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La marque comme service ayant une vision propre : une approche sémiotique des architectures de marques

  • Alain Perusset ORCID logo EMAIL logo
Veröffentlicht/Copyright: 28. November 2024

Résumé

Depuis le milieu des années 1990, les spécialistes en brand management recourent à une variété de stratégies de marques fortement institutionnalisées et peu contestées. Or, un examen sémiotique de ces stratégies peut amener à questionner la façon dont ces architectures sont construites. L’objectif de cet article est de mettre en lumière les contradictions sémiotiques d’une partie de ces stratégies pour, d’une part, proposer un modèle d’architecture de marques sémiotiquement fondé, et, d’autre part, offrir une définition renouvelée du concept de marque, comme « service ayant une vision propre ». En outre, cet article invite à toujours considérer deux types de services lorsqu’on s’attelle à une réflexion stratégique sur les marques : les « services souverains » et les « services adjoints ». Cette « relation d’appartenance » entre services permet de saisir toutes les relations de marque possibles entre entreprises, filiales, produits, lignes, gammes, offres, etc. Plus généralement, cet article entend valoriser le recours à la sémiotique (post)structurale greimassienne pour enrichir la réflexion et améliorer les pratiques dans le domaine du brand management.

1 Introduction

1.1 Situation générale et objectifs

L’intérêt académique pour les architectures de marques naît à la fin des années 1990, lorsque, suite à la libéralisation des marchés au niveau mondial et l’essor des acquisitions et fusions d’entreprises qui s’ensuivent, les grandes entreprises se retrouvent à devoir gérer un nombre conséquent de marques, aux identités et noms divers (Douglas et al. 2001). Corrélativement, la place prise par la finance incite les entreprises à porter davantage d’attention sur leurs identités corporate, de sorte à pouvoir être davantage valorisées en bourse et ainsi augmenter encore leurs profits (Rao et al. 2004).

C’est dans ce contexte international que les premiers écrits sur les architectures de marques voient le jour, à commencer par ceux de John Murphy (1987) et Wally Olins (1989). Les réflexions visent à comprendre de quelle façon il est possible de gérer un système de plusieurs marques au sein d’une entreprise (Chailan 2009). Pour augmenter le profit et la croissance, la question est – et reste – de savoir s’il faut garder existantes toutes les marques ou à l’inverse n’avoir qu’une seule marque qui chapeaute toutes les offres, voire envisager une solution intermédiaire où pourraient cohabiter au moins deux marques.

C’est sur la base de ces observations stratégiques que durant les années 1990 et 2000 quatre autres auteurs en viennent à développer des réflexions plus approfondies : ensemble, Sylvie Laforet et John Saunders (1994, 1999, 2005, 2007), et, séparément, Jean-Noël Kapferer (1991, 1992, 2007, 2012) et David A. Aaker (2004; Aaker et Joachimsthaler 2000). Enfin, dans la seconde partie des années 2000 et au cours des années 2010, c’est une nouvelle génération qui poursuit la réflexion sans pour autant requestionner fondamentalement les approches antérieures (Åsberg et Uggla 2019; Muzellec et Lambkin 2009; Strebinger 2004).

Dans le cadre de cette contribution, notre intention n’est pas d’offrir une nouvelle présentation des diverses approches d’architectures de marques existantes (Harish 2020; Singh 2013), ni de rappeler les avantages ou désavantages de chaque variété de stratégies (Aaker 2004; Kapferer 2007, 2012). Plutôt, nous visons à porter un regard critique sur ces propositions d’architecture de marques à partir de considérations sémiotiques contemporaines postgreimassiennes, en vue d’offrir une définition renouvelée du concept de marque, à la fois synthétique et opérationnelle : la marque comme service ayant une vision propre.

Ainsi, cette étude entend révéler l’intérêt de recourir à la sémiotique poststructurale dès lors qu’il s’agit d’éclairer des problématiques marketing se rapportant au sens, dans le cas présent, au sens à donner aux stratégies d’architectures de marques, lesquelles impliquent de savoir ce qu’est une marque. Également, cet article entend rappeler l’importance de continuer à proposer des contributions proprement conceptuelles dans le domaine du marketing (MacInnis 2011; Yadav 2014).

À cet égard, on assumera de ne passer en revue que les propositions de Murphy, Olins et Laforet et Saunders ; ceci pour deux raisons. D’une part, parce que, comme ce travail requiert d’aller dans le détail des propositions théoriques, il serait vain d’espérer discuter l’entièreté de la littérature sur le sujet dans un tel format de publication. Mais surtout une raison pragmatique : en s’intéressant aux contributions de Murphy, Olins et Laforet et Saunders, il se révèle déjà possible, ainsi que nous le verrons, d’apporter des éclairages nouveaux sur des problématiques de brand management des plus actuelles. Autrement dit, il ne s’est pas avéré nécessaire de recourir aux propositions de Kapferer et de Aaker (pour ne citer qu’eux) pour développer la base d’une architecture de marques sémiotiquement fondée, de même que pour développer cette nouvelle approche sémiotique de la marque. Il demeure néanmoins certain, comme nous le reconnaîtrons en fin de travail, que l’analyse approfondie des architectures de marque de ces autres auteurs permettrait d’affiner les propositions ici avancées.

Dans la section suivante, nous présenterons le cadre sémiotique de notre analyse. Puis, nous discuterons les propositions inaugurales de Murphy et Olins pour redéfinir le concept de service (partie 2). Cette redéfinition nous permettra de questionner les stratégies de Laforet et Saunders (partie 3), examen qui nous conduira à proposer une nouvelle définition du concept de marque (partie 4), ainsi qu’à élaborer une esquisse d’architecture de marques, fondée sémiotiquement (partie 5).

1.2 Le sens dans le flux

Ce travail s’appuie sur la sémiotique poststructurale de tradition greimassienne. Cette sémiotique se définit comme l’étude des processus et phénomènes signifiants, et se caractérise par le fait qu’elle ne considère pas le sens comme une structure figée, mais comme un phénomène d’abord sensible et situationnel. Ainsi, la sémiotique (post)greimassienne postule que le sens n’est pas donné à l’avance par des normes ou des ontologies, mais qu’il se construit en cours d’expérience, au cours de l’interaction d’un individu avec son milieu, des objets, d’autres individus, etc. (Fontanille 2008; Landowski 2004, 2005; Perusset 2020).

Une autre caractéristique de cette sémiotique, inspirée de la phénoménologie de Merleau-Ponty, est qu’elle reconnaît que le monde est d’abord un continuum physique et que, pour y saisir du sens, il faut segmenter ce devenir en unités cohérentes. Les facultés de perception et de catégorisation des êtres vivants servent expressément à cela ; à saisir des unités de sens dans ce flux, et ensuite à ranger ces unités dans des catégories pour que le monde devienne signifiant, compréhensible et manipulable. Toutefois, comme ces facultés de perception et de conceptualisation sont aussi conditionnées par des apprentissages culturels et des expériences individuelles (généralement non conscientisés), elles peuvent aussi conduire à des visions du monde distinctes d’un individu à l’autre, d’une culture à l’autre (Beividas 2016; Bordron 2007; Bordron 2011; Fontanille 2011; Groupe μ 2015; Perusset 2020). Par exemple, dans le monde occidental, on perçoit – culturellement – sept couleurs dans le spectre de l’arc-en-ciel, alors que dans d’autres sociétés, c’est un nombre généralement moindre qui peut être attesté, notamment parce que ces dernières n’ont pas de raisons pragmatiques de distinguer autant de couleurs dans ce spectre chromatique (Klinkenberg 2000).

En l’occurrence, si nous évoquons ce point, c’est parce que ce phénomène de segmentation du continuum s’est aussi produit dans l’univers du brand management, avec des auteurs qui ont identifié un nombre distinct de stratégies de marque : trois, quatre, six, comme nous le verrons dans cette partie. Et s’il n’y a effectivement pas d’inconvénient à avoir un nombre variable de stratégies de marque, il importe de souligner que la sémiotique est tout de même capable d’offrir des modes de catégorisation scientifiques qui permettent d’avoir des systèmes plus pertinents et signifiants. C’est sur ce point de méthode que la sémiotique de tradition greimassienne peut faire ses preuves dans le domaine du marketing, comme l’a montré Jean-Marie Floch en son temps (1990, 1995).

Enfin, du point de vue épistémique, il convient de préciser que la sémiotique (post)greimassienne n’est ni un instrument de recueil de données (contrairement à l’ethnométhodologie ou aux focus groups), ni une méthode quantitative (à l’inverse des questionnaires ou des statistiques). La sémiotique greimassienne est une discipline d’analyse et de compréhension des données. Elle est en ce sens foncièrement qualitative et se situe en aval des processus de description du monde. Ainsi, outre être un appareil conceptuel et théorique complet pour saisir la réalité et les processus de signification individuels et collectifs, cette sémiotique fonctionne comme boîte à outils, avec une diversité de méthodologies et de modèles qui permettent d’ordonner et de rendre signifiantes des données issues de tout type de corpus et de terrains.

Dans cet article, les corpus sont secondaires. C’est-à-dire que ce ne sont pas les données premières qui nous intéressent (l’analyse de telles publicités ou de tels packagings), mais les analyses produites à partir de ces données premières, soit les commentaires, conclusions, modèles et synthèses produits sur la base de ces publicités et de ces packagings. Pour reprendre une métaphore filée de Deborah J. MacInnis dans son article sur les variétés d’approches conceptuelles au sein du marketing (2011: 138), notre démarche s’apparente à celle d’un « cartographe », dans le sens où nous cherchons à requestionner avec un « télescope » sémiotique plusieurs propositions de brand management afin de dessiner de nouvelles « cartes » conceptuelles.

2 Une affaire de relations entre services

2.1 Les propositions de Murphy et Olins

Les propositions fondatrices de Murphy (1987) et Olins (1989) ont ceci de commun qu’elles ont procédé d’analyses de corpus publicitaires, et non pas, comme cela a souvent été le cas par la suite, d’analyses de packagings. Ce détail, bien que d’importance, n’est cependant pas déterminant d’un point de vue sémiotique, car dans le cadre d’analyses de marques on suit finalement toujours une même procédure : on cherche à identifier des stratégies de marque (niveau conceptuel) à partir de supports d’expression (niveau perceptuel), peu importe qu’il s’agisse de publicités ou de packagings.

Cette relation entre plan d’expression (tout ce qu’on perçoit à travers nos sens, qui se trouve dans le monde) et plan de contenu (tout ce qu’on conceptualise à partir de nos perceptions, qui se trouve dans notre esprit) est par ailleurs indéfectible ; il ne peut y avoir de perception qui ne soit associée à une – ébauche de – conceptualisation, et inversement. Voici comment cette relation se formaliserait (Figure 1):

Figure 1: 
Le signe d’une analyse de stratégie de marque.
Figure 1:

Le signe d’une analyse de stratégie de marque.

Dans sa réflexion inaugurale sur les stratégies de marques, Murphy identifie quatre « systèmes » de communication publicitaire (plan de l’expression) qu’il rattache à autant de stratégies d’entreprise (plan du contenu) : d’abord, un « corporate dominant system », lorsque la communication publicitaire ne mentionne que le nom de l’entreprise, taisant ainsi l’éventuel nom des produits ; ensuite, et de façon opposée, un « brand dominant system », lorsque les publicités capitalisent uniquement sur le nom des produits en ne mentionnant cette fois-ci nullement le nom de l’entreprise ; enfin, deux systèmes médians : d’un côté, un « balanced system », lorsque la communication promeut dans des proportions égales aussi bien l’entreprise que ses produits : d’autre part, un « mixed system », lorsque les publicités promeuvent toujours l’entreprise et ses produits, mais de façon cette fois-ci déséquilibrée, c’est-à-dire avec l’identité soit de l’entreprise soit des produits qui occupe une place prépondérante.

Olins, qui adopte une démarche similaire, reconnaît de son côté aux entreprises la possibilité de se présenter dans leur communication de trois façons différentes (1989). Soit comme des « monolithic structures », lorsqu’elles communiquent en capitalisant uniquement sur leur nom et leur style visuel ; soit comme des « endorsed structures », lorsqu’elles ont des filiales et qu’elles profitent de la communication de celles-ci pour intégrer leur nom ou leur logo à quelque endroit des publicités ; enfin, comme des « branded structures », lorsqu’elles mettent leur nom, leur identité ou leur logo en retrait, derrière une identité propre aux produits – c’est-à-dire lorsque les entreprises ne communiquent pas en leur nom, mais au nom des produits.

2.2 Analyse des propositions de Murphy et Olins

Vis-à-vis de ces propositions fondatrices, on peut premièrement noter chez Murphy comme chez Olins, peut-être parce que le brand management n’en était qu’à ses débuts, qu’il y a une tendance à seulement traiter les produits comme des marques (« brand dominant system », « branded structure ») ; les entreprises étant seulement conçues comme des entités « corporate ». De même, avec l’usage du terme « brand » ou « branded », on saisit une seconde tendance à systématiquement envisager comme marque tout produit qui aurait un nom. Cela est problématique, car un produit qui a un nom n’est pas nécessairement une marque, comme nous le verrons à la Section 3.2.

Un autre souci, inhérent au travail de saisie des stratégies de marques, tient au fait de savoir sur quelle base on peut dire d’un support publicitaire ou packaging qu’il valorise davantage l’entreprise ou le produit. Le fait de donner un nom propre à un produit signifie-t-il nécessairement que le produit prend une place plus importante que l’entreprise ? À vrai dire, ce questionnement vise surtout à interroger les deux systèmes intermédiaires de Murphy qui apparaissent difficiles à distinguer. En effet, à partir de quel moment passe-t-on d’un « balanced system » à un « mixed system », et vice-versa ? Quel critère fait pencher la balance d’une communication équilibrée entreprise-produit vers une communication déséquilibrée à la faveur soit de l’entreprise soit du produit ?

La réponse, comme nous le verrons également à la Section 3.2, s’avère toute sémiotique, en ce sens que ce n’est pas un élément matériel particulier (comme un nom de produit – dimension figurative), mais une constellation d’éléments (s’inscrivant dans une communication globale et créant une impression générale – dimension figurale), qui conduit à sentir, puis à comprendre, qu’on a affaire, dans telle ou telle situation, à des stratégies visant à équilibrer ou déséquilibrer le rapport de force entre l’entreprise et le produit.

Le fait que la catégorisation des stratégies de marque repose sur un continuum (comme toute catégorisation, ainsi qu’évoqué à la Section 1.2) est la raison qui explique pourquoi il est si difficile de distinguer certaines stratégies entre elles. En effet, les stratégies de marques se distinguent les unes des autres sur la base d’une gradation douce et non d’une opposition stricte. C’est-à-dire qu’on a un continuum catégoriel qui peut être segmenté autant de fois qu’on le souhaite, et tout l’enjeu d’une réflexion sur les stratégies de marque est de savoir pourquoi et comment réaliser une telle segmentation à tel ou tel endroit du continuum. En la circonstance, ce continuum serait tenu à ses extrémités par les stratégies communément nommées branded house (n’avoir qu’une seule marque pour tous les produits, celle de l’entreprise) et house of brands (développer plusieurs marques, une par produit, en plus de celle de l’entreprise) (cf. Figure 2).

Figure 2: 
Où et comment identifier des stratégies de marques pertinentes ?
Figure 2:

Où et comment identifier des stratégies de marques pertinentes ?

Enfin, pour clore ce premier examen, notons que la caution des « endorsed structures » de Olins vise à qualifier le soutien d’un groupe à une filiale, et non pas d’une entreprise à un produit comme c’est désormais la tendance. Cette précision contraint alors à reconnaître que Murphy et Olins ne catégorisent pas le même phénomène sur ce point particulier. En effet, alors que Murphy s’intéresse uniquement au rapport entreprise-produit, Olins introduit un autre type de relation avec le rapport entreprise-filiale.

Dès lors, si on souhaite rigoureusement comparer la proposition de Olins avec celle de Murphy, il y a lieu de mettre du côté du « corporate system » de Murphy non seulement la « monolithic structure » de Olins, mais aussi son « endorsed structure », dans la mesure où une filiale reste une organisation. Ce faisant, on saisit aussi l’opportunité de déplacer cette « endorsed structure » du côté de la « branded structure », puisqu’un produit peut aussi être mis en avant en lieu et place d’une entreprise ou d’une filiale.

Pour le dire de façon plus synthétique, Olins propose en fin de compte trois structures-stratégies qui ne peuvent pas strictement être comparées les unes avec les autres. Quant à Murphy, bien qu’il n’évoque que quatre systèmes-stratégies, il en suppose en fait cinq, puisque son « balanced system » peut aussi bien être à la faveur de l’entreprise que du produit (cf. Figure 3).

Figure 3: 
Une comparaison des propositions de Murphy et Olins.
Figure 3:

Une comparaison des propositions de Murphy et Olins.

Ce dernier point met en exergue l’importance de considérer deux réalités bien distinctes lorsqu’on s’attelle à un travail d’analyse de la marque : la réalité entreprise-organisation et la réalité produit-solution. Il nous invite aussi à reconnaître, en tant que sémioticien, que ces deux réalités partagent aussi un point commun, déterminant, qui nous autorise à les mettre en relation. Ce sont tous deux des services, comme nous allons l’expliquer.

2.3 L’éclairage de la sémiotique narrative

La sémiotique narrative d’Algirdas J. Greimas (2002 [1966], 1983) postule qu’un projet, quel que soit sa nature et son envergure (par exemple le projet de vendre un produit), peut être divisé en quatre séquences prototypiques, et que chacune de ces séquences fait systématiquement intervenir des actants narratifs spécifiques, c’est-à-dire des fonctions invariables investies par des instances du réel social (qualifiées en termes de « rôles thématiques »).[1] Voici détaillées, dans l’ordre, ces séquences nommées « programmes narratifs » (cf. Perusset 2020, pour un récent réexamen) :

  1. programme de la manipulation : séquence où un « Sujet d’état » (actant passif/passionné) fait savoir à un « Sujet de faire » (actant actif) qu’il ressent une tension à apaiser (un besoin, un désir, un manque, etc.) ;

  2. programme de la compétence : séquence durant laquelle le « Sujet de faire » élabore, développe, cherche à faire advenir un « Objet de valeur » (une solution) pour apaiser la tension du « Sujet d’état » ;

  3. programme de la performance : séquence au cours de laquelle l’Objet de valeur, par son action sur le « Sujet d’état », apaise la tension de ce dernier ;

  4. programme de la sanction : séquence lors de laquelle le Sujet d’état juge l’effet de l’Objet de valeur (satisfaction, insatisfaction … ).

Transposé au domaine marchand, et en adoptant un point de vue productiviste, on reconnaîtra schématiquement que le Sujet de faire (actant narratif) est l’entreprise-organisation (rôle thématique), que le Sujet d’état (actant narratif) est le client-consommateur (rôle thématique) et que l’Objet de valeur (actant narratif) est l’offre-produit (rôle thématique).[2] En ce sens, l’entreprise-organisation rend service au client (même si cela suppose une contrepartie financière). Or, le détail est que l’entreprise-organisation n’est en fait pas la seule instance à rendre service, puisque l’offre-produit rend aussi service. C’est-à-dire que, d’un côté, le Sujet de faire (l’organisation) rend indirectement service au Sujet d’état (le client) en confectionnant un Objet de valeur (une offre), et que, de l’autre, cet Objet de valeur (cette offre) rend directement service au Sujet d’état (le client) en apaisant ses tensions et en répondant à ses besoins de façon effective.

De la sorte, narrativement et structurellement, le client-consommateur profite toujours de deux services, et c’est en ce sens que l’entreprise-organisation et l’offre-produit doivent être conçues comme telles. C’est dire que doréanavant, nous concevrons le concept de service comme une notion générique qui surplombe l’opposition classique ‘bien’ (une voiture, un habit…) vs. ‘service’ (un restaurant, un compte en banque…).

2.4 L’éclairage de la sémiotique des objets

Lorsqu’on parle de service – qu’il s’agisse d’une entreprise-organisation ou d’une offre-produit – on se réfère à deux faces d’une même réalité : à une activité et à son auteur, l’actant. En effet, conformément au principe d’inhérence (Fontanille 2008), il est impossible de séparer l’actant de son acte ; il ne peut y avoir d’acte sans actant (puisque seul un actant peut réaliser un acte), et il ne peut y avoir d’actant sans acte (puisque dès lors qu’un actant s’active il produit un acte). C’est-à-dire que le terme de service doit être conçu comme un terme métonymique qui peut aussi bien désigner l’actant qui réalise une activité que l’activité même.

Par exemple, on parle souvent de « service » à la forme infinitive pour désigner l’activité ou le principe de plusieurs activités : « faire du luxe », telle est la mission (le service) que déploie LVMH (entreprise) ; « satisfaire la faim avec goût », telle est la mission (le service) que délivre un Big Mac (produit). Et de façon complémentaire, comme signifié, on parle aussi de service pour désigner l’acteur ou l’ensemble des acteurs qui réalise ces activités : LVMH et le Big Mac sont en ce sens également des services.

Avec cette conception générique et totale du service, nous approchons d’une idée déjà abordée dans le domaine du marketing au travers de la notion de « système marketing », laquelle notion nous semble toutefois moins claire et accessible que celle de « service ». En l’occurrence, tel que défini par Roger Layton, un système marketing est :

a network of individuals, groups and/or entities; embedded in a social matrix; linked directly or indirectly through sequential or shared participation in voluntary exchange of value; which jointly creates, assembles, transforms, and makes available assortments of products, services, experiences, and ideas; provided in response to customer demand. (Layton 2009: 354)

Si on prend l’exemple du groupe McDonald’s, il s’agit de concevoir cette organisation comme un service globalisé qui se composerait tout à la fois de collaborateurs, de restaurants, de nourriture transformée comme entreposée, de matériel de cuisine, de bancs et de tables de restaurants, d’écrans tactiles pour commander les menus, de même que de camions, de centres de logistique, ainsi que d’organisations partenaires et de fournisseurs internationaux et locaux (soit autant d'actants de natures diverses). Quant au Big Mac, ce service serait un aliment pouvant être conçu soit comme un actant unique (un hamburger) soit comme un système d’actants (avec les tranches de pain, la viande de bœuf, la salade, la mayonnaise, la rondelle de concombre).

En définitive, une fois qu’on a clair qu’un service est sémio-ontologiquement un système d’actants et d’activités, on peut chercher à standardiser les types de services, à commencer par les deux que nous sommes en train de commenter et qui pourraient être codés comme suit :

  1. le « service 1 » (lié au programme narratif de la compétence). C’est le service qui vise à confectionner, créer, développer une solution. Le service 1 est une organisation ;

  2. le « service 2 » (lié au programme narratif de la performance). C’est le service qui vise à apaiser la tension du client, à combler son besoin. Le service 2 est la solution.

Voici une illustration de la distinction à opérer :

  1. Beiersdorf est un service 1 qui développe des solutions telles que Nivea ou Hansaplast.

  2. Nivea est un service 2. Grâce à ses formules, cette solution apaise des tensions (la peur d’avoir la peau abîmée par l’âge, le soleil … ) et comble des besoins (celui d’avoir une belle apparence) ;

  3. La Prairie est un groupe de cosmétique suisse, filiale de Beiersdorf. Elle est en ce sens un service 1. Néanmoins, l’entreprise commercialise aussi des produits qui portent son nom. La Prairie est donc aussi le nom d’un service 2. On a ainsi un même nom pour deux services distincts, avec également deux logos distincts.

Cette distinction entre services 1 et 2 peut ensuite se complexifier lorsqu’on a affaire à un groupe (coexistence d’au moins deux organisations) ou à une gamme (coexistence d’au moins deux solutions). En effet, dans de tels cas de figure, une scission s’opère au sein de chacun des services 1 et 2 avec une alternative que nous pourrions marquer par l’adjonction des lettres (a) et (b), comme suit :

  1. pour le service 1 : le groupe est conçu comme le « service 1a » (Beiersdorf) et la filiale comme le « service 1b » (La Prairie) ;

  2. pour le service 2 : l’offre principale est conçue comme un « service 2a » (Nivea) et une de ses gammes comme un « service 2b » (Nivea Men).

Naturellement, d’autres cas de figure existent. Par exemple, la déclinaison d’une solution (service 2) peut devenir – et est souvent aussi – une solution de référence, comme Nivea Men qui devient un service 2a lorsqu’associé à Nivea Men Creme ou Nivea Men Sensitive (deux services 2b). De même, des précisions terminologiques seraient nécessaires pour savoir ce qu’on qu’entend exactement par gamme ou produit (cf. Perusset 2024) ? Pour l’instant, l’important se situe toutefois ailleurs. Ce qui nous intéresse est seulement de préciser qu’au-delà de ces chiffres (1 et 2) et de ces lettres (a et b) il y a une relation transversale qui lie tous ces services entre eux, que nous proposons de nommer « relation d’appartenance ». Chapeautant les deux relations précédentes (‘1’ vs. ‘2’ ; ‘a’ vs. ‘b’), cette relation d’appartenance articule un service fondateur/premier – que nous baptisons « service souverain » – avec un service second/subordonné, qui lui appartient et que nous baptisons « service adjoint ». Grâce à cette proposition, toutes les relations entre les services de n’importe quelle organisation peuvent être appréhendées sans peine, ainsi que l’exemplifie le Tableau 1.

Tableau 1:

Exemples de relations d’appartenance entre services souverains et adjoints.

Tableau 1: 
Exemples de relations d’appartenance entre services souverains et adjoints.

Ce tableau montre qu’un service souverain peut aussi bien être une organisation qu’une offre (par exemple une gamme), et qu’il en va de même pour le service adjoint qui peut aussi bien être une organisation (généralement une filiale) qu’une solution. Surtout, ce tableau nous aide à comprendre que cette relation d’appartenance est organisationnelle et relationnelle, c’est-à-dire que, d’une part, son champ de pertinence est circonscrit aux services appartenant à l’organisation (on ne va pas mettre en relation des services Beiersdorf avec des services L’Oréal) et, d’autre part, la valeur des services varie en fonction des services avec lesquels ils sont mis en relation. Par exemple, Nivea est un service adjoint vis-à-vis de Beiersdorf (le groupe auquel la marque appartient), mais un service souverain vis-à-vis de Nivea Men (sa gamme pour homme). Et de même, cette relation d’appartenance est structurelle avant d’être communicationnelle, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas uniquement à montrer comment, dans l’actualité, les marques communiquent, mais comment, structurellement, les services au sein d’une organisation se distribuent. En ce sens, si Nivea communique toujours en son nom (et jamais en principe au nom de Beiersdorf), il demeure que Nivea, vis-à-vis de Beiersdorf, reste une marque adjointe.

3 Une approche sémiotique de la marque

3.1 Le modèle de Laforet et Saunders

Les conclusions de Murphy et Olins ont été reprises quelques années plus tard par Sylvie Laforet et John Saunders (1994, 1999, 2005 et 2007) afin d’être testées sur un corpus de packagings de produits issus de la grande distribution. Les résultats obtenus ont conduit ces derniers à distinguer deux variantes pour chacune des trois catégories de Olins, soit un total de six stratégies (Figure 4).

Figure 4: 
Les stratégies de marque de Laforet et Saunders (Laforet 2010: 147).
Figure 4:

Les stratégies de marque de Laforet et Saunders (Laforet 2010: 147).

Cette proposition de Laforet et Saunders est bienvenue parce qu’elle double le nombre des stratégies. En effet, n’envisager que trois ou quatre stratégies, comme Olins ou Murphy, est dommageable, car c’est s’interdire de saisir des variétés de stratégies qui ont une réelle pertinence sémiotique. Par exemple, il vaut vraiment la peine de distinguer les entreprises qui se cachent complètement derrière leurs produits (« furtive brands ») de celles qui assument une présence discrète sur les emballages (« mono brands »), car cela produit de réels effets de sens, ainsi que nous le verrons.

Ceci dit, les distinctions qu’opèrent les auteurs au sein de chacune des trois catégories du modèle ne sont pas si heureuses que cela à notre sens, car elles ne reposent jamais exactement sur le même critère, ce qui est problématique lorsqu’on veut créer ou identifier des catégories véritablement pertinentes, susceptibles d’être comparées les unes avec les autres.

Pour comprendre cette critique, rappelons, à la suite de ce que nous avons expliqué au point précédent, que ces questions de stratégies et d’architectures de marques sont d’abord des questions de relations entre services. De même, ajoutons que c’est la relation entre le service 1 (l’organisation) et les services 2 (ses solutions) que les spécialistes en brand management cherchent tendanciellement toujours à modéliser, comme ici Laforet et Saunders.

Or, comme nous l’avons problématisé avec Olins, et comme nous le constatons à présent, ces relations entre services peuvent se situer sur différents plans ; elles peuvent aussi bien désigner des relations entre organisations (services 1 : entre un groupe et ses filiales) qu’entre solutions (services 2 : entre des gammes, des lignes et des produits), de même qu’entre des types d’organisations et des types de solutions (par exemple, entre un groupe et une gamme, ou entre une filiale et un produit). Ceci revient à dire que la distinction opérée par Laforet et Saunders au sein de la première catégorie (« corporate dominant ») n’est pas de même nature que les distinctions opérées entre leurs autres catégories, puisque cette opposition ‘corporate’ vs. ‘house’ pourrait aussi apparaître au sein des autres catégories, comme nous avons tenté de le modéliser ci-dessous en reprenant l’arborescence originale (cf. Figure 5).

Figure 5: 
Le problème de la catégorie « corporate dominant » de Laforet et Saunders.
Figure 5:

Le problème de la catégorie « corporate dominant » de Laforet et Saunders.

Avec cette schématisation, on comprend que deux critères distincts ont été retenus par les auteurs, ce qui conduit à devoir doubler toutes les entrées de l’arborescence, et par conséquent à rendre moins pertinente l’architecture originale (cf. Figure 4). En effet, alors que le critère des stratégies « mixed brands » et « brand dominant » se rapporte à l’équilibre des forces en présence sur les packagings (identité dominante du service 1 ou du service 2), le critère des stratégies « corporate brands » s’avère lui seulement se rapporter au type de service 1 (le groupe ou la filiale) qui entre dans ce rapport de force face au service 2 – ce que confirme d’ailleurs la précision faite par Laforet et Saunders dans la Figure 4 au sujet des stratégies « endorsed brand » : « brand endorsed by corporate or house identity ».

Pour le dire encore mieux, cette catégorie « corporate dominant » n’a de pertinence que si on a affaire à un groupe ; si l’organisation analysée ne fait pas partie d’un groupe, cette catégorie perd son sens. Cette observation renvoie à un enjeu plus général ; à savoir que si on veut élaborer une catégorisation des stratégies de marque, il faut que ces stratégies soient valables dans tous les cas de figure.[3]

3.2 Un nom n’est pas une marque

Un autre problème, tout aussi important, se manifeste au sein de la catégorie « mixed brands » avec la stratégie « dual brands ». Ici, deux soucis. Le premier est que Laforet et Saunders partent du principe que lorsqu’on a deux noms qui figurent sur un emballage (le nom de l’entreprise et, en règle générale, un nom propre au produit), on a nécessairement affaire à deux marques ; le second souci est qu’ils estiment que dans une telle situation les deux « marques » ont généralement une importance égale : « Often the relationship between the names appearing on a dual brand is horizontal » (Laforet et Saunders 2005: 319). Pour défendre leur position, les auteurs s’appuient sur les exemples suivants, en soutenant, comme évoqué, que tous les noms cités sont des marques d’égale valeur :

Dual brands give equal prominence to either a corporate, house, super brand, or another product brand name together with the product’s own brand, such as Nestlé (corporate name) Blue Riband (brand name), Twinings (house name) Lady Grey (brand name) … (Laforet 2015: 74)

Un coup d’œil aux packagings des produits mentionnés (cf. Figure 6) suffit pourtant à questionner cette position. Le souci tient au fait que les auteurs, pour décréter que tel packaging répond de telle ou telle stratégie, ne s’en tiennent qu’aux noms mis en exergue sur les emballages. Ils ne s’intéressent guère à la façon dont ces noms sont agencés (disposition, taille...) ni à savoir si ces noms sont liés entre eux ou séparés par divers procédés graphiques. Enfin, le plus notable est qu’ils ne paraissent pas prendre en considération l’identité visuelle du packaging pour tirer leurs conclusions. Seuls les noms en présence importent, alors même qu’un packaging – comme tout support de communication – ne peut être réduit à une seule composante linguistique.

Figure 6: 
Les exemples pris par Laforet et Saunders pour les dual brands.
Figure 6:

Les exemples pris par Laforet et Saunders pour les dual brands.

En l’occurrence, si une analyse sémiotique plus poussée avait été réalisée, on serait arrivé à une conclusion différente. Premièrement, on aurait relevé pour « Nestlé Blue Riband » (ainsi nommé par les auteurs) que le terme Nestlé se trouve en tout petit sur l’emballage, tandis que le terme Blue Riband occupe quasiment tout l’espace ; de même, on aurait noté que Nestlé est écrit dans son style visuel propre, tenant dans son seul logo, totalement distinct du style visuel de Blue Riband (qui habille tout l’emballage), et que par conséquent l’identité visuelle du packaging ne peut être que celle de Blue Riband, donc d’un service qui a sa propre identité.

En somme, on aurait vu que c’est le service Blue Riband (service 2) qui a l’ascendant sur le service Nestlé (service 1) et que, de ce fait, cette stratégie n’a rien de « dual », mais qu’elle est résolument de type endorsement (comme a l’habitude de faire Nestlé avec ses produits). À cet égard, il aurait donc aussi fallu éviter de se référer à ce produit en termes de « Nestlé Blue Riband », car cela induit en erreur. En effet, la nuance doit être signalée, c’est-à-dire que c’est bien « Blue Riband » comme marque qui est promue, non pas « Nestlé » ; le produit se nomme Blue Riband, non pas Nestlé Blue Riband.

Plus fondamentalement, ce que révèle cette analyse sémiotique très cavalière est qu’il peut certes y avoir deux marques qui marquent un support, mais qu’en revanche ce marquage ne peut être paritaire. Naturellement, il y aurait lieu de valider cette observation par des analyses plus exhaustives, mais en l’état il nous semble clair qu’il y aura toujours, sur un support ou dans une communication, une marque qui dominera l’autre, un service qui en dominera un autre. C’est d’ailleurs une hypothèse qui rejoint les injonctions des spécialistes du domaine, comme Aaker et Kapferer, qui toujours nous invitent à nous demander quelle marque (au singulier) on achète lorsqu’on achète tel ou tel produit :

When a person is asked, “What brand did you buy?” or “What brand did you use?” the answer given will be the brand that had the primary driver role responsibility for the decision … Thus, Toyota is the primary driver for Toyota Corolla, as users will say they own a Toyota rather than a Corolla. (Aaker 2004: 45)

Les questions clés du marquage concernent le degré de visibilité et de prééminence des noms qui désignent les différentes entités de l’organisation : celui de l’entreprise, ceux des business units, des divisions, ceux des gammes de produits ou des modèles. Cette question apparemment bénigne de la visibilité correspond à un enjeu fondamental, dont l’issue sera déterminante : à quel niveau situer la perception de la valeur dans l’entreprise ? Quel niveau de l’entreprise doit faire marque ? (Kapferer 2007: 428)

Enfin, pour ce qui concerne le produit que Laforet et Saunders nomment « Twinings Lady Grey », il aurait aussi fallu prendre quelques précautions. En particulier, il aurait fallu noter qu’il y a une dissymétrie linguistique, typographique et stylistique entre Twinings d’un côté et Lady Grey de l’autre. C’est-à-dire qu’il aurait valu la peine de souligner que, si la couleur bleue du packaging est certes bien spécifique au service-produit Lady Grey, le style visuel de l’emballage reste quant à lui propre à Twinings, comme on s’en rend compte avec cet autre service-produit de la marque (Figure 7):

Figure 7: 
Twinings Earl Grey.
Figure 7:

Twinings Earl Grey.

En somme, la question est de savoir pourquoi les auteurs en sont venus à considérer Lady Grey comme une marque si finalement la seule chose propre à ce service 2 est d’avoir, outre un goût spécifique, une couleur et un nom propre. À notre sens, le problème tient en deux points : premièrement, au fait qu’on a tendance à penser que donner un nom à un produit, c’est créer une marque ; deuxièmement, au fait qu’on a tendance à penser qu’enregistrer un nom juridiquement, c’est aussi créer une marque. Or, il ne peut en aller ainsi, sauf à considérer qu’une marque est seulement un nom, ce que nous récuserons ci-après. De même, il ne faut pas confondre une marque (brand) avec une marque enregistrée (trademark) ; ce sont deux réalités distinctes, l’une sémiotique, l’autre juridique. Dans le cas présent, on aurait donc une seule marque (Twinings) qui encadre un service ayant un nom propre enregistré (Lady Grey).

Ce constat va dans le sens des observations de Francisco Conejo et Ben Wooliscroft qui également critiquent l’association pouvant être faite entre une marque et une trademark, et qui notent aussi qu’« un simple nom, logo ou autre symbole de différenciation ne garantit pas par défaut l’existence d’une marque » (2015: 289–290).

En résumé, donner un nom à un produit, ce n’est pas créer une marque. De même, particulariser le packaging ou la communication d’un produit (par exemple en attribuant une couleur spécifique au produit, comme dans le cas de Lady Grey ou Earl Grey), ce n’est pas non plus créer une marque. C’est seulement faire du branding, à savoir donner une identité propre à l’offre qui la fait tendre vers une existence de marque, mais sans pour autant en faire une marque. En effet, ce qui manque à ces services pour devenir des marques, c’est, comme nous allons le voir, une vision propre (parmi les exemples pris, seuls Nestlé, Blue Riband et Twinings portent une vision propre).

4 Une définition renouvelée du concept de marque

4.1 La difficulté à définir la marque

La question de savoir si un service est une marque – ou quand un service devient une marque – est des plus complexes (Agha 2015). Cela tient au fait qu’aucun consensus ne se dégage quant à la définition à donner au concept de marque. Comme le rappelle Jennifer Davis, s’il y a un point sur lequel s’accordent les spécialistes en brand management, c’est sur le fait que justement « il n’y a pas d’accord sur ce qu’est ou signifie une marque » (2008: 70). Qui plus est, ce travail de définition est devenu encore plus ardu aux yeux des spécialistes du fait que le concept de marque a été « étendu à toute une nouvelle série d’expériences, de services et de quasi-biens qui ne sont en soi pas des objets économiques conventionnels, tels que les expériences, les personnes, les nations, les programmes politiques et les révolutions » (Manning 2010: 349). En somme, comme il s’est avéré que tout peut devenir marque, on s’en est souvent tenu à des définitions soit très généralistes, comme celle de Kotler qui soutient qu’une marque est finalement « n’importe quel label qui véhicule un sens et des associations » (2003: 8), soit fort complexes, à l’instar de celle de Conejo et Wooliscroft :

Brands are semiotic marketing systems that generate value for direct and indirect participants, society, and the broader environment, through the exchange of co-created meaning [namely] complex multidimensional constructs with varying degrees of meaning, independence, co-creation and scope. (Conejo et Wooliscroft 2015: 287)

En plus de se caractériser par un très haut degré de généralité ou de complexité, les nombreuses définitions qui fleurissent sur les marques (cf. Mick 2007; Schultz et Schultz 2004; Stern 2006) révèlent aussi contenir des termes abstraits qui témoignent, une fois de plus, de la grande difficulté à cerner la réalité matérielle qui se cache derrière cette notion. La définition de l’Association Américaine de Marketing est à cet égard exemplaire, dans la mesure où elle s’appuie sur pas moins de quatre synonymes pour tenter de circonscrire l’ontologie de la marque : « A brand is a name, term, design, symbol or any other feature that identifies one seller’s goods or services as distinct from those of other sellers ».[4]

Au-delà de la littérature marketing, on trouve aussi des définitions provenant des sciences humaines, comme celle de Celia Lury, en sociologie, qui définit la marque comme « une plateforme visant à structurer une activité, un mode d’organisation des activités dans le temps et l’espace » (2004: 1), ou celle de Constantine Nakassis en anthropologie linguistique, qui déclare que

the brand is a relationship between some set of brand instances, or tokens, and their (materialized) qualities (commodity objects and services, brand names, logos, events, spaces, advertisements, etc., and their associated qualities), and a brand identity, or type, and its (immaterialized) qualities (brands like Nike and their associated meanings, images, “personalities,” etc.). (Nakassis 2012: 627–628)

Cette définition, d’inspiration sémiotique, est intéressante parce qu’elle renvoie à l’opposition structurale, évoquée à la Section 2.1, entre plan de l’expression (ce qui est perceptible, « token ») et plan du contenu (ce qui est intelligible, « type »). Elle s’inscrit et confirme aussi les propositions fondatrices de Jean-Marie Floch qui, déjà dans les années 1990, concevait la marque comme une réalité se déployant sur ces deux plans (1994), de même que celles ultérieures d’Andrea Semprini qui propose d’envisager la marque comme une « instance énonciative » consistant en diverses manifestations, tels des produits, des prix, des pratiques d’interaction et des modes de distribution, chacune ayant des qualités matérielles spécifiques (plan de l’expression) et toutes soutenant également un « projet » (plan du contenu) (2005: 153).

Pour notre part, conformément à nos précédentes observations, il nous semblerait opportun de plutôt recourir au concept de service pour définir la marque, en particulier pour défendre qu’au plan de l’expression, la marque se présente toujours comme un service (cf. Section 2.3), puisque, comme nous le soutenons, toute organisation-entreprise et tout produit-solution est d’abord un service (cf. Section 2.4). Quant à son plan du contenu, ce qui la distinguerait d’un simple service serait, comme nous le défendrons à la section suivante, la présence d’une vision propre.

4.2 La marque, un service ayant une vision propre

S’il y a bien une tâche que les directeurs marketing et les agences de communication sont constamment amenés à conduire, puis à respecter, lorsqu’ils visent à établir et gérer une marque, c’est construire une vision. Kevin Keller, dans le champ du marketing, et Jean-Marie Floch, dans celui de la sémiotique, reconnaissent également que la vision est l’élément fondateur d’une marque ; qu’au plan du contenu une marque est une vision avant toute autre chose :[5]

The first step in developing an architecture strategy is defining the brand potential. There are three important considerations in defining the potential of the brand: (i) articulating the brand vision; (ii) defining the brand boundaries; and (iii) crafting the brand positioning … Brand vision is a point of view on the long-term potential of a brand … Fundamentally, brand vision relates to the ‘higher-order purpose’ of the brand based on keen consumer and customer understanding … Anchored in consumer aspirations and brand truths, the vision of a brand transcends its physical product category descriptions and boundaries. (Keller 2015: 703–704)

Il n’y a pas de marque sans prise de parole, et ce sont les prises de parole qui créent l’identité de la marque. Prendre la parole, c’est faire entendre sa voix et c’est tenir un propos. Comme une parole, la marque se reconnaît à une certaine façon d’articuler et une certaine façon de penser ; autrement dit, elle possède des constantes d’expression et des constantes de contenu qui lui assurent son identité. Si l’on considère ses constantes de contenu, la marque est une approche particulière du marché, une « vision du monde » différente des autres dès la conception du produit ou du service. De ce point de vue, le produit ou le service ne préexiste pas à la marque. (Floch 1990: 75)

Sur la base de ces deux commentaires, ce sont deux précisions que nous voulons ajouter pour étayer l’argumentaire. Premièrement, assumer de dire que lorsqu’un service est porteur d’une vision, il incarne une marque (Nivea Men incarne une vision) ; deuxièmement, préciser que ce qui fait ensuite accéder un service au rang de marque, c’est une vision propre. Aussi, est-ce que Nivea Men a une vision propre ou est-ce que ce service ne fait qu’incarner la vision de Nivea ? S’il a une vision propre, c’est une marque ; s’il ne fait qu’incarner ou particulariser la vision propre de Nivea, ce n’est pas une marque, mais un service de type gamme de produits (Perusset 2024).

Ces deux précisions sont d’importance, car qu’observe-t-on généralement dans le monde marchand ? Que pratiquement tous les produits proposent une vision, mais qu’en règle générale la vision qu’ils promeuvent n’est pas la leur, mais celle d’un service auxquels ils appartiennent (leur service souverain). Autrement dit, ces produits ne font qu’incarner ou représenter une vision ; ils n’en sont pas à l’origine. À titre d’exemple, l’iPhone propose bien une vision, mais peut-on parler d’une vision souveraine propre pour ce service ? Ou plutôt, la vision de l’iPhone n’est-elle pas une réplique, dédiée au marché des smartphones, de la vision souveraine d’Apple ? En répondant par l’affirmative – ce que nous soutenons comme Kapferer (2007: 453) –, l’iPhone ne serait alors pas une marque (brand), mais un service fortement brandé.

En somme, l’idée de la vision propre n’est pas affaire d’une quelconque originalité ou créativité. La propriété n’est pas déterminée par la concurrence ou l’air du temps. Sa pertinence est interne à l’organisation. Elle peut être tantôt naturelle (comme c’est le cas avec les entreprises qui sont – ou deviennent – généralement toutes des marques) tantôt artificielle (comme avec les marques-produits, qui sont des produits qui portent une autre vision que celle de l’entreprise qui les détient). Selon cette approche sémiotique, seul ce caractère de la propriété doit donc importer pour déterminer si un service doit ou non être considéré comme une marque ; qu’un service soit original ou qu’il ait un nom propre (comme l’iPhone) n’est ainsi pas pertinent.

De même, le fait que le service puisse avoir sa valeur augmentée parce qu’il participe d’une dynamique de co-création de valeur avec ses publics (Brodie et al. 2006; Vargo et Lush 2004) ne détermine en rien son statut de marque ou de non-marque. Tant qu’il n’a pas de vision propre, il ne sera pas une marque, peu importe qu’il se prête à d’innombrables usages ou qu’il soit inspirant. Et inversement, un service qui n’invite à aucune co-création de valeur restera une marque du moment qu’il portera une vision propre.

En définitive, nous reconnaissons que cette conception de la marque est normative avant d’être descriptive. En effet, si nous devions mener une enquête auprès du grand public, nous constaterions sans doute que des services sans vision propre (tels que l’iPhone ou Twinings Lady Grey) seraient aussi conçus comme des marques par la plupart des gens – et probablement aussi par la plupart des responsables de marques. Cependant, comme notre démarche ne s’inscrit pas dans une étude sur la perception des marques, nous assumons la nécessité de développer et d’avoir une définition scientifique et normative de la marque. C’est à l’entreprise de décider si un service mérite ou non d’être une marque, et c’est au domaine des sciences de lui donner un cadre et des outils pour le faire. Dans ce contexte, le public constituera plutôt l’autorité avalisant ou rejettant ces choix.

4.3 La vision, une affaire sociale et stylistique

Une fois qu’on accepte d’envisager la marque comme un service ayant une vision propre, il convient de se demander ce qu’est une vision. On se référera à la définition biologique de la vision, comme sens qui permet d’accéder et de connaître le monde. La vision peut alors être conçue comme une façon propre de voir et de concevoir le monde. Par leurs constitutions, les humains voient le monde d’une certaine façon, différemment des autres espèces. De même, d’une culture humaine à l’autre les visions du monde peuvent différer, tout comme au sein d’une même société des individus peuvent avoir des visions opposées. C’est donc aussi la question du point de vue assumé par un centre de référence (un individu, une société, une espèce) qui entre en jeu avec cette notion.

En lien avec notre discussion sur les marques, la vision désignerait le sens – le propos – du service que représente la marque (sa raison d’être diraient certains, le brand purpose ou la reason why) : qu’apporte le service-marque à la société, au-delà de simplement combler un besoin chez le client ou d’apporter une rentrée d’argent à l’entreprise ? La pertinence de la vision se situerait ainsi indiscutablement à un niveau sociétal. Cependant, comme expliqué dans un précédent article sur la persévérance humaine (Perusset 2021), il va sans dire que le sens de tout service est de participer à une prospérité sociétale. Ce peut être la prospérité d’une petite communauté, d’une société donnée, de l’humanité en général comme d’un écosystème incluant les autres espèces vivantes.

En somme, ce qui particularise déjà une vision, c’est une profondeur de champ : une vision pour la prospérité de niches d’individus, de grands regroupements d’individus ou de tous les individus ? à un niveau local ou mondial? une vision pour la prospérité des humains uniquement, pour celle d’autres espèces vivantes ou de l’ensemble de la biosphère, dans une perspective résolument écologique ? Lorsque les spécialistes de la marque estiment que celle-ci est un phénomène intrinsèquement culturel et social, et pas simplement un objet économique, ils voient juste (cf. Conejo et Wooliscroft 2015; Lury 2004; Semprini 2005) (Figure 8).

Figure 8: 
Une schématisation sémiotique de la marque.
Figure 8:

Une schématisation sémiotique de la marque.

Enfin, en lien avec le concept de forme de vie sémiotique (Fontanille 2008; Perusset 2020), il va sans dire que la manière dont le service est conduit donnera aussi à la vision un caractère singulier, un style. En effet, la mise en œuvre d’une vision manifestera toujours un style (inhérent à l’accomplissement d’une activité), qui pourra être plus ou moins marqué et plus ou moins valorisé (Macé 2016) : la bienséance, l’élégance, l’extravagance, l’outrance sont quelques formes de vie qu’une marque peut manifester au travers de sa vision.

5 Des stratégies plus faciles à cerner

5.1 La multiplication des niveaux d’endorsement

Avant de conclure, il nous reste à discuter de la stratégie « endorsed brands », de même que des deux stratégies appartenant à la catégorie nommée « brand dominant » par Laforet et Saunders (cf. Figure 4).

Pour ce qui est de la première stratégie ici citée, notons que Laforet et Saunders ont fait évoluer l’acception de l’endorsement, qui, chez Olins, ne concernait que la relation entre le groupe et la filiale (relation d’appartenance entre service 1a et service 1b). En effet, chez Laforet et Saunders, la relation d’endorsement est désormais plurielle. On trouve la relation d’endorsement entre l’entreprise – groupe (« corporate ») ou filiale (« house ») – et les produits (relation d’appartenance entre service 1 et service 2), mais aussi on découvre d’autres relations d’endorsement entre produits, comme l’endorsement pris en charge par une « famille » de produits (« superbrand »), l’endorsement pris en charge par un « (mono) produit » (dans les deux cas, relation d’appartenance entre service 2a et 2b), enfin l’endorsement « multi-brand » se rapportant à la caution d’une marque-produit sur plusieurs autres produits, voire l’endorsement « triple brand » avec une double caution pour un produit de marque (cf. Figure 9).

Figure 9: 
Une révision du modèle par Laforet et Saunders eux-mêmes (2005: 319).
Figure 9:

Une révision du modèle par Laforet et Saunders eux-mêmes (2005: 319).

Notre intention n’est pas ici de discuter les nomenclatures et la place attribuée à ces nouvelles variétés d’endorsement, encore revues par les auteurs dans des écrits ultérieurs (Laforet 2015; Laforet et Saunders 2007). Nous voulons seulement signifier que, si considérer divers types d’endorsement est appréciable, il ne faut en revanche pas que cela conduise à rendre moins lisible le modèle original (cf. Figure 4). En effet, le principe d’une modélisation n’est pas d’inventorier tous les cas particuliers possibles et imaginables, mais au contraire de trouver la formule qui permet de saisir instantanément le principe qui gouverne tous ces cas. Lorsque nous avons proposé, à la Section 2.4, la formule « service souverain » et « service adjoint », nous visions précisément à trouver une solution simplifiée qui puisse rendre compte de toutes ces relations entre services possibles (cf. Tableau 2).

Tableau 2:

La formule ‘souverain’ vs. ‘adjoint’ pour simplifier les relations d’endorsement.

terminologie simplifiée ↓ terminologie de Laforet et Saunders ↓
service souverain endorsed corporate endorsed house family/super brand endorsed multi-brand triple brand
service adjoint product brand product brand product brand product brand product brand

Enfin, pour ce qui concerne la dernière catégorie de Laforet et Saunders (cf. Figure 4), dite des stratégies « brand dominant », on commencera par regretter l’usage du terme brand dans l’intitulé, puisque, comme nous l’a vu, dans toutes catégories de stratégies de marques, il y a toujours une marque (qui d’ailleurs n’est en général pas une marque-produit). Bien qu’également discutable, une dénomination de type « product dominant » eût été plus claire pour qualifier cette catégorie.

Cela étant dit, nous devons reconnaître que Laforet et Saunders identifient bien, avec cette dernière catégorie, le critère pertinent pour distinguer les stratégies de marques entre elles : celui du rapport des forces entre le service adjoint et le service souverain. En l’occurrence, la différence entre les stratégies « mono brand » et « furtive brand » tient en la subtilité suivante : la stratégie « mono brand » cherche à valoriser le service adjoint sans pour autant chercher à invisibiliser le service souverain (ce qu’on observe sur les produits Nivea où on rencontre toujours la mention Beiersdorf quelque part au dos des emballages, des flacons et des pots) ; quant à la stratégie « furtive brand », elle cherche au contraire d’abord à invisibiliser le service souverain, et c’est cela qui conduit inévitablement ensuite le service adjoint à assumer une présence totale. C’est par exemple la stratégie de Nestlé avec San Pellegrino, à savoir qu’on ne trouve jamais sur les bouteilles ou dans la communication San Pellegrino une référence à la société-mère Nestlé (relation que la majorité des gens ignore justement).

5.2 Une esquisse d’architecture sémiotique des marques

Cet examen des architectures de marques conduit à considérer plusieurs points critiques. Premièrement, les stratégies de marques doivent être distinguées entre elles sur la base d’un seul critère (voir le problème qui survient avec deux critères comme dans la Figure 5). Deuxièmement, les différences entre les stratégies ne sont pas de nature, mais de degrés, puisqu’elles relèvent d’un critère commun (qu’on peut représenter au moyen d’un continuum comme dans les Figures 2 et 4). Troisièmement, il faut que le critère en question soit le plus pertinent de tous parmi ceux envisageables (nous y reviendrons dans un instant). Enfin, il reste le problème du nombre de stratégies à retenir.

Sans revenir sur le fait que certaines stratégies mises au jour par Murphy, Olins et Laforet et Saunders présentent quelques contradictions, il convient surtout de noter l’apparente absence de règle pour établir leur nombre (respectivement quatre, trois et six). Or, ainsi que nous l’enseigne la sémiotique structurale (Greimas 1983; Zilberberg 2006), il est possible de dresser des catégorisations ordonnées et complètes autour de logiques quaternaires. Sans entrer dans le détail de ce mode de pensée structural, détaillé dans deux articles récents (Perusset 2022, 2023), l’idée est simplement de poser les arguments suivants : 1) une catégorie est un continuum qu’on peut choisir de découper en une infinité de valeurs-unités (pensons au nombre incalculable de couleurs qu’on peut identifier et nommer) ; 2) une catégorie se caractérise nécessairement par deux termes contraires, qui sont généralement des valeurs radicales (par exemple le noir et le blanc) ; 3) vis-à-vis de ces contraires, il y a toujours une valeur qui, selon les contextes, est tonique et une autre atone (par exemple, le blanc est éclatant-tonique et le noir, terne-atone) ; 4) une catégorisation requiert aussi des valeurs modérées, car des valeurs radicales ne peuvent former seules des systèmes de valeurs ; en l’occurrence, des valeurs modérées toniques et atones sont aussi requises pour avoir un panorama à la fois minimal et complet d’une catégorie.

Fort de ces commentaires, on proposera une première ébauche de catégorisation sémiotique des stratégies de marques, articulée autour des deux grandes tendances possibles, à savoir : soit c’est l’identité du service souverain qui est dominante soit c’est celle du service adjoint qui l’est. Ainsi que nous l’avions évoqué à la Section 2.2, ces deux stratégies peuvent être rapportées aux concepts connus de branded house (domination de l’identité du service souverain) et de house of brands (domination de l’identité du ou des services adjoints). Comme les stratégies branded house concentrent une seule vision (celle du service souverain), on les considérera comme toniques à l’inverse des stratégies house of brands qui devront être conçues comme atones du fait qu’elles articulent nécessairement deux marques (le service souverain, plus ou moins visible, et le service adjoint), et donc aussi deux visions (indépendamment du fait que la vision de la marque souveraine puisse être invisibilisée) (Figure 10):

Figure 10: 
Une base sémiotique pour les stratégies de marques.
Figure 10:

Une base sémiotique pour les stratégies de marques.

Dans le détail (cf. Figure 11), au sein de la catégorie branded house, une stratégie radicale consisterait à avoir un service adjoint aucunement ou faiblement brandé, comme c’est le cas avec Twinings Lady Grey (où Lady Grey vaut comme ligne ayant quelques attributs visuels propres destinés avant tout à son identification optimale). Quant à la stratégie branded house modérée, elle se manifesterait lorsque le service adjoint serait fortement brandé, mais sans vision propre. C’est le cas de l’iPhone qui loin d’être un service quelconque n’est pas pour autant une marque ; c’est un produit qui représente la vision d’Apple dans le secteur des smartphones.

Enfin, pour ce qui concerne la catégorie house of brands, on aurait la stratégie modérée qui s’avérerait lorsque les services souverain et adjoint seraient tous deux des marques et manifestes sur les supports de communication, indépendamment du fait que la marque souveraine occupe un place secondaire. Les stratégies d’endorsement sont typiquement de cette nature, comme Nestlé le fait avec Blue Riband. Quant à la stratégie house of brands radicale, elle se révélerait lorsque le service souverain n’apparaîtrait pas – ou que très discrètement – sur les supports de communication, comme dans le cas de San Pellegrino avec Nestlé ou de Nivea avec Beiersdorf.

Figure 11: 
L’équilibre des forces entre services souverain et adjoint.
Figure 11:

L’équilibre des forces entre services souverain et adjoint.

6 Conclusion

Lorsqu’on s’intéresse aux stratégies de marques, on doit s’interroger sur ce qu’est une marque. L’intérêt de cet article, au-delà de la problématique des stratégies de marques, est qu’il offre un éclairage sur ce qu’est une marque sémio-ontologiquement, de même que sur ce qu’est un service, puisque, comme postulé, une marque est d’abord et nécessairement un service, à savoir un actant plus ou moins complexe (une entreprise, un produit … ) qui réalise une activité ou un ensemble d’activités. Quant à la marque en tant que telle, elle est un tel service, mais avec en plus une vision propre. C’est dans cette perspective que Nestlé est une marque, que KitKat est également une marque, mais que KitKat Chunky n’est qu’un service (plus spécifiquement, une ligne ; cf. Perusset 2024).

Avoir ceci clair à l’esprit est capital lorsqu’on élabore des architectures de marques, car l’enjeu de toutes ces stratégies de branding porte sur cette question de la vision : est-ce plus judicieux d’avoir un service qui décline la vision du service souverain (comme KitKat Chunky, qui décline la vision de KitKat) ou vaut-il mieux créer ou maintenir un service adjoint avec une vision propre (Blue Riband et KitKat ne déploient pas la vision de Nestlé, même si ces services sont cautionnés par Nestlé et qu’ils partagent manifestement des valeurs communes) ?

Enfin, outre cette proposition centrale sur la marque, ce travail a permis de développer les propositions et hypothèses suivantes :

  1. une stratégie de marque s’articule toujours autour d’un service souverain et d’un service adjoint. Ces services peuvent ne pas être des marques et peuvent référer aussi bien à des organisations (groupes, entreprises, filiales…) qu’à des solutions (produits, lignes, gammes, articles, offres…). La relation entre ces deux types de services, baptisée « relation d’appartenance », simplifie la conceptualisation de tous les types de relations de marque, en particulier les relations d’endorsement (cf. Tableau 2) ;

  2. un service est, en principe, souverain ou adjoint selon le contexte. Sa valeur dépend du service avec lequel il est mis en relation. Par exemple, KitKat est un service adjoint vis-à-vis de Nestlé, mais un service souverain vis-à-vis de KitKat Chunky ;

  3. une stratégie de marque ne s’élabore ou ne s’analyse pas sur la base d’un seul élément (comme un nom). Elle doit être considérée de façon globale et holistique. Cela signifie qu’un produit qui a un nom ou un logo propre n’est pas nécessairement une marque. Une stratégie de marque est toujours sémiotique, jamais seulement linguistique ou graphique ;

  4. deux marques ne peuvent marquer un produit de façon égale sur un packaging ou dans une communication. Cela signifie que les stratégies dites dual brands ne peuvent exister dans la pratique. Peu importe la stratégie adoptée, il y aura toujours un service ou une marque qui dominera l’autre ;

  5. une modélisation d’architecture de marques structurée sémiotiquement devrait contenir au minimum quatre stratégies : deux devraient être radicales, et deux modérées ; puis, de façon croisée, deux devraient être de type branded house, et deux de type house of brands Figure 12.

Eu égard à ce dernier, illustré au moyen de la Figure 12, il est probable que le lecteur saisisse une parenté avec l’arborescence du Brand Relationship Spectrum de David A. Aaker (2004), constituée également de quatre régimes stratégiques: branded house, subbrands, endorsed brands et house of brands. En l’occurrence, cette Figure 12 confirmerait notre position si on en venait à supposer qu’une stratégie subbrands est une stratégie branded house modérée, et que, de même, une stratégie endorsed brands est une stratégie house of brands modérée. Néanmoins, comme nous l’avons indiqué au début de la Section 3.1, il importe aussi d’avoir un nombre étoffé de stratégies. Avec seulement quatre stratégies, on ne peut espérer répondre à toutes les exigences et opportunités stratégiques du marché. La discussion des architectures de marques de Kapferer (2007, 2012) et Aaker (2004; Aaker et Joachimsthaler 2000) – composées respectivement de six stratégies et neuf sous-stratégies – permettrait de déboucher sur un modèle sémiotique plus complet et détaillé que la Figure 12, ainsi que nous avons entrepris de le faire récemment avec les stratégies de type house of brands (Perusset 2024).

Figure 12: 
Première ébauche d’une architecture de marque, sémiotiquement fondée.
Figure 12:

Première ébauche d’une architecture de marque, sémiotiquement fondée.


Corresponding author: Alain Perusset, University of Warwick, Coventry, UK, E-mail:

Award Identifier / Grant number: 896509

  1. Research funding: This work was supported by the EXCELLENT SCIENCE – Marie Skłodowska-Curie Actions (896509).

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Received: 2023-07-11
Accepted: 2024-09-28
Published Online: 2024-11-28
Published in Print: 2025-03-26

© 2024 the author(s), published by De Gruyter, Berlin/Boston

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