assoit son pouvoir […]. La thématique saxonne, écartée de la phase des guerres féodales, a donc été déplacée à l’intérieur du type narratif breton. L’ennemi fondamental – fondateur – du prestigieux Arthur, l’ingrédient majeur de la tradition historique arthurienne, apparaît ainsi dans un environnement qui modifie sa signification. De fait […] ce n’est pas Arthur qui sort grandi de l’épisode, mais Lancelot.[66]

Les Saxons sont bien un peuple malléable, exploité à l’envi par les auteurs arthuriens médiévaux pour servir les besoins de leurs narrations, de leurs héros. Dans le cas du Roman de Meliadus, il s’agit exactement de démontrer cette supériorité face aux fils, face aux avant-textes, pour dessiner une communauté arthurienne meilleure encore que toutes celles que le lecteur du xiiie siècle avait déjà pu découvrir. À la hauteur du combat extraordinaire qu’il conte, l’auteur du Roman de Meliadus érige sa propre chapelle, attendant elle aussi patiemment les générations à venir qui ne pourront que l’admirer.


Article Note

Les présentes pages sont le fruit de la communication exposée au XVIIe Congrès Triennal de la Société Internationale de Littérature Courtoise, Vancouver, University of British Columbia, 24–28 juillet 2023.


Published Online: 2024-09-03
Published in Print: 2024-08-29

© 2024 the author(s), published by Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston

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Downloaded on 22.11.2025 from https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.1515/jias-2024-0001/html
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