Résumé
L’étude repose sur le contraste entre l’affirmation de Péguy: « Tout commence en mystique et finit en politique », et le parcours de Weil où tout commence par la politique et finit par la mystique. Double sens aspectuel éclairant réciproquement les deux domaines. Péguy: la mystique est un idéal fondateur que la politique dégrade. Deux perspectives s’ouvrent. (1) Le rejet du narratif. Côté actantiel, la transcendance mystique conduit à l’exclusion du politique. Côté narrativité, l’événement inaugural (mystique) fonde la critique du récit (politique). (2) La remontée dans le signifiant (mystique) donne à la répétition un effet psalmodique. Ce « fond syntagmatique ondoyant » du poétique (Greimas) et du mystique met au contact de l’indicible (apophatisme). Le discours politique, lui, nourrit des illusions de plénitude. Weil: le parcours inverse conduit à une autre articulation entre politique et mystique. « Se mettre à l’épreuve du réel » et vivre l’esclavage permet de comprendre les traits de l’oppression. Cette expérience est une épreuve de vérité pure, alors que toute institutionnalisation – religieuse, politique – est mensongère et oppressive (totalitarisme). La contrainte impose un Destinateur à rejeter: la spiritualité, « exigence d’un bien absolu » par le vide (pôle mystique), rejette tout dogme institué. Ainsi, entre la mystique-source niée par la politique et la mystique-destination issue de l’engagement, l’analyse appréhende les enjeux de l’apophatique pour interroger les deux valences du négatif: celle qui conduit à la réserve devant les illusions du sens, celle qui met au contact de la radicalité.
Abstract
The paper is based upon the contrast between Péguy’s assertion: “Everything begins in mysticism and ends in politics,” and Weil’s approach, in which everything begins with politics and ends with mysticism. A double aspectual meaning that sheds light on both areas. Péguy: mysticism is a founding ideal that politics degrades. This opens up two perspectives: (1) The rejection of narrative. On the actantial side, mystical transcendence leads to the exclusion of politics. On the narrativity side, the inaugural event (mysticism) provides the basis for a critique of the storytelling (politics). (2) The ascent into the signifier (mystical) gives repetition a psalmodic effect. This “undulating syntagmatic background” of the poetic (Greimas) and the mystical brings us into contact with the indicible (apophaticism). Political discourse, on the other hand, nourishes illusions of plenitude. Weil: the opposite path leads to another link between politics and mysticism. “Putting oneself to the test of reality” and experiencing slavery enable us to understand the features of oppression. This experience is a test of pure truth, whereas any institutionalization – religious or political – is lying and oppressive (totalitarianism). Constraint imposes the rejection of any Sender: spirituality, the “demand for an absolute Good” through Emptiness (mystical pole), rejects all instituted dogma. Thus, between the mystic-source denied by politics and the mystic-destination resulting from commitment, the analysis apprehends the stakes of apophaticism in order to question the two valences of the negative: that which leads to reticence in the face of the delusions of meaning, and that which brings us into contact with radicalism.
1 Introduction
C’est à Charles Péguy que nous devons l’énoncé qui, conjoignant – et disjoignant – les deux termes « mystique » et « politique », est à l’origine de ce dossier de recherche sémiotique et des nombreuses réflexions qui s’y trouvent réunies: « Tout commence en mystique et finit en politique » lit-on dans Notre jeunesse (1933 [1910]: 27). Pour notre part, resserrant le propos sur l’analyse de ce célèbre énoncé et sur ses implications, nous avons été frappés par la complexité que recèle une formulation en apparence si simple. Une catégorie s’y forme, une problématique s’y noue. Les trajectoires entre les deux polarités qui la définissent sont diverses et pourraient donner lieu à une approche tensive, soit en termes de sur-contraires lorsqu’elles s’excluent (ou bien mystique ou bien politique) ou lorsqu’elles s’articulent de manière concessive (mystique bien que politique, et inversement), soit en termes de sous-contraires lorsqu’elles s’articulent sur le mode de l’implication (si mystique alors politique, et inversement) ou tendent même à la fusion en un terme complexe (et mystique et politique). Cette pluralité de relations, inspirée par les propositions théoriques de Claude Zilberberg et de sa grammaire tensive (2006), n’est pas qu’un jeu formel. Ce sont des réalités politiques qui, à l’arrière-plan, se dessinent (des pouvoirs théocratiques à la séparation de l’Église et de l’État), c’est l’Histoire qui s’y déroule (du corps divinisé du Roi au culte de l’Être suprême et aux ayatollahs d’aujourd’hui), ce sont des valeurs existentielles qui se définissent (depuis les débats sur la Grâce – efficace ou suffisante – jusqu’aux analyses modernes du déterminisme social), ce sont même des formes de vie qui s’imposent (de la méditation ascétique de l’ermite à la fureur du terroriste sacrificiel).
Mais l’étonnante fermeté du « tout commence » et du « tout finit » dans la formule de Péguy a d’abord attiré notre attention. L’aspectualité nous a paru régir la relation croisée entre mystique et politique: l’inchoatif ici, le terminatif là. L’inchoatif renouvelé chez lui par l’itération: en répétant on commence toujours. Nouveauté entretenue des avènements contre reconstruction narrative des événements. Nous allons y revenir, car dans ce phénomène inouï propre à l’écriture péguyenne se trouve, selon nous, une des clefs de la relation entre mystique et politique, et surtout l’explication du dévoiement de la première par la seconde. Or ce processus aspectuel semble s’inverser lorsqu’on passe de la grande incarnation du mysticisme au XXe siècle qu’a été Charles Péguy à sa seconde grande incarnation qu’a été Simone Weil. Chez elle, pourrait-on dire un peu cavalièrement, « tout commence en politique et tout finit en mystique ». C’est l’engagement politique qui constitue pour la philosophe l’impératif premier: seul le contact effectif avec la souffrance sociale peut faire émerger, du fait même de sa radicalité, du fait de sa descente aux racines physiques les plus profondes, l’élan mystique de la prière hors de toute institution. Ses écrits soulignent ainsi l’importance de « se mettre à l’épreuve du réel » car, pour comprendre les causes de l’oppression, il faut vivre l’expérience de l’esclavage. Et, quand le politique ou le religieux se dogmatisent, ils deviennent mensongers et conduisent au totalitarisme. L’expérience vécue de la condition ouvrière constitue donc un chemin de vérité. Les terribles contraintes qui pèsent sur le travail font apparaître la tutelle d’un Destinateur-manipulateur que le sujet doit rejeter, tout autant pour s’assumer que pour soutenir sa protestation contre l’oppression. Apparaît alors le pôle mystique, où la spiritualité se définit par l’exigence d’un bien absolu, en dehors de tout dogme institué.
Le contraste apparent entre les deux parcours de Charles Péguy et de Simone Weil dessine la composition de notre texte ici. Mais soulignons encore l’importance conceptuelle de l’aspectualité, entre inchoatif, itératif, duratif et terminatif. Le monde des commencements et celui des fins dernières englobe l’imaginaire religieux, avec son eschatologie. Tout comme celui des moments inauguraux – révolutionnaires ! – et celui des utopies duratives orientées – le « progrès » par exemple, ou la « croissance » – structurent aspectuellement l’imaginaire politique. D’ailleurs, l’eschatologie, discipline des fins dernières de l’homme et du monde, nous concerne directement ! Elle fait aujourd’hui coïncider, aspectuellement, mystique et politique autour de l’état écologique de notre commune planète.
2 De la mystique à de la politique: Péguy
2.1 Le refus de la narrativité
L’approfondissement quasi litanique auquel Péguy soumet cette opposition entre mystique et politique le conduit à un double refus – actantiel et narratif – du récit.
Ordinairement, en effet, le terme de mystique réfère à une relation intense, parfois fusionnelle, du Sujet avec la transcendance, et s’il s’intègre à un paradigme, c’est à celui qui lui oppose, sous de multiples dénominations, l’immanence terrestre, le monde temporel, l’ici-bas. C’est donc un paradigme qui traverse le Sujet lui-même, exacerbant en quelque sorte l’opposition entre le corps et l’âme, et renvoyant à une expérience qui fut le lot de tous les grands mystiques: il fallait bien, après tout, que Thérèse d’Avila gérât aussi les comptes de son couvent… Mais cette articulation prend une toute autre signification et un tout autre enjeu sous la plume de Péguy: elle ne dit plus un Sujet clivé, une opposition de complémentaires (où il y aurait, pour reprendre l’Ecclésiaste, un temps pour la mystique et un temps pour la politique, un temps pour l’extase et un temps pour les comptes), mais une opposition de contradictoires, où le Nous du camp mystique et le Ils du camp politique sont posés dans un rapport d’exclusion réciproque qui interdit toute parole, toute relation d’altérité entre eux. Disqualifiés comme opposants.
C’est qu’aux yeux de l’auteur de Notre jeunesse, Jaurès, la Sorbonne et tout le « Parti Intellectuel » ne sont pas des ennemis à combattre, mais des traîtres qui ne se définissent que par leur travail de sape d’un idéal – la « mystique » – dont ils ont d’abord partagé les valeurs et les figures (l’Affaire Dreyfus au premier chef, mais aussi bien la République, le socialisme ou la chrétienté…).[1] Ce n’est pas la « politique » en tant que telle, même comme « anti-mystique », qu’il dénonce; c’est le passage de l’une à l’autre (« commence par… finit par… ») qui est dans sa ligne de mire, la trahison sur laquelle il ne cesse de revenir avec insistance (et en gras dans le texte): « L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance » (Péguy 1933 [1910]: 28).
Entendons bien que ce n’est pas le contenu du processus mais le processus même qui est en cause. La « politique » du Parti Intellectuel est fille de la mystique qui l’a fait naître, et elle n’apporte à ce titre aucune valeur en propre: elle ne se soutient que dans l’opération consistant à dégrader – et dévorer – de l’intérieur les valeurs de la « mystique ».
Or, ce processus de dévoration criminelle, nous pouvons lui donner un nom: pour Péguy, c’est le processus de narrativisation. C’est le fait d’inscrire la valeur (République), le personnage ou l’épisode qui l’incarne (Jeanne d’Arc, l’Affaire Dreyfus), dans un parcours, un récit, un avant/après – donc de la faire évoluer, se modifier, se transformer:
… les événements ont marché … Par le jeu, par l’histoire des événements … la mystique est devenue politique, ou plutôt l’action mystique est devenue action politique … Par le jeu, par l’histoire des événements, … la matière de mystique est devenue matière de politique. Et c’est la perpétuelle et toujours recommençante histoire. (Péguy 1957: 524)
C’est ce qui s’est passé avec l’Affaire Dreyfus, avec la République née de la Révolution, avec l’idéal socialiste: on (« Ils ») leur a donné un après, on en a fait des événements. Les raisons peuvent varier, s’analysant le plus souvent d’un point de vue moral (mensonge, compromission, arrivisme, antisémitisme… peu importe !), mais le procès même de cette dégradation consiste à les inscrire dans la succession d’une histoire, à en faire un récit, et par là à les banaliser.
Ce qui est ainsi en cause dans la dégradation de la mystique en de la politique, c’est la modification du statut accordé à l’événement. Car la mystique se fonde, le Nous se constitue, dans la ferveur d’un événement capital: un Événement majuscule si l’on veut, dont le plus exemplaire est l’Affaire Dreyfus (dont il dit qu’elle fut une « affaire élue » (Péguy 1957: 535) – bonjour la transcendance !). Mais elle se dégrade à partir du moment où l’on considère que cet Événement unique et singulier devient un événement historique et particulier, qu’on peut inscrire dans une chaîne de causes et de conséquences, donc dans une linéarité narrative qui dissout, efface (« dévore », dit-il) les événements successifs qui la font naître et progresser. Faire de l’unique un début (« l’histoire, les événements ont marché »…), c’est le péché impardonnable de Jaurès avec l’Affaire Dreyfus, et, au-delà, de tous les tenants du Parti Intellectuel. Comme l’a bien formulé Bruno Latour, « les Modernes inventent une continuité temporelle impossible en lissant les discontinuités » (Latour 2014: 10).
Tout l’enjeu de la « mystique » péguyenne est là: préserver et maintenir le discontinu. Au lissage du hiatus par le récit, il va opposer sa pratique « verticale » de la répétition, qui s’entend dans ses écrits, nous allons le voir, non comme la recherche asymptotique de la formule juste, mais comme une re-prise incessante du mot ou de l’idée afin de toujours mieux s’imprégner de ses harmoniques: « À chaque mot nouveau, le premier mot devient encore plus premier », dit encore Latour (1973: 92). Pour qualifier ce mouvement de verticalité, Péguy recourt à l’expression d’une « remontée en dedans ». La stylistique s’y articule à une philosophie du temps qu’a bien mise en valeur Deleuze, lorsqu’il montre que la répétition péguyenne ne s’attache à l’irremplaçable et au pur singulier que pour mieux ancrer l’événement dans la puissance et la profondeur du seul présent: « à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités » (Deleuze 2003 [1990]: 231).
Ce que Péguy appelle, dans Clio, « savoir vieillir exactement, pour ne pas devenir historien » (Péguy 1957: 286).
« Remonter en dedans » l’événement, c’est le parcours proposé à l’attention mystique: le maintenir, loin de tout récit, dans le pur présent de son émergence, là où il est d’abord avènement – et avènement à moi-même. Et c’est sa répétition, sa patiente re-prise infinie qui le permet.
2.2 De l’hyperphatisme à l’apophatisme
Prolongeons cette réflexion sur la répétition caractéristique de l’écriture péguyenne et sur ses enjeux, si âprement discutés à propos de sa poétique (cf. Charreton 1992; Latour 1973). Comme on l’a suggéré, ils se révèlent cruciaux dans la relation que cette forme d’expression révèle entre mystique et politique.
On s’attachera donc à l’écriture de Péguy elle-même en développant l’hypothèse que l’expérience mystique y trouve son ancrage et que se fonde à ce niveau de la manifestation une distinction radicale entre elle et la politique. Ce niveau est celui de l’expression comprise à la fois dans son sens de matérialité signifiante (le « plan de l’expression » au sens hjelmslévien) et d’énonciation sensible (l’expressivité d’un sujet, sa voix, son tempo). L’interrogation sur le langage, son statut, ses usages et ses apories se trouve au cœur de la double relation, apparemment inversée, que l’entreprise de Péguy et celle de Simone Weil qu’on envisagera ensuite, ont en partage.
On prendra pour seule référence le texte de Notre Jeunesse (1910), douzième volume de la onzième série des Cahiers de la Quinzaine. Il est, comme on l’a déjà observé, consacré à la position de Péguy, dreyfusard, et à son combat contre les dreyfusards « politiciens ». Les quelque deux cent-vingt pages du volume sont d’un seul tenant, comme d’un seul souffle. Pas de parties, pas de chapitres, pas de section. Juste des blancs de temps à autre séparant des paragraphes qui se suivent par ailleurs sans interligne, scandant à peine le flux tumultueux du verbe. C’est ce phénomène que nous souhaitons interroger pour mieux comprendre le rapport que cette œuvre entretient avec la mystique d’un côté, avec la politique de l’autre.
Réexaminons cet énoncé central, sous tant de formes repris: « Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par (sa) propre mystique et tout finit par de la politique. » On note évidemment le passage du « en » au « par », dont on imagine les développements possibles (l’immersion dans le « en » opposable à l’agentivité du « par ») et, dans cette dernière construction syntaxique, la double détermination: elle est grammaticalement « définie » pour le premier terme (la), glosée, reprise et par là intensifiée dans le possessif (« sa [propre] »); elle est « indéfinie » pour le deuxième (de la), sans autre développement; elle contient une connotation modale de nécessité valorisée pour la première et de contingence dévalorisée pour la seconde. Le défini nécessaire de la mystique se dégrade en indéfini contingent de la politique. Quelques lignes plus loin, l’énoncé revient, toujours modalisé sur le mode aléthique, mais exaltant la valorisation contrastée par d’autres formes d’expression qui sensibilisent leur rapport:
L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance. (Péguy 1933 [1910]: 28)
Ici la modalisation se manifeste aussi dans le signifiant plastique du surlignement (italiques et capitales) par un embrayage énonciatif qui nous crie « j’insiste ! Et j’insiste sur mon insistance ! » Nous ne sommes plus dans le constat, qu’installaient les énoncés d’état, nous sommes dans le faire, dans l’historicité, dans une forme de narrativisation et, plus précisément, dans l’ordre d’une conflictualité qui installe un registre épique et même mythique avec ses références: la fille dévorant sa mère réactive le mythe de Saturne dévorant ses enfants. Et le paragraphe suivant poursuit, encore plus insistant:
L’essentiel n’est pas, l’intérêt n’est pas, la question n’est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système, chaque mystique, cette mystique ne soit point dévorée par la politique issue d’elle. (Péguy 1933 [1910]: 28)
On pourrait poursuivre longtemps cette longue suite de citations litaniques. On observe qu’à chaque reprise, un élément nouveau s’ajoute à l’énoncé précédent, qu’un autre se retire, que le récit de la dévoration de la mystique par la politique, de fil en aiguille, se poursuit et se précise, renforçant à chaque la puissance fondatrice du premier énoncé.
2.2.1 Le point de discernement
En réalité, le discontinu fait subrepticement irruption dans le continu: voici qu’un imperceptible point de rupture qualitative, un point de passage nommé « point de discernement », apparaît dans le mouvement d’abord indiscernable qui fait passer d’un pôle à l’autre et instruit la catégorie naissante. On lit: « Une action commencée sur la mystique continue sur la politique et nous ne sentons point que nous passons sur ce point de discernement. La politique dévore la mystique et nous ne sentons point quand nous passons sur ce point de discontinuité » (Péguy 1933 [1910]: 39). Ce point devient par la suite le motif central du propos, car c’est en lui que réside le lieu symbolique d’identification, de reconnaissance et d’évaluation du processus passionnel de trahison:
Notre première règle de conduite, ou, si l’on préfère, la première règle de notre conduite sera donc … de ne jamais tomber dans la politique, … de faire une extrême attention à distinguer ce point de discernement, et ce point reconnu, de rebrousser en effet à ce point de rebroussement. Au point où la politique se substitue à la mystique, dévore la mystique, trahit la mystique. (Péguy 1933 [1910]: 47)
Ces quelques citations suffisent, dans leur enchaînement, à rendre sensible ce qui se passe sur le seul plan de l’expression. L’essentiel est là en effet. Retenons-en la récursivité (plus que la répétition), à différents niveaux d’analyse, sur les plans de l’expression et du contenu. Au niveau des formes lexicales d’abord:
La parasynonymie est abondante. Comme si un mot n’exprimait pas assez, n’ancrait pas assez – verbe, nom, qualificatif par exemple –, il faut qu’un autre suive, le précise, ajoute du sens, mais aussi étire la signification du premier, la maintienne, la fasse durer, l’exalte et lui assure, comme on l’a suggéré plus haut, une temporalité propre. Le phénomène, outre qu’il permet de mieux comprendre ce qu’est une poétique de la parasynonymie, nous dit que le sens dans le mot n’est jamais suffisant, jamais complet, jamais achevé ni définitif. Le sens est toujours en suspens, et la parasynonymie, tout en intensifiant la signification, nous signale la part du vide dans le mot qui précède, elle nous révèle sa part de silence.
La répétition ne désigne pas clairement le phénomène, c’est pourquoi nous préfèrerons parler de récursivité. Comme s’il fallait enfoncer le clou de l’imperfection et de l’inabouti, les énoncés de reprise nous font entrer dans l’intériorité des énoncés antérieurs, ils nous en dénudent en quelque sorte la syntaxe intime. Et à chaque étage de la reprise ce sont de nouveaux réseaux qui se révèlent, tissant une toile mouvante de gradations sémantiques, de progression sensible du sens, de réminiscences et de retours, faisant de la première occurrence un foyer rayonnant.
Au niveau de la syntaxe énonciative, le phénomène révèle aussi sa puissance d’anaphorisation: par leur mouvement spiralaire, l’abondance des anaphores produit un effet incantatoire, cet entêtant retour du même qui n’est jamais tout à fait le même, semant de variation en variation, de thèmes en rhèmes qui deviennent à leur tour thèmes, de nouveaux éclats de sens, le tout revenant sans cesse au commencement et le revigorant.
Au niveau générique enfin, ce mécanisme langagier impose un genre de référence: celui de la litanie, de la psalmodie, de la mélopée, proche dans l’écrit du recto tono qui est propre, parmi d’autres énonciations mélodiques et mystiques, au chant grégorien.
2.2.2 Le tempo de la diction
Ainsi, une place centrale est accordée au signifiant, au tempo de la diction. Et c’est sur cette dimension que notre écoute doit porter pour saisir le rapport de la mystique à de la politique. Cette écoute permet de ne pas entendre seulement le contenu historique. Même s’il y a la critique de Jaurès parmi d’autres, incarnation du dévoiement de la politique pour Péguy, et plus encore de Gustave Hervé son « mentor ». Même s’il y a la définition de la mystique, paraphrasée en « idéal » de l’engagement, avec ses composés de pureté, d’authenticité, de sacrifice partout présents, elle réside d’abord dans cette énonciation étirée et scandée, dans cette forme de textualisation.
Que nous dit cette textualisation si singulière? À travers cette immense oraison de parole que rien ne vient rompre et qui pourtant semble à tout moment se chercher, vers quel rivage du sens sommes-nous dirigés? Où nous mène cette étrange accélération, cette énonciation hyperphatique? Bruno Latour, on l’a vu, y reconnaît l’intensification de l’instant d’une parole toujours renaissante:
La répétition … descend le long d’un même instant à des degrés d’être sans cesse accrus. La répétition est la machine de guerre inventée par Péguy contre la ritournelle et le rabâchage. … [Elle] soutire de l’être au temps. (Latour 1973: 79)
La répétition exprime l’intransitivité essentielle. Nous rejoignons ici, sur le plan du signifiant et de son étrange prosodie, ce que nous avons observé sur celui du contenu narratif: il s’agit de suspendre, non pas de bloquer, la transitivité du langage. Et en la rendant visible, de rendre sensible les illusions dont elle est porteuse. La répétition doit être comprise comme « ré-pétition », ainsi que l’observait Jean Onimus dans une discussion avec Bruno Latour (1973: 100). Interprétons littéralement ce nouveau lexème. Nous le comprenons comme une nouvelle demande, comme une requête renouvelée de sens, comme une pétition reprise, comme un appel insistant à quelque chose d’essentiel dans le dit mais qui ne se dit pas.
Nous pouvons considérer que par ce reflux, par ce ressac du sens, qui toujours réactive son commencement, la ré-pétition nous conduit vers le silence. Le silence que recèle toute parole. Nous désignons ici la part foncièrement imparfaite des mots, des phrases et des discours qui ne se réalisent jamais dans une signification fluide, achevée, la fluidité étant même l’instrument de l’illusion. Nous désignons une énonciation qui, au contraire, poursuit sans relâche sa quête comme pour atteindre ce qui ne pourra jamais l’être, pour dire enfin ce qui ne pourra jamais être dit. Aspectualisation encore, mais de l’inaccompli cette fois.
On peut ainsi considérer qu’il y a une forme d’apophatisme dans l’hyperphatisme scripturaire de Péguy. C’est là que se trouverait le lieu de la mystique: là qu’elle assume son contact avec l’indicible et qu’elle en touche, d’une manière partageable, la forme même. Le paradoxe est qu’il faudrait alors passer par l’hyperphatisme pour accéder à l’impératif d’apophatisme, le reconnaître, et l’identifier.
Quand on parle de Péguy, on est happé par cette diction, presque saisi de contagion, tenté de se couler dans cette quête parasynonymique du mot imparfait, non pas seulement comme un principe d’ajustement en vue d’un sens mieux accompli, mais comme une conscience plus aiguë de l’indécidabilité du sens, de l’inaccessible et de l’innommable. Ici le mystique et le poétique se rejoignent. Nous faisons référence à quelques mots de Greimas lorsqu’il parle du « fond syntagmatique ondoyant » par lequel l’objet poétique impose ses corrélations signifiantes entre les deux plans du langage (Greimas 1972: 23). Ou encore, à ce qu’il avait écrit auparavant dans Du sens, à propos des phénomènes d’homologation et d’adéquation de l’expression et du contenu dans diverses pratiques du langage (onomatopées, étymologies, etc.):
Ce qu’il y a de commun dans tous ces phénomènes, c’est le raccourcissement de la distance entre le signifiant et le signifié: on dirait que le langage poétique, tout en restant langage, cherche à rejoindre le « cri originel ». (Greimas 1970: 279)
Ce rapprochement du plan de l’expression et du plan du contenu génère alors un effet, peut-être illusoire, de « sens profond » dit Greimas, comme une « vérité redécouverte » originelle… Cela nous rapproche de l’expérience mystique telle que la fait sentir Péguy par son écriture même, au moment où il en proclame les vertus axiologiques. Laisser le sens en suspens sur le vide, laisser la chance pour le sens d’advenir dans ses creux, dans ses latences, dans ses absences: l’outre-sens.
2.2.3 Le parler politique: la plénitude feinte
C’est bien cette langue et cette expression mystiques qui les distinguent et les opposent à la langue, à l’écriture et à la diction de la politique. Le propre de celle-ci est en effet de saturer le sens, de lui donner des contours délimités, d’y mettre de la définition (au sens photographique) et d’y injecter une supposée plénitude (dont celle du récit, cf. supra). Il est de masquer à tout prix le vide que les mots recèlent, de fermer la bulle de la parole sur elle-même, en une sémiosis close, là où la parole mystique ouvre la langue au contraire sur le vide qui l’habite. Ainsi, le politique sait faire de la promesse un objet fini, un tout de signification replié sur lui-même, comme si son objet était déjà là, dans sa complétude au moment où il l’énonce. On en donnera ici un très bref exemple, caricatural. V. Poutine, dans un article du Quotidien du peuple, organe du parti communiste chinois, quelques jours avant la visite de Xi Jin Ping à Moscou en 2023, déclare ceci:
Notre dialogue politique est franc au maximum, alors que notre coopération stratégique est devenue exhaustive. Ce sont les relations chinoises qui sont la pierre angulaire aujourd’hui de la stabilité régionale et globale. Elles stimulent la croissance économique et servent de garant à un agenda positif dans les affaires internationales. (Le Monde, 20 mars 2023)
Franchise « maximale », coopération « exhaustive », agenda « positif »… L’exemple suffit à illustrer « L’imagination combleuse » propre au politique, dont parle Simone Weil dans La pesanteur et la grâce: « L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce » (Weil 1988 [1947]: 62), « L’imagination combleuse de vides est essentiellement menteuse » (1988 [1947]: 62), et plus loin: « Dans n’importe quelle situation (mais, dans certaines, au prix de quel abaissement !) l’imagination peut combler le vide » (Weil 1988 [1947]: 64), « Continuellement suspendre en soi-même le travail de l’imagination combleuse de vides » (Weil 1988 [1947]: 64).
3 Du politique à la mystique: Weil
Ce titre trace-t-il un itinéraire? Il ne semble pas vraiment, même si des actes et des dates peuvent le laisser parfois penser. Une articulation est à chercher mais sans doute la découvrirons-nous interne au sujet et comme une « déchirure ». Suivre ce trajet[2] permet de distinguer deux pôles: l’engagement politique et l’expérience mystique.
L’engagement militant et politique parcourt en réalité toute son existence: agrégée de philosophie en 1931 (à 22 ans), elle souhaite enseigner dans une ville ouvrière. Elle sera nommée au Puy-en-Velay et poursuivra un engagement militant auprès des organisations syndicales et des mouvements « révolutionnaires ». Ses convictions heurtaient les autorités administratives au point de susciter une menace de sanction. C’est alors qu’elle répondit à un inspecteur général cette phrase emblématique du processus de « dé-création » qu’elle considérait comme unique voie du salut: « Monsieur l’inspecteur, j’ai toujours considéré la révocation comme le couronnement normal de ma carrière » (Thibon 1988: 19). En 1932, elle rencontre Boris Souvarine. En 1934, elle demande un congé pour aller travailler en usine.[3] En 1936, elle s’engage dans les brigades internationales lors de la guerre d’Espagne, mais en raison d’un accident, cette expérience ne durera que quelques mois. Puis, elle participe au mouvement des grèves de 1936 qui vont aboutir au Front Populaire – la grève, disait-elle, « une joie pure » (Weil 1999: 166).[4] En 1942 elle rejoint Londres, pour s’engager dans les services de la France libre.[5] Très malade, elle décède, le 24 août 1943. Elle a 34 ans.
Et l’expérience mystique se combine avec celle de l’engagement militant: en 1935, épuisée par son séjour en usine, elle effectue un voyage au Portugal; elle a alors une première intuition qui la conduit à dire que « le christianisme est la religion des esclaves (et) des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres » (Weil 2018 [1950]: 40). Elle fait une nouvelle expérience mystique à Assise en 1937 (Weil 2018 [1950]: 41). Et en 1938, à Solesmes, elle en vit encore une autre, dans le cadre de la récitation d’un poème de George Herbert (poète métaphysique anglais du XVIIe siècle), « celui qui est intitulé “Amour” ». A ce sujet, elle écrit: « C’est au cours d’une de ces récitations que, comme je vous l’ai écrit, le Christ est descendu et m’a prise » (Weil 2018 [1950]: 42–43). C’est pour elle l’expérience d’un contact de personne à personne. Et ainsi c’est Dieu qui s’impose à elle.
L’épreuve de la « servitude » apparaît comme la condition même de la vérité de son expérience:
Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux – Trotsky sûrement pas, Lénine, je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par la suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade.[6]
Ces propos illustrent bien l’importance, pour Simone Weil, de l’enracinement profond dans le monde du travail et de l’engagement dans les luttes sociales. Que ressort-il de cette expérience? Nous soulignerons ici simplement quelques points.
Esclavage. Elle fait donc l’expérience du travail en usine et se trouve confrontée à des conditions très difficiles dans la métallurgie et avec le travail aux pièces. Elle découvre alors l’emprise du machinisme. Mais elle va vivre ce temps comme un engagement total qui lui fera dire qu’alors « le malheur des hommes est entré dans ma chair et dans mon âme » (2018 [1950]: 35). Telle est l’expérience de la servitude et de l’esclavage, quand l’oppression s’accompagne de l’humiliation et conduit au mépris de soi. Et cet esclavage est vécu comme la perte même de l’existence personnelle.
Besoins de l’âme. Une telle épreuve l’amène à penser qu’il faut établir un rapport entre les revendications matérielles et les revendications morales, pour lutter contre l’asservissement et la passivité: « Il faut commencer, dit-elle, par leur faire relever la tête ». « Se tenir debout », souligne-t-elle lors des grandes grèves de 1936. Il faut donc répondre non seulement aux besoins élémentaires mais également à ce qu’elle va nommer les « besoins de l’âme ». « La première étude à faire est celle des besoins qui sont à la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur », écrit-elle dans L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain (2021 [1949]: 9–57). Et elle commence par énoncer ces différents besoins considérés comme essentiels: ainsi, la liberté, avec la liberté d’opinion, la responsabilité et la sécurité, la propriété privée – « besoin vital de l’âme » (2021 [1949]: 51) – et la propriété collective, etc.
Dangers. Les dangers auxquels il faut faire face sont ceux qui conduisent à l’État totalitaire. Avec l’illusion d’un impérialisme ouvrier, il y a la bureaucratie ainsi qu’une technocratie qui tendent à détenir la totalité des pouvoirs. Concernant l’État soviétique, c’est un regroupement des bureaucraties, des entreprises et des organisations ouvrières. Et, ainsi, l’oppression de la fonction se maintient indépendamment de la propriété des moyens de production.
Réception. Pourtant au cœur de cette expérience vécue comme perte de l’existence personnelle, se créent, pour elle, les conditions même de la réception de ce qu’elle nommera une « réalité spirituelle », et donnant alors au sujet les compétences pour connaître une telle réalité. En 1942, elle écrit à Joë Bousquet, le 12 mai 1942:
Heureux ceux pour qui le malheur entré dans la chair est le malheur du monde lui-même à leur époque. Ceux-là ont la possibilité et la fonction de connaître dans sa vérité, de contempler dans sa réalité le malheur du monde. C’est là la fonction rédemptrice elle-même. (Weil 1999: 794)
Dans cette épreuve, les Institutions, qu’elles soient politiques ou religieuses, constituent des obstacles car elles comportent toujours le risque du mensonge et du totalitarisme. Et, comme Simone Weil ne cesse de prendre ses distances vis-à-vis des institutions, elle sera considérée comme « anarchiste », à la fois communiste sans carte et catholique sans baptême… Selon elle, proche en cela de Charles Péguy, « Il y a toujours du mensonge dans la politique, et derrière les institutions politiques se profilent de nouvelles formes d’oppression ». L’abus de pouvoir est manifeste dans les collectivités instituées.
Quant à la tendance au « totalitarisme », elle se trouve présente aussi bien dans l’institution religieuse que dans l’institution politique. Prenant quelques exemples dans l’histoire, elle conclut: « Le ressort de ce totalitarisme c’est l’usage de ces deux petits mots: anathema sit ». Et elle poursuit: « C’est d’ailleurs par une judicieuse transposition de cet usage qu’ont été forgés tous les partis qui de nos jours ont fondé des régimes totalitaires. C’est un point d’histoire que j’ai particulièrement étudié. » (Weil 2018 [1950]: 67–68).
Aussi se dira-t-elle « catholique », tout en refusant le baptême au nom d’un christianisme « vraiment incarné » et qui doit « contenir en lui toutes les vocations (nous soulignons), celles d’aujourd’hui comme celles du passé antérieur à l’Église même, cela sans exception puisqu’il est catholique (ce qui signifie universel. Nous soulignons). » Reprenons ici son propos:
Le christianisme étant catholique en droit et non en fait, je regarde comme légitime de ma part d’être membre de l’Église en droit et non en fait non seulement pour un temps, mais le cas échéant toute ma vie. (Weil 2018 [1950]: 55)
Et c’est bien la question du langage qui permet de mesurer la différence et l’articulation du Politique – cet enracinement dans le « malheur des hommes » – avec le Mystique et son orientation vers un absolu: « Il y a deux langages tout à fait distincts quoique composés des mêmes mots: le langage collectif et le langage individuel ». Et Simone Weil prolonge ainsi cette réflexion:
Quand d’authentiques amis de Dieu – tel que fut à mon sentiment Maître Eckart – répètent des paroles qu’ils ont entendues dans le secret, parmi le silence, pendant l’union d’amour, et qu’elles sont en désaccord avec l’enseignement de l’Église, c’est simplement que le langage de la place publique n’est pas celui de la chambre nuptiale. (Weil 2018 [1950]: 62)
À quoi tient la différence entre ces deux langages? À l’énonciation bien sûr, et non à la composition des énoncés. C’est bien par l’acte d’énonciation que ce qu’on appelle ici deux « langages » peuvent se distinguer. Dans le langage individuel, tel celui qui s’établit entre deux amis, et dans le secret, la relation énonciative qui s’instaure prend le pas sur les contenus énoncés et en estompe la dimension d’un savoir. C’est une relation qui « se parle », un sujet qui « se dit », un autre qui « s’écoute », et non plus un savoir qui « se transmet ».
La Parole de Dieu est ainsi une parole secrète et elle est entendue dans le silence. Pour Simone Weil,
l’Église vient commettre un abus de pouvoir quand elle prétend contraindre l’amour et l’intelligence à prendre son langage pour norme. Cet abus de pouvoir ne procède pas de Dieu. Il vient de la tendance naturelle de toute collectivité, sans exception, aux abus de pouvoir. (Weil 2018 [1950]: 64)
Et dès lors la mystique laisse bien apparaître ici une conception de la vie sans ajout de dogme.
À partir de cette distinction des langages, il convient donc de différencier fortement le « mystique » du « religieux » et même ici du « théologique ». Le mystique est opposable au « théologique »: on peut rappeler l’exemple de Mansur Al-Hallâj, mystique musulman, mort crucifié à Bagdad en 922: son propos mystique et poétique, hors des cadres théologiques normés, fait de lui un hérétique qu’il faut éliminer. L‘immense étude de Louis Massignon, La Passion de Hallâj, examine comment celui-ci, « devenu le type de l’amant parfait de Dieu, » finira « condamné au gibet », quand le politico-théologique décide de faire taire le mystique (Massignon 1975).
Nous pouvons également faire référence à l’ultime étude que Louis Panier a publiée en 2012, dans les Actes sémiotiques, sur la théologie négative et la voie apophatique. Il rappelle que,
si le langage théologique, conceptuel, dogmatique et normé, échoue à dire Dieu, le langage mystique qui tente de décrire l’expérience du sujet relative à l’Absolu échoue également. C’est alors sa forme qui devient signifiante et parlante, dans cette tentative de désigner l’impossible à dire et à atteindre par le langage. (Panier 2012: 115)[7]
Pour un mystique comme Jean de la Croix, c’est le poème qui vient s’inscrire dans ce mouvement vers un Absolu. Poème de « La nuit obscure » que Louis Panier cite dans son dernier article.
Pour Simone Weil, c’est la « récitation », l’acte même de « réciter », qui fait écho à psalmodie reconnue dans l’écriture de Péguy et exerce la même fonction. Ainsi la récitation du poème « Amour » de George Hébert: rappelons que c’est au cours d’une récitation de ce poème qu’elle fait l’expérience de la présence du Christ, dont elle dira plus tard que cette présence est plus absente que l’absence. C’est encore ce poème et sa récitation qu’elle rappelle dans une dernière lettre à Joë Bousquet:[8] « Je croyais ne faire que redire un beau poème, et à mon insu c’était une prière ». Prière? Donc un acte d’énonciation adressé à quelqu’un et non plus un objet « littéraire ». C’est aussi la récitation quotidienne du « Pater » en grec, récitation qui pour elle n’est pas une prière, mais « fait » prière et pour ainsi dire signale la place de l’indicible dans le dire même de la récitation.
Pour Péguy enfin, n’est-ce pas le silence que nous évoquions qui vient prendre place dans le langage lui-même et son « hyperphatisme »? De quel silence s’agit-il? Selon ce qui a été dit plus haut, de ce silence que recèle toute parole, de ce silence laissant en suspens le sens que le discours politique n’en finit pas de saturer.
Simone Weil souligne que celui qui, dans le malheur, « est capable non seulement de crier, mais aussi d’écouter, entend la réponse. Cette réponse, c’est le silence. » Et elle poursuit: « Celui qui est capable non seulement d’écouter mais aussi d’aimer, entend ce silence comme la parole de Dieu. »[9]
Il s’agit bien là de l’expérience d’un sujet, mais cette expérience n’est pas celle d’une quête. « Je n’ai jamais cherché Dieu » (Weil 2018 [1950]: 31) dit-elle et plus loin, « c’est à lui de nous chercher… ». Un lien pourrait ici être fait avec la théorie de Jean-Claude Coquet et l’on y verrait alors l’instauration d’un non-sujet se situant hors du champ de la quête des objets mondains ou d’un quelconque objet-valeur: hors du champ narratif (cf. supra).
Mais, d’une autre manière, cette expérience vise, semble-t-il, l’instauration d’une « posture ». Et pour Simone Weil, cette posture est celle de « l’attente ». Cette attente caractérise l’attitude du sujet mystique aussi bien dans son expérience que dans son rapport à l’Église. Ce qui lui fera dire: « je reste “au seuil de l’Église”, sans bouger, immobile ». Elle utilise alors le terme grec « hypomenè » qui signifie attente, et action de rester là.
Grâce à cette immobilité, la graine infinitésimale d’amour divin jetée dans l’âme peut à loisir grandir et porter des fruits dans l’attente, en hypomenè, selon l’expression de l’Évangile. On traduit in patientia, mais hypoménein, c’est tout autre chose. C’est rester sur place, immobile, dans l’attente sans être ébranlé ni déplacé par aucun choc du dehors.[10]
De l’attente on en vient à l’« attention » à développer, une attention qui consiste à se mettre en attente, une attention sans objet pourtant car tout entière portée à disposer la « réception ». Ainsi parle-t-elle, dans Attente de Dieu, du regard porté sur autrui marqué par le malheur: « un regard attentif où l’âme se vide de tout contenu propre pour recevoir en elle-même l’être qu’elle regarde, tel qu’il est, dans toute sa vérité… » (Weil 2016 [1942]: 106). Se vider pour recevoir.
Mais, dans cette attente, le sujet se trouve déchiré ou « clivé ».
En effet, si le champ politique fait se confronter le sujet avec le « malheur des hommes », le sujet mystique, tel qu’entrevu ici, comme opérateur de véridiction, malmène ce politique, en dévoilant le mensonge qui s’y installe, et en soulignant l’illusion qu’il fait naître. Ce faisant, dans ce sujet s’exposant au malheur des hommes – et vécu, pour Simone Weil, dans l’expérience de l’usine –, vient s’inscrire une profonde déchirure chez le sujet qui cherche à tenir ensemble la certitude de l’amour de Dieu, et le contact avec le malheur d’autrui. Au terme de sa courte existence, elle souligne qu’un tel lien ne peut se faire qu’en s’inscrivant « physiquement » dans un tel « malheur ». Alors, la mystique n’est plus abstraite, elle se fond dans le corps même d’un sujet, devenant en cela le vrai sujet du « politique ». Et ce sujet déjoue le mensonge en opérant alors une identification absolue de la justice et de l’amour. « L’Évangile, écrit Simone Weil, ne fait aucune distinction entre l’amour du prochain et la justice »[11]
En octobre 2022, pour le dixième anniversaire du décès de Louis Panier, un groupe de ses amis s’est retrouvé auprès de son épouse, à Rainans, dans le Jura, son village natal. Ce furent d’agréables moments, faits de débats, d’échanges, et de lectures sémiotiques. Lors d’un de ces moments, le groupe a cherché à comprendre ce qu’était cet « agapè » dont parlait Paul dans sa lettre aux Corinthiens: « Si je n’ai pas l’agapè, je ne suis rien » (1 Cor. 13). On a pris l’habitude de le traduire par « charité » le plus souvent, ou par « amour ». Mais quelle nuance apporte cette figure de l’agapè, quand amour peut aussi se dire « éros » ou « philia »? Il y a d’abondantes études sur cette question. Toutefois, en reliant les échanges de Rainans aux réflexions de Simone Weil, nous pourrions proposer la formulation suivante: dans le champ du politique (et non de la politique), Agapè se dit « justice »; dans le champ du mystique, Agapè se dira « justesse ». Justice quand le regard se porte sur autrui dans le malheur et la servitude; justesse quand le sujet tente de s’ajuster à l’indicible pour lequel il se dispose en attente.
4 Pour conclure
Partant du paradoxe d’un double sens aspectuel, et quelle que soit l’orientation du mouvement qui s’instaure entre Mystique et Politique, nous découvrons que le politique projette sur le mystique, en la lui imposant, une dimension signifiante qui lui est étrangère (au mystique) et qui lui est propre (au politique). A travers l’étude des deux parcours, apparemment inverses, de Péguy et de Weil nous avons pu ainsi retenir comme traits spécifiques au politique: le déploiement narratif avec ses actants et ses jeux modaux de pouvoir, l’illusion langagière de plénitude du sens et la puissance impersonnelle de l’institution. A cela s’ajoute, à moins que ces traits la recèlent en eux-mêmes: la violence – qui n’est acceptable que sur soi-même: Weil se transforme en figure christique. Soulignons encore le trajet qui tend à l’apophatisme comme son terme, détouré (négativement) par trois suspensions: suspension de la narrativité comme mise en récit de l’événement au profit du seul avènement, mise en suspens du sens pour qu’émerge le silence, et effacement du sujet pour qu’il se révèle à nu, pure attente, par la passivation: c’est le devenir « non-sujet », où se rejoignent le récitatif de Péguy et la récitation « par cœur » de Weil.
Entre le mystique-source dont le sens est nié par le politique et le mystique-destination issu de l’engagement politique et ouvrant sur le secret d’un indicible, notre réflexion conduit alors au statut de la négativité au sein du langage. Le dernier travail de Louis Panier sur la théologie négative devient notre référence autour des enjeux de l’apophatique dans la tension entre mystique et politique, même lorsque l’apophatique pour se signifier emprunte, comme chez Péguy, la voie de l’hyperphatique. Cette approche conduit à s’interroger, plus généralement, sur les deux valences du négatif et sur les modes de son assomption. D’un côté la valence du négatif qui conduit à l’abstinence et à la réserve, par l’attention mystique. Celle-ci préserve le pur présent de l’émergence, remontant de l’événement à l’avènement, loin des illusions narratives du sens que dévoie le politique. Et de l’autre côté, la valence du négatif qui met au contact de la radicalité – de la fascination de la racine – et qui en fait le fondement d’un engagement prosélyte, fondé sur l’irradiance du négatif, forcément radical.
Références
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Artikel in diesem Heft
- Frontmatter
- Introduction
- Introduction
- 1 Les pôles de l’impensable
- Aux abords d’un centre qui toujours se dérobe
- L’iconoclastie musulmane dans le Coran et les hadīth et ses répercussions sur le politique et le mystique
- Amour et anarchie
- 2 Mystique et actantialité politique
- Mystique, spiritualité, et politiques écologiques : une lecture de Face à Gaïa (Bruno Latour)
- Au nom du monde : à propos du Présage de Pierre Gascar
- Mystique et politique de l’amitié : figure de l’écrilire
- 3 L’être mystique et l’agir politique
- Le parcours du mysticisme : des ardeurs affectives à l’état théopathique et l’action politique. Thérèse d’Avila et Jean de la Croix
- Mystics and politics: women and the interpretation of the Scriptures
- Mystics at war: Padre Pio and Ludwig Wittgenstein
- Le sacrifice : bivalence, entre mystique et politique
- 4 Chemins croisés: mystique politique / politique mystique
- De Jésus à Cyrille : la confrontation du mystique et du politique
- Être et agir au nom de la foi : le mysticisme et la religion dans des discours de George W. Bush
- De la mystique à la politique, ou inversement? Sur Charles Péguy et Simone Weil
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