Band 2025, Heft 265 - Special Issue/Numéro Spécial: Mystique et politique : Tension sémiotique entre l’être et le faire; Guest Editors/Rédacteurs Invités: Juan Alonso Aldama et Denis Bertrand

Résumé Tous deux tournés voire tendus vers l’Absolu, le discours « mystique » et le discours « politique », malgré plusieurs points communs d’importance (problématiques de la quête indéfinie, de la dénomination toujours inadaptée de l’Objet), se différencient fondamentalement par la nature de leur visée, l’Être, d’un côté, le Faire de l’autre. Tandis que le premier met en place des stratégies pour dépasser l’aporie sur laquelle il bute (la principale étant la combinaison du cataphatique et de l’apophatique), et théorise le silence, l’autre se projette dans un monde illusoire qui donne lieu à l’expression utopique et, dans le cas du passage à l’acte, à la réalisation dans le meilleur des cas éphémère vouée à l’échec, dans les pires cas, tragiquement dystopique. Le discours politique tente néanmoins, parallèlement à l’utopie, de concilier à sa manière, notamment chez Péguy, le déploiement de la parole multiple et la réserve du silence.

Résumé Ce chapitre propose une mise au point sur la question de la condamnation de l’image dans le Coran et les hadīth et chez nombre d’exégètes, avant d’examiner ses répercussions sur la culture arabo-musulmane, notamment celles de la suprématie du signe linguistique et d’une herméneutique bipolaire du sens extérieur opposé au sens intérieur, à laquelle fait écho une autre bipolarité politique. Il s’agit d’examiner directement les sourates et les hadiths qui ont évoqué la question de la condamnation de l’image pour pouvoir cerner, d’un côté, les particularités de cette condamnation dans les deux textes sacrés. Il s’agit aussi d’étudier le destin de cette condamnation chez des exégètes de différentes tendances. Le but est de saisir ses conséquences sur la mystique quant à la naissance d’une herméneutique propre au texte religieux et quant au statut extraordinaire d’un livre comme le Coran qui sera largement exploité dans l’élaboration de nombreuses théories politiques. Ce sera l’occasion d’illustrer cela par la théorie du I’jāz (suprématie ou caractère inégalable) du Coran et son rôle dans la formation des représentations du leader politique, à travers la figure du roi et du Cheikh dans les confréries mystiques.

Résumé Nous explorons les relations possibles entre la mystique, comprise comme forme de vie et comme aspiration métaphysique, et l’anarchisme comme visée d’une société politique sans principe hiérarchique. La comparaison se justifie, au moins partiellement, par un recours à la philosophie de Plotin et par certaines de ses interprétations contemporaines.

Résumé L’écologie contemporaine procède à une expansion systématique et à une intégration de l’ensemble du vivant, qui interroge la sémiotique, notamment parce qu’elle noue inextricablement une spiritualité émergente à la dimension politique de la pensée écologique. Dans la version sémiotique la plus récente de cette intégration –  Gaïa selon Latour – la spiritualité et la religiosité deviennent même stratégiques. Quand le pape François s’efforce d’articuler dans Laudato Si  la transcendance divine avec l’ immanence spirituelle de l’ensemble des existants terrestres au sein de la « maison commune », il s’agit bien d’un problème théologique. Et, peut-être plus encore, parce que moins prévisible, la manière dont Latour fait usage de la figure de Gaïa introduit le « sentiment religieux » là où ne l’attendait pas. Gaïa n’est pas un objet massif, mais une icône , au sens religieux, dont l’agence est de type sensible : Gaïa, icône de la Terre vivante, doit nous inspirer un « sentiment religieux », qui se décline, à l’égard des parties et existants qui la composent, en « amour du prochain ». Autrement dit, chez François comme chez Latour, il n’est pas seulement question d’inciter les humains à se soucier des autres existants terrestres et à prendre soin d’eux, mais de les traiter comme des « prochains », enfants de Dieu pour le pape, sœurs et frères terrestres pour Latour. De cette spiritualité et religiosité immanentes, naît une politique écologique dont les humains ne sont plus les seules parties prenantes. L’analyse de ces évolutions montrera comment la conjoncture entre spiritualité et politique écologiques s’articule avec les propriétés sémiotiques d’un macro-actant collectif .

Résumé Œuvre annonciatrice de la pensée écologique en France, Le Présage (1972) de Pierre Gascar porte un regard inquiet sur l’état du monde à travers une enquête sur la disparition des lichens, de la Sibérie à Venise en passant par l’Inde et la Thaïlande. Mû par une pensée de l’espace où les extrêmes (l’immense et l’infime, le lointain et le proche) se touchent, le livre fait appel à la nature paradoxale de la notion de monde pour délivrer son message. Afin d’en rendre compte, la présente étude s’attache d’abord à décrire ses manifestations textuelles, mettant en évidence la polysémie consentie de monde dans le livre. On examine ensuite comment la notion de monde est diversement impliquée dans les modes de relation culturels et religieux que l’homme entretient avec la nature. On peut finalement montrer la façon dont Gascar cherche, pour sa part, une relation à la nature dégagée de tout recours au divin. Élevé au statut de transcendance sans spiritualité , le monde y acquiert une dimension mystique. L’exemple de vie donné par le poète Sbarbaro permet toutefois à Gascar de mettre l’accent sur les choix éthiques et politiques que recouvre un tel rapport au monde.

Résumé Lire se réalise dans une écoute. Lire et entendre s’accomplissent dans la compagnie d’autres, s’effectuent comme un trajet, un mouvement du sens, et une présence. C’est ce qui arrive à l’eunuque de la reine Candace. La portée politique est ici figurée par la place accordée à l’amitié. La dimension mystique est envisagée comme l’inexprimable qui se montre (Wittgenstein) sous l’énigme de la toute dernière phrase de Freud : « Mystique, l’autoperception du royaume extérieur au moi, le ça ». Dans la socialité du lire se relient deux niveaux de relations : celle de l’amitié dans la fraternité ; celle des rapports de la lecture sémiotique et de l’écoute analytique. S’exprimer, lors d’une psychanalyse, c’est consentir à une écriture, au sens où l’inconscient est ce qui peut se lire quand nous supposons à ses formations la valeur et la portée d’une écriture. Je nomme cet acte écrilire . En ce sens, la parole de l’analysant n’est écrite qu’une fois qu’elle est lue par le scribe interprète qu’est un psychanalyste. Cette accordance agence la proposition figurative à la dimension figurale. Lire avec son oreille est notre acte de clinicien. La dimension de l’amitié ouvre ainsi sur une généalogie du politique.

Résumé Le mot mysticisme et ses dérivés ont été et sont, surtout aujourd’hui, utilisés de manière imprécise, parfois banale ou en déformant son sens originel; et bien sûr, dans certains cas, en maintenant la dimension du « secret ». On observe aussi un lien direct mais erroné entre le mysticisme et la religion, et une indifférenciation entre discours mystique et discours religieux. Dans cet article, nous partons d’une définition stricte du terme mystique, en nous limitant non seulement à la sphère religieuse mais aussi à la tradition hispanique née au Siècle d’or espagnol, qui a fait de la mystique une Science, une science du dire, et donc un problème de langage. Pour les mystiques espagnols – c’est ce qui les différencie des autres expériences religieuses telles que la contemplation ou le quiétisme – le plus important est le discours et l’action sociale, le militantisme, l’acte destiné aux autres. C’est donc l’équilibre entre le mysticisme et la politique qui s’exprime dans l’une des plus belles figures du langage religieux: le « mariage », et qui pour les érudits en mystique est l’ état théopathique . Thérèse d’Avila et Jean de la Croix constituent deux exemples clairs de ce mysticisme normatif en équilibre avec la politique (évidemment d’autres types de relation sont possibles). Ainsi, le lien contraire mais complémentaire entre mystique et politique traverse le monde hispanophone du XVI e au XX e siècles, et on le retrouve dans les textes de C. Urquiza – poète socialiste et religieux – et dans la théologie de la Libération.

In cultures based on foundational or sacred texts, the contrast between different interpretative styles is the crux of important political questions: who has the right to interpret the sacred texts, and therefore to exert authority over the community? Which Senders have the right to sanction interpretations? In Roman Catholic culture, two main interpretative styles can be identified. The first is the intellectual and rational approach that most characterizes theological discourse, the Magisterium and canon law; the other is the experiential and mysterious approach characterizing mystical discourse, which is scrupulously – and sometimes severely – evaluated by the ecclesiastical authorities, especially in the case of women interpreters. In this paper, I look into one facet of the clash between these two interpretative styles. I first present some reflections about the relationship between holy characters and political engagement, pointing out how and why mystics are endowed with a particular authority and leadership in their communities; I then focus on the mystical interpretative style and related enunciative strategies, showing how the authority of the woman interpreter is built through a stratification of the authorial subjectivity, with particular reference to the case of Maria Valtorta.

Max Weber describes a coherent ideal type of mystic, characterized by passivity and “living on berries in the woods, or on alms.” This way, Max Weber disregards the paradoxicality of mystical discourse, selecting a coherent path in a contradictory semantic universe and producing a semiotic ideology, functional to his argument about the relation between capitalism and Protestantism. On the contrary, mystics operate inside the social world and take sides in its conflicts. They react to social crises, such as war, by linking a spiritual reading to their bodily experiences. Eco’s notion of “semiotic labor” can be useful to analyze how this semiotic relation is produced in mystical writings through metasemiotic statements. The paper focuses on two case-studies: Padre Pio’s letters and Ludwig Wittgenstein’s diaries, both written during World War I. The analysis will highlight a common structure: both mystics associate spiritual values with pain, anguish, and fear through catalysis, interpreting them as divine trials. This is done thanks to metasemiotic assertions introduced and validated by speech acts. This structure is interpreted as a semio-technique, producing the semantic values with which the subject wishes to join.

Résumé Le sacrifice semble jouer un rôle prépondérant dans la plupart des religions et des visions « mystiques » du politique. Depuis les nihilistes russes jusqu’aux militants djihadistes prêts à s’immoler dans des attentats suicides, le sacrifice fonctionne comme « garantie » de la valeur de la cause et permet l’instauration d’un « Destinateur » ou autorité suprême (Dieu, l’Histoire…) qui assure et conforte la légitimité de l’action et de sa valeur. Le sacrifice interroge ainsi la sémiotique à plusieurs titres. D’abord, au niveau narratif, car il justifie à rebours le projet (« puisqu’on a donné sa vie et son sang pour une telle cause, elle doit le valoir ») et renverse la logique narrative qui impose la construction de l’objet de valeur de la quête comme condition préalable du narratif. Le sacrifice pose également à ce niveau la question des « valences » (valeur de la valeur) car il met des valeurs différentes et hétérogènes sur la balance (la mort de soi et/ou d’autre, la vie éternelle, la liberté à l’horizon…) dont l’équation (et l’« équivalence ») doit être résolue par lui.

Résumé En hommage à l’analyse de la thèse de Louis Panier sur les tentations de Jésus dans le désert, nous voulons montrer que les réponses réussies aux manipulations diaboliques peuvent toujours être organisées selon le schéma « mystique vs. politique ». Car le diable échoue en se limitant au « politique » quand Jésus lui oppose avec succès, par ses citations testamentaires, la dimension mystique. Des commentaires récents sur le texte de l’Évangile ont souligné sa pertinence aujourd’hui, renforçant l’opposition entre mystique et politique. En ce qui concerne l’Église orthodoxe russe et les discours du patriarche Cyrille, dans le contexte dramatique de la guerre en Ukraine, on pouvait s’attendre, en particulier lors du dimanche du pardon du 6 mars 2022, à un discours spirituel d’apaisement et de réconciliation. Or Cyrille désémantisera la notion de pardon, excluant les coupables d’homosexualité, et leur promettant même l’enfer, à la gauche de Jésus (1 e partie de l’article). Le retour d’une relation étroite entre la religion et l’État en Russie n’est pas un secret. Sans être une religion d’État, l’orthodoxie joue néanmoins un rôle majeur dans la vie publique. Pourtant, il existe un fossé indéniable entre le rôle social de la religion et le soutien théologique à l’action politique militaire. À partir du discours de Cyrille en ce dimanche du pardon, nous posons deux questions. Comment son discours met-il en évidence l’annulation de cette distance ? Dans quelle mesure les discours apologétiques du patriarche Cyrille fournissent-ils un ancrage théologique à une action purement politique, dont Poutine prétend qu’elle repose sur un désaccord interculturel ? (2 e partie de l’article).

Résumé Après avoir distingué deux régimes mystiques, le régime apophatique et le régime cataphatique, cet article se propose de montrer en quoi les discours de George W. Bush, essentiellement après les attentats du 11 septembre 2001, élaborent une fiction politico-religieuse dans laquelle ils mettent la mystique au service d’une religion fondamentaliste « civile » nationaliste, supposée légitimer l’invasion de l’Iraq. Il s’agit de dégager les stratégies énonciatives qui conjuguent la « politisation du religieux » et la « sacralisation du politique » en faisant du fondamentalisme une posture intellectuelle dont la nature est anthropologique, mais aussi en forgeant un imaginaire commun de diabolisation de l’ennemi islamiste. On se demande dans quelle mesure le mysticisme appelé à cautionner le politique est dénaturé.

Résumé L’étude repose sur le contraste entre l’affirmation de Péguy: « Tout commence en mystique et finit en politique », et le parcours de Weil où tout commence par la politique et finit par la mystique. Double sens aspectuel éclairant réciproquement les deux domaines. Péguy: la mystique est un idéal fondateur que la politique dégrade. Deux perspectives s’ouvrent. (1) Le rejet du narratif. Côté actantiel, la transcendance mystique conduit à l’exclusion du politique. Côté narrativité, l’événement inaugural (mystique) fonde la critique du récit (politique). (2) La remontée dans le signifiant (mystique) donne à la répétition un effet psalmodique. Ce « fond syntagmatique ondoyant » du poétique (Greimas) et du mystique met au contact de l’indicible (apophatisme). Le discours politique, lui, nourrit des illusions de plénitude. Weil: le parcours inverse conduit à une autre articulation entre politique et mystique. « Se mettre à l’épreuve du réel » et vivre l’esclavage permet de comprendre les traits de l’oppression. Cette expérience est une épreuve de vérité pure, alors que toute institutionnalisation – religieuse, politique – est mensongère et oppressive (totalitarisme). La contrainte impose un Destinateur à rejeter: la spiritualité, « exigence d’un bien absolu » par le vide (pôle mystique), rejette tout dogme institué. Ainsi, entre la mystique-source niée par la politique et la mystique-destination issue de l’engagement, l’analyse appréhende les enjeux de l’ apophatique pour interroger les deux valences du négatif: celle qui conduit à la réserve devant les illusions du sens, celle qui met au contact de la radicalité.