Résumé
Dans cet article, nous interrogeons la traduction interlinguistique de la chanson du point de vue de la sémiotique de la traduction. Notre approche se nourrit des travaux de l’École sémiotique de Paris ainsi que des travaux faits sur la traduction de la musique en traductologie. Nous présentons, dans cette étude, une analyse sur le corpus constitué de La chanson des vieux amants de Jacques Brel et de sa version turque intitulée Şarap Mevsimi [Saison du vin] (2012) interprétée par la chanteuse Funda Arar. Notre étude contient deux volets: Le premier volet concerne l’évaluation musicale de la chanson originale et sa comparaison avec la version traduite du point de vue des instruments utilisés, du tempo, des dynamiques musicales, de la mesure et de l’orientation musicale. Quant au second volet, il consiste d’abord en l’étude sémantique et thématique des paroles de la chanson de Brel, puis en celle de la version turque afin de les comparer sur trois éléments d’analyse: titre, refrain et isotopie fondatrice de l’univers sémiotique du chant. Nous concluons en interprétant les changements survenus tant dans la composante musicale que dans la composante sémantique de l’adaptation turque selon les nouvelles significations et valeurs qu’ils actualisent dans le contexte d’arrivée.
Abstract
In this article, we question the interlinguistic translation of the song from the point of view of the semiotics of translation. Our approach is nourished by the work of the Semiotic School of Paris as well as work done on the translation of music in translation studies. In this study, we present an analysis of the corpus made up of Jacques Brel’s La chanson des vieux amants and its Turkish version entitled Şarap Mevsimi [Wine Season] (2012) performed by the singer Funda Arar. Our study contains two parts: The first part concerns the musical evaluation of the original song and its comparison with the translated version from the point of view of the instruments used, the tempo, the musical dynamics, the measure and the musical orientation. As for the second part, we first offer a semantic and thematic study of the lyrics of Brel’s song, then that of the Turkish version in order to compare them on three elements of analysis: title, refrain and founding isotopy of the semiotic universe of the song. We conclude by interpreting the changes that have occurred both in the musical component and in the semantic component of the Turkish adaptation according to the new meanings and values that they actualize in the context of the target language and culture.
1 Introduction
Dans ce travail,[1] nous nous proposons d’analyser la traduction de la chanson d’une langue à l’autre du point de vue de la sémiotique de la traduction. La chanson est une production culturelle à deux composantes, mélodique et linguistique. Chaque composante porte les traces de la culture dans laquelle elle est produite. Aussi sa transmission d’une langue à l’autre a-t-elle des reflets sur ces deux composantes. Notre approche se nourrit d’une interdisciplinarité entre la théorie sémiotique et la théorie traductologique. Nous partons des travaux de l’École sémiotique de Paris ainsi que des travaux faits sur la traduction de la musique en traductologie pour arriver à une perspective sémiotique de la traduction.
1.1 Perspective et notions
La sémiotique littéraire de l’École de Paris est développée à partir des années 1960 sur les initiatives d’Algirdas Julien Greimas épaulé par Jean-Claude Coquet, Michel Arrivé, Joseph Courtés et d’autres chercheurs. Au cours de plusieurs décennies, l’École sémiotique de Paris a vu l’élaboration de différentes approches partageant un fonds notionnel commun pour leur base. Pour notre part, nous suivons la Théorie des instances énonçantes de Jean-Claude Coquet développée à partir des années 1970 jusqu’à de nos jours (Coquet 1973, 1983, 1984, 1985, 1997, 2007, 2014, 2015, 2016 et 2022). Coquet s’inspire de la linguistique de l’énonciation d’Émile Benveniste (1966) et part des notions de discours, de sujet, d’instance et de subjectivité développés par celui-ci; il enrichie ces notions adoptées pour en faire les bases de son approche phénoménologique. Selon la Théorie des instances énonçantes de Coquet, tout discours est produit par une instance d’origine à l’intention d’une instance de réception. Et l’identité des instances en jeu précise l’univers sémiotique du discours. Nous pouvons appliquer cette théorie à l’étude de la chanson, surtout de la chanson à texte qui offre un univers sémiotique quasi-littéraire.
Quant aux travaux faits en traductologie sur la traduction de la chanson, nous pouvons mentionner ceux de Peter Low qui souligne « un but très précis » (2005: 185) lorsqu’il s’agit de traduire des chansons: c’est de « produire un texte qu’un chanteur peut chanter devant un public » (2005: 185). Dans ce cas, « le texte cible doit correspondre à la musique préexistante – ses rythmes, valeurs de note, phrasés et accents – tout en conservant l’essence du texte source » (Low 2005: 185). Ainsi, dans son article intitulé « The Pentathlon Approach to Translating Songs », Low (2005: 185–212) propose une méthodologie à cinq critères pour la traduction musicale: “singability, sense, naturalness, rhythm and rhyme” (‘la chantabilité, le sens, le naturel, le rythme et la rime’). Et dans son livre intitulé Translating Song, il y ajoute un sixième critère: c’est le critère de “stage effectiveness” [‘efficacité scénique’] or de “dramatic performability” [‘performabilité dramatique’] conçu pour opéras et d’autres représentations musicales sur scène (Low 2017: 110). Ainsi son critère du pentathlon tourne en un critère du hexathlon (Low 2017: 110). Low insiste sur le fait qu’il ne faut pas surestimer un de ces critères et pense que « plus il y a de marges de compromis disponibles, plus grandes sont les chances d’un texte cible réussi » (2017: 109).
L’interprétation de la chanson est également tenue en compte par Klaus Kaindl (2005) dans son article intitulé « The Plurisemiotics of Pop Song Translation ». Kaindl y étudie la traduction de la chanson du point de vue socio-sémiotique et analyse la performance en clips vidéo des chanteurs dans la partie titrée “Video Clips and Translation”[2] (2005: 251–259) sur l’exemple de la chanson turque intitulée Şımarık de Tarkan, un chanteur turc de musique pop renommé mondialement, et de ses deux traductions anglaises intitulées toutes les deux Kiss Kiss: la première version anglaise est interprétée par la chanteuse américaine Stella Soleil et la seconde par la chanteuse australienne Holly Valance. Kaindl souligne, dans sa conclusion, la contribution de la sémiotique à l’activité traduisante en précisant que “Semiotics would permit a holistic analysis of the interaction and interdependence of the various elements of popular songs and could permit a deeper understanding of their role and influence in translation”[3] (2005: 259) avant de terminer son article en disant que “popular songs are a worthy subject of investigation that calls for interdisciplinary cooperation”[4] (2005: 259).
Dans notre analyse, nous allons nous servir également de deux notions de Serge Lacasse: celles de transexuation et transmétrification, signifiant respectivement changement de l’identité sexuelle de la voix qui chante (c’est-à-dire chanson interprétée à l’origine par une voix masculine et reprise par une voix féminine pour sa version traduite et vice versa) et changement de mesure temporelle de la chanson originale dans sa version traduite « (passage d’une mesure de valse en 3/4 à une métrique plus carrée en 4/4 par exemple) » (Lacasse 2010: 4/17).
Pour évaluer l’approche de traduction concernant à la fois la composante musicale et la composante sémantique, nous allons nous référer à la dichotomie de Jean-René Ladmiral: sourcier/cibliste. Ladmiral appelle sourciers ceux qui « s’attachent aux signifiants du texte original. . . c’est-à-dire concrètement à la langue-source » (2019: 135). Prenant « résolument le parti des ciblistes » (Ladmiral 2019: 135), il précise que « le cibliste se met à l’écoute du sens ou, plus précisément, des effets que produit le texte » (Ladmiral 2019: 135).
1.2 Corpus et son contexte socio-culturel
Nous avons présenté au Colloque international Erreur culturelle en traduction tenu en 2018 à l’Université de Valenciennes (aujourd’hui nommée Université Polytechnique Hauts-de-France) une approche sémiotique pour la traduction de la chanson. Le corpus de cette étude est constitué de la chanson intitulée Ne me quitte pas (1959) de Jacques Brel (1929–1978) compositeur et chanteur belge [flamand] francophone mondialement connu, et des quatre versions turques de cette chanson, qui proposent trois titres différents en turc: Terketme Beni [Ne me quitte pas] (par Meçhul Kadın, 1970), Beni Terketme [Ne me quitte pas] (par Zeki Müren, 1972), Beni Bırakma [Ne me laisse pas] (par Lâle Belkıs, 1974) et encore une fois, Beni Terketme [Ne me quitte pas] (par Ertan Anapa, 1975). Öztürk Kasar (2019) reprend ce travail.
À la suite de cet article, nous présenterons, dans cette étude, une analyse qui reprend la même approche sur le corpus constitué de La chanson des vieux amants de Jacques Brel (en collaboration avec Gérard Jouannest, décembre 1966) et de sa version turque intitulée Şarap Mevsimi [Saison du vin] (2012) interprétée par Funda Arar (née en 1975) chanteuse turque renommée et primée. Cette adaptation assez récente (elle ne date que d’il y a douze ans) a un statut tout à fait différent par rapport aux versions turques de Ne me quitte pas, qui sont toutes produites entre 1970 et 1975, période où un grand mouvement d’adaptation des chansons étrangères est effectué en Turquie. Un cas similaire est signalé pour le suédois par Mattias Aronsson (2021) dans son article intitulé “On connaît la chanson ! La médiation de la chanson française en traduction suédoise”: Arronsson précise que “la traduction et l’interprétation des chansons françaises sont devenues, à partir des années 1970 – et de plus en plus clairement – des activités imprégnées de nostalgie” (2021: 29). En Turquie, ces produits musicaux traduits sont appelés aranjman (forme turquisée du mot « arrangement » emprunté au français). En français, le terme d’arrangement signifie dans le domaine musical « Transformation d’une œuvre écrite pour certaines voix, certains instruments ou ensembles, en vue de son exécution par des voix, des instruments ou des ensembles différents. (Lar. encyclop.) ».[5] Alaz Pesen qui a fait une étude sur ce sujet s’interroge de quelle manière et par qui ce mot aranjman est introduit en turc (Pesen 2010: 156) et note que le premier aranjman enregistré en turc date de 1961: c’est la réécriture par Fecri Ebcioğlu d’une chanson française intitulée C’est écrit dans le ciel et la version turque s’intitule Bak Bir Varmış Bir Yokmuş [Regarde, il était une fois…] (Pesen 2010: 2). Après ce premier essai, on a produit une multitude d’adaptations musicales dites aranjman au cours des années 1960–1970 en Turquie; Pesen donne dans son travail une longue liste de ces chansons traduites en turc (2010: 133–151) en reprenant la liste de Wikipédia[6] et en y ajoutant de l’information concernant la langue de la chanson de source. Ces nombreuses adaptations musicales ont finalement contribué à la modernisation de la musique turque (Öztürk Kasar 2019). Par le biais de la traduction des chansons étrangères, une nouvelle tendance musicale appelée « la musique pop turque » est née et développée à partir des mêmes années. De nos jours, la traduction des chansons étrangères apparaît rarement en Turquie. Arronsson signale un cas semblable pour la Suède: « L’intérêt pour la médiation de la musique française contemporaine a baissé́ en Suède, mais on a tout de même continué à traduire les artistes “classiques” de l’après-guerre » (Aronsson 2021: 29).
Dès lors, l’adaptation turque tardive de La chanson des vieux amants – puisqu’elle est produite plus d’un demi-siècle après son original – se place dans un contexte tout à fait différent par rapport aux premières adaptations des années 1960–1970. Dans cette période-là, la société turque faisait connaissance avec la musique populaire occidentale par le biais des adaptations alors qu’en 2012, elle a déjà un passé de demi-siècle de ses propres productions en musique populaire turque et on ne produit guère d’adaptations.
2 Analyse de la composante musicale et lyrique des chansons
En suivant l’approche que nous avons proposée pour notre premier article sur les adaptations turques de Ne me quitte pas de Jacques Brel, nous allons étudier l’adaptation turque de La chanson des vieux amants en deux volets: Le premier volet concerne l’évaluation musicale de la chanson originale et sa comparaison avec la version traduite du point de vue des instruments utilisés, du tempo, des dynamiques musicales, de la mesure et de l’orientation musicale. Quant au second volet, il consiste d’abord en l’étude sémantique et thématique des paroles de la chanson de Brel, puis en celle de la version turque afin de les comparer sur trois éléments d’analyse: titre, refrain et isotopie fondatrice de l’univers sémiotique du chant.
2.1 Evaluation musicale de la chanson originale et sa comparaison avec la version turque
Par ses mélodies, la chanson en n’importe quelle langue constitue un langage universel. Nous pouvons apprécier et même essayer de chanter une chanson dont nous ne connaissons point la langue grâce à ce langage musical universel. Aussi son évaluation s’impose lorsqu’il s’agit de traduire une chanson d’une langue à l’autre. N’ayant pas de formation en musique, nous nous sommes adressée, pour ce faire, à un jeune musicien[7] qui a bien voulu faire cette évaluation comme cela a d’ailleurs été le cas pour notre premier travail sur la traduction de la chanson (Öztürk Kasar 2019). Nous présentons les éléments de cette évaluation dans le Tableau 1.
Comparaison musicale de La chanson des vieux amants de Jacques Brel (1966) et de Şarap Mevsimi [Saison du vin] de Funda Arar (2012).
Chanteur/Chanteuse | Jacques Brel | Funda Arar |
---|---|---|
Titre de la chanson, date de production | La chanson des vieux amants, décembre 1966 | Şarap Mevsimi [Saison du vin], 2012 |
Longueur de la chanson en minutes et secondes | 4′27 | 3′23 |
Instrumentation: réduction/orchestration | piano instruments à cordes cuivres |
piano instruments à cordes -(réduction) |
Voix | masculine | féminine transexuation (Lacasse 2010) |
Changement de tempo | très fréquent | tempo plutôt constant |
Dynamiques musicales | complexe (accelerendo, a tempo, rallentendo) |
plutôt simple |
Mesure temporelle | 4/4 | 4/4 |
Orientation musicale | plutôt classique/chanson | classique |
Tout d’abord, la version turque est plus courte (3′23) que l’original (4′27); elle dure 3 minutes 23 secondes alors que l’originale est chantée pendant 4 minutes 27 secondes; une différence remarquable. Concernant l’instrumentation, il s’agit d’une réduction car sur la chanson originale, on entend les sons du piano, des instruments à cordes et des cuivres alors que la version turque est chantée sans l’intervention des cuivres. Pour ce qui est de la voix qui chante, nous pouvons dire, en utilisant le terme de Serge Lacasse (2010), qu’il s’agit de la « transexuation » puisque la voix masculine de l’original est remplacée par la voix féminine en turc. Cette transexuation se reflète également sur la composante sémantique du chant; nous allons en parler pendant l’analyse sémantique et thématique.
Quant à l’approche du tempo, la version de Brel est très fluide avec une haute fréquence de tempo alors que celle d’Arar n’actualise pas beaucoup de changement de mouvement, le tempo y est plutôt constant.
Il s’agit d’une différence du point de vue des dynamiques musicales car l’original a une structure complexe (accelerendo, a tempo, rallentendo) tandis que la chanson turque est plutôt simple. La mesure 4/4 est gardée dans l’adaptation turque donc pas de transmétrification (terme de Lacasse 2010). L’orientation musicale est plutôt classique dans la chanson de Brel et elle est classique chez Funda Arar.
Nous pouvons faire deux constats pour résumer l’interprétation musicale de Funda Arar: primo, en utilisant le terme de Jean-René Ladmiral, nous pouvons dire qu’elle est « sourcière » (Ladmiral 2019); elle reste fidèle au sentimentalisme de l’original au point d’imiter le genre de chanter de Brel. Secundo, la version turque est simplifiée, c’est jouée d’une façon plus égale sans relief sonore des instruments. En fin de compte, l’adaptation turque est une version plus simple et plus consommable tout en étant fidèle musicalement au caractère sentimental de la chanson de Brel.
2.2 Analyse comparée des formes lyriques
En parallèle avec la durée de la chanson, les paroles de la version turque sont plus courtes, et de plus, organisées de manière différente. L’original compte 45 vers, répartis en trois couplets et en trois refrains qui se suivent en alternance: chaque couplet contient une strophe de dix vers, et il est suivi d’un refrain de cinq vers. Tandis que la chanson turque est formée de deux couplets seulement, chacun contient dix vers mais il est suivi de deux refrains de suite; il y a donc quatre refrains pour deux couplets. Chaque refrain compte quatre vers, alors la version turque est formée de trente-six vers en tout. Ce qui explique la durée moins longue de la version turque. Le Tableau 2 représente ces données.
Comparaison des formes lyriques de La chanson des vieux amants de Jacques Brel (1966) et de Şarap Mevsimi [Saison du vin] de Funda Arar (2012).
La chanson des vieux amants, Jacques Brel (1966) | Şarap Mevsimi [Saison du vin], Funda Arar (2012) |
---|---|
1er couplet (10 vers) | 1er couplet (10 vers) |
1er refrain (5 vers) | 1er refrain (4 vers) |
2ème couplet (10 vers) | 2ème refrain (4 vers) |
2ème refrain (5 vers) | 2ème couplet (10 vers) |
3ème couplet (10 vers) | 3ème refrain (4 vers) |
3ème refrain (5 vers) | 4ème refrain (4 vers) |
Nombre total des vers: 45 | Nombre total des vers: 36 |
2.3 Rimes et mesure de l’original
La Chanson des vieux amants de Jacques Brel a une structure rimée et en quelque sorte mesurée: le texte actualise différents types de rimes mais on ressent tout à fait les sonorités rimées. Les couplets ont régulièrement une mesure de 8 syllabes mais le refrain n’actualise pas de mesure régulière. Le Tableau 3 montre l’ordre des rimes et le nombre des syllabes pour chaque vers de la chanson originale.
Rimes et mesure de La Chanson des vieux amants de Jacques Brel.
Jacques Brel, La Chanson de vieux amants (1966) | Syllabes | Rimes | |
---|---|---|---|
01. | Bien sûr, nous eûmes des orages | 8 | a |
02. | Vingt ans d’amour, c’est l’amour fol | 8 | b |
03. | Mille fois tu pris ton bagage | 8 | a |
04. | Mille fois je pris mon envol | 8 | b |
05. | Et chaque meuble se souvient | 8 | c |
06. | Dans cette chambre sans berceau | 8 | d |
07. | Des éclats des vieilles tempêtes | 8 | e |
08. | Plus rien ne ressemblait à rien | 8 | c |
09. | Tu avais perdu le goût de l’eau | 8 | d |
10. | Et moi celui de la conquête | 8 | e |
11. | Mais mon amour | 4 | f |
12. | Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | 10 | f |
13. | De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | 9 | f |
14. | Je t’aime encore tu sais | 6 | g |
15. | Je t’aime | 3 | h |
16. | Moi, je sais tous tes sortilèges | 8 | i |
17. | Tu sais tous mes envoûtements | 8 | j |
18. | Tu m’as gardé de pièges en pièges | 8 | i |
19. | Je t’ai perdue de temps en temps | 8 | j |
20. | Bien sûr tu pris quelques amants | 8 | j |
21. | Il fallait bien passer le temps | 8 | j |
22. | Il faut bien que le corps exulte | 8 | k |
23. | Finalement, finalement | 8 | j |
24. | Il nous fallut bien du talent | 8 | j |
25. | Pour être vieux sans être adultes | 8 | k |
26. | Oh, mon amour | 4 | f |
27. | Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | 10 | f |
28. | De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | 9 | f |
29. | Je t’aime encore, tu sais | 6 | g |
30. | Je t’aime | 3 | h |
31. | Et plus le temps nous fait cortège | 8 | i |
32. | Et plus le temps nous fait tourment | 8 | j |
33. | Mais n’est-ce pas le pire piège | 8 | i |
34. | Que vivre en paix pour des amants | 8 | j |
35. | Bien sûr tu pleures un peu moins tôt | 8 | d |
36. | Je me déchire un peu plus tard | 8 | l |
37. | Nous protégeons moins nos mystères | 8 | m |
38. | On laisse moins faire le hasard | 8 | l |
39. | On se méfie du fil de l’eau | 8 | d |
40. | Mais c’est toujours la tendre guerre | 8 | m |
41. | Oh, mon amour | 4 | f |
42. | Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | 10 | f |
43. | De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | 9 | f |
44. | Je t’aime encore tu sais | 6 | G |
45. | Je t’aime | 3 | H |
2.4 Rimes et mesure de la version turque
Quant à la version turque, elle pratique une mesure assez proche à la mesure des couplets de l’original; les couplets en turc actualisent une mesure de 8 à 9 syllabes, et le refrain de la version traduite présente une mesure irrégulière comme dans la chanson en français. Les rimes des paroles turques sont beaucoup moins fortes, assez dispersées. Le Tableau 4 montre l’ordre des rimes et le nombre des syllabes pour chaque vers de la chanson en turc.
Rimes et mesure de Şarap Mevsimi [Saison du vin] de Funda Arar.
FUNDA ARAR, Şarap Mevsimi, 2012 ← Jacques Brel, La Chanson de vieux amants (décembre 1966) | Syllabes | Rimes |
---|---|---|
01. Aşktan emekli olunur mu? 02. Yaş haddinden ya da malulen 03. Kıdemli aşklar ölümsüz mü? 04. Ya da biz eskidik mecburen 05. Mirasyedi sevdaların 06. Peşinde yıllarca koşup 07. Sonunda gerçek aşkı bulduk 08. Sanki yüzyıldır tanıyor, 09. Kokun çok bildik geliyor 10. Buna anlam veremiyorum 11. Sevgilim, 12. Senden önce defalarca sevdim 13. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 14. Şimdi bu kalbim yanıyor 15. Sevgilim, 16. Senden önce defalarca sevdim 17. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 18. Şimdi bu kalbim yanıyor 19. Kalp her seferinde yanar mı? 20. Aynı acıyı tekrarlar mı? 21. Zaman bizi aşındırır mı? 22. Yoksa daha çok parlatır mı? 23. Kibirli bir dokunuştu, 24. Hatalı bir sokuluştu 25. Yolunu kaybeden bir kuştu 26. Hem aşk hem özgürlük olmaz, 27. Düşen yaprak artık solmaz 28. Sevdaların ömrü olmazdı 29. Sevgilim, 30. Senden önce defalarca sevdim 31. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 32. Şimdi bu kalbim yanıyor 33. Sevgilim, 34. Senden önce defalarca sevdim 35. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 36. Şimdi bu kalbim yanıyor |
9 9 9 9 8 8 9 8 8 9 3 10 10 8 3 10 10 8 9 9 9 9 8 8 9 8 8 9 3 10 10 8 3 10 10 8 |
a b a′ b c d e f f g h h i f h h i f a′′ a′′ a′′ a′′ j j j k k l h h i f h h i f |
3 Analyse de la composante sémantique et thématique des chansons
Les chansons de Jacques Brel sont des chansons à texte: les paroles du chant sont importantes et nous racontent toujours une histoire. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de traduire ces chansons, leurs paroles s’imposent. Dans le Tableau 7 qui figure en annexe, nous proposons une traduction du texte de La Chanson des vieux amants de Jacques Brel pour des lecteurs turcs non-francophones curieux de connaître le sens des paroles de l’original mais nous sommes tout à fait consciente que la chanson n’est pas que ses paroles et que plusieurs dynamiques entrent en jeu lors de la traduction d’une chanson. Cette traduction ne vise d’ailleurs pas la mise en musique du texte car le nombre des syllabes qui varie entre 8 et 13 pour les vers des couplets la rend impossible puisque cette mesure ne s’accorderait pas à celle de l’original. Cette traduction est produite en prenant le texte de la chanson comme un poème et elle montre que la composante musicale s’impose à tel point qu’il faudrait parfois sacrifier les paroles du chant.
3.1 Étude sémantique et thématique des paroles de La chanson des vieux amants de Jacques Brel
Après l’étude de la transmission mélodique, le contenu sémantique et thématique de la chanson s’offre à l’analyse. Nous allons procéder à cette analyse, en découpant le texte en séquences suivant la méthode sémiotique. Le Tableau 5 représente la segmentation du texte du chant en séquences de couplets et de refrains ainsi que les éléments d’analyse sémantique et thématique du texte.
Segmentation en séquences et les éléments d’analyse de La Chanson des vieux amants de Jacques Brel.
Séquences | La chanson des vieux amants, Jacques Brel, 1966 | Eléments d’analyse |
---|---|---|
1er couplet | Bien sûr, nous eûmes des orages | « orages » |
Vingt ans d’amour, c’est l’amour fol | « tempêtes » | |
Mille fois tu pris ton bagage | « chambre sans berceau » | |
Mille fois je pris mon envol | « la perte du goût » | |
Et chaque meuble se souvient | ||
Dans cette chambre sans berceau | ||
Des éclats des vieilles tempêtes | ||
Plus rien ne ressemblait à rien | ||
Tu avais perdu le goût de l’eau | ||
Et moi celui de la conquête | ||
1er refrain | Mais mon amour | « Mais » |
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | « Je t’aime » | |
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | ||
Je t’aime encore tu sais | ||
Je t’aime | ||
2ème couplet | Moi, je sais tous tes sortilèges | « sortilèges de la femme » |
Tu sais tous mes envoûtements | « envoûtements de l’homme » | |
Tu m’as gardé de pièges en pièges | « quelques amants » | |
Je t’ai perdue de temps en temps | « être vieux sans être adultes » | |
Bien sûr tu pris quelques amants | ||
Il fallait bien passer le temps | ||
Il faut bien que le corps exulte | ||
Finalement, finalement | ||
Il nous fallut bien du talent | ||
Pour être vieux sans être adultes | ||
2ème refrain | Oh, mon amour | « Oh » |
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | « Je t’aime » | |
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | ||
Je t’aime encore, tu sais | ||
Je t’aime | ||
3ème couplet | Et plus le temps nous fait cortège | « le pire piège » |
Et plus le temps nous fait tourment | « vivre en paix pour des | |
Mais n’est-ce pas le pire piège | amants » | |
Que vivre en paix pour des amants | « pleurer » | |
Bien sûr tu pleures un peu moins tôt | « se déchirer » | |
Je me déchire un peu plus tard | « la tendre guerre » | |
Nous protégeons moins nos mystères | ||
On laisse moins faire le hasard | ||
On se méfie du fil de l’eau | ||
Mais c’est toujours la tendre guerre | ||
3ème refrain | Oh, mon amour | « Oh » |
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | « Je t’aime » | |
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | ||
Je t’aime encore tu sais | ||
Je t’aime |
Le premier couplet nous annonce que la relation des vieux amants était tourmentée: « orages », « tempêtes », départs de deux parts mais l’amour a continué tout de même pendant vingt ans. En partant du signe « chambre sans berceau », nous pouvons déduire que le couple n’a pas eu d’enfants. Au cours du temps, ils ont perdu le goût de quelque chose mais cela n’a pas empêché la continuation de leur relation et de leur amour.
Dans le premier refrain, le conjoncteur « mais » sert à contester ce que le sujet chantant vient de dire de négatif pour leur relation car il aime toujours éperdument sa compagne. Dans le deuxième et troisième refrain, le conjoncteur « mais » ne sera pas utilisé et sera remplacé par l’interjection « Oh ».
Dans le deuxième couplet, nous comprenons qu’ils se connaissent à fond: lui, il sait tous les sortilèges de la femme et elle, elle sait tous les envoûtements de l’homme. Pendant leur relation, elle a connu d’autres hommes mais le sujet chantant s’y résigne. Malgré les intempéries, l’amour continue. Ils ont vécu ces vingt ans comme de jeunes amants sans se mûrir. Le deuxième refrain confirme qu’il l’aime toujours malgré tout au point de se résigner à être trahi.
Dans le troisième couplet, cette relation tourmentée est présentée bien vue et acceptée par le sujet chantant. Selon lui, vivre en paix serait le pire piège pour des amants. Quant au dernier refrain, il assure l’authenticité de cet amour de longue date.
3.2 Étude sémantique et thématique des paroles de Şarap Mevsimi [La Saison du vin] de Funda Arar
Après l’analyse sémiotique de la composante sémantique et thématique de la chanson originale, nous allons procéder à l’analyse de la version turque en la segmentant de la même manière en séquences de couplets et de refrains. Cette segmentation nous montre une organisation textuelle bien différente car déjà le nombre des couplets et le nombre des refrains est différent. De plus, ils s’alternent différemment. Le Tableau 6 montre cette organisation différente dans la version turque. Pour montrer ce que signifie le texte produit en turc, nous le rétro-traduisons en français.
Segmentation en séquences de Şarap Mevsimi [Saison du vin] de Funda Arar et sa rétro-traduction en français (par Öztürk Kasar).
Séquences | FUNDA ARAR, Şarap Mevsimi, 2012 | FUNDA ARAR, La Saison du vin (rétro-traduit en français par Öztürk Kasar) |
---|---|---|
1er couplet | 1. Aşktan emekli olunur mu? 2. Yaş haddinden ya da malulen 3. Kıdemli aşklar ölümsüz mü? 4. Ya da biz eskidik mecburen 5. Mirasyedi sevdaların 6. Peşinde yıllarca koşup 7. Sonunda gerçek aşkı bulduk 8. Sanki yüzyıldır tanıyor, 9. Kokun çok bildik geliyor 10. Buna anlam veremiyorum |
1. Serait-on retraité de l’amour? 2. Pour limite d’âge ou pour invalidité 3. Les vieilles amours seraient-elles immortelles? 4. Ou nous avons vieilli par force 5. Après avoir couru pendant des années 6. Derrière les amours dépensières 7. Nous avons enfin trouvé le véritable amour 8. Comme si je te connais depuis un siècle 9. Ton odeur m’est si familière 10. Je n’arrive pas à le comprendre |
1er refrain | 11. Sevgilim, 12. Senden önce defalarca sevdim 13. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 14. Şimdi bu kalbim yanıyor |
11. Mon amour 12. J’ai aimé plusieurs fois avant toi 13. Comme une saison de vin âpre 14. Mon cœur brûle maintenant |
2ème refrain | 15. Sevgilim, 16. Senden önce defalarca sevdim 17. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 18. Şimdi bu kalbim yanıyor |
15. Mon amour 16. J’ai aimé plusieurs fois avant toi 17. Comme une saison de vin âpre 18. Mon cœur brûle maintenant |
2ème couplet | 19. Kalp her seferinde yanar mı? 20. Aynı acıyı tekrarlar mı? 21. Zaman bizi aşındırır mı? 22. Yoksa daha çok parlatır mı? 23. Kibirli bir dokunuştu, 24. Hatalı bir sokuluştu 25. Yolunu kaybeden bir kuştu 26. Hem aşk hem özgürlük olmaz, 27. Düşen yaprak artık solmaz 28. Sevdaların ömrü olmazdı |
19. Le cœur brûle-t-il à chaque fois ? 20. Répète-t-il la même douleur ? 21. Le temps nous érode-t-il ? 22. Ou nous polit-il davantage ? 23. C’était une touche arrogante 24. C’était un contact erroné 25. C’était un oiseau égaré 26. Impossible d’avoir à la fois amour et liberté 27. La feuille tombée ne se fane plus 28. Les passions amoureuses n’auraient pas de fin de vie |
3ème refrain | 29. Sevgilim, 30. Senden önce defalarca sevdim 31. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 32. Şimdi bu kalbim yanıyor |
29. Mon amour 30. J’ai aimé plusieurs fois avant toi 31. Comme une saison de vin âpre 32. Mon cœur brûle maintenant |
4ème refrain | 33. Sevgilim, 34. Senden önce defalarca sevdim 35. Buruk bir şarap mevsimi gibi, 36. Şimdi bu kalbim yanıyor |
33. Mon amour 34. J’ai aimé plusieurs fois avant toi 35. Comme une saison de vin âpre 36. Mon cœur brûle maintenant |
Dans le premier couplet, il s’agit d’un couple apparemment pas jeune car ils ont couru pendant de longues années derrière des amours illusoires avant de trouver le véritable amour dans leur relation à eux. Même si leur relation ne date pas de très longtemps, le sujet chantant a l’impression de connaître son amant depuis un siècle.
Dans le refrain identique à toutes les fois, la femme amoureuse avoue qu’elle a aimé plusieurs fois avant, et elle regrette le temps passé en vain avec d’autres. La répétition du refrain deux fois de suite après chaque couplet fortifie ce regret.
Dans le second couplet, elle interroge l’usure du temps, l’usure du cœur par des relations aventureuses et, fixe que l’amour et la trahison ne font pas bon ménage (« Impossible d’avoir à la fois amour et liberté », le 26ème vers de la chanson en turc).
Comme la sémiotique nous a appris, derrière chaque discours, il y a une instance d’origine qui projette cet univers sémiotique: nous pouvons donc récapituler en disant que la transexuation est à la base d’un nouveau univers de signes car une relation d’amour est vue autrement par les yeux de la femme que par les yeux de l’homme. Le contexte socio-culturel y joue également un rôle important puisque la relation femme-homme est conçue différemment dans chaque société. Aussi la trahison de la femme dans une relation d’amour est-elle supprimée dans la version turque car elle serait mal vue par la société d’accueil.
3.3 Analyse comparée du titre, du refrain et de l’isotopie capitale de deux versions, originale en français et traduite en turc
Dans l’analyse sémiotique d’un discours que ce soit un texte littéraire ou une chanson, le premier élément à interpréter est le titre du texte car le titre constitue la porte d’entrée de l’univers de signes bâti dans ce discours: dès lors, le titre de la chanson en français « La chanson des vieux amants », nous prépare à une histoire d’amour de longue date et le texte de la chanson confirme cette piste de signification. Tandis que le titre en turc Şarap mevsimi signifiant littéralement « saison du vin » semble tracer une piste d’interprétation renvoyant à la saison de fabrication du vin mais le vin est obtenu au bout d’un long processus de fermentation pour arriver à la maturité et, pour les vins de qualité, plus le processus est long, plus la qualité est meilleure. De même pour les amours. D’autant plus qu’en turc, on utilise le même adjectif (yıllanmış) pour les grands amours qui durent depuis de longues années (yıllanmış aşklar) et pour les grands vins qui vieillissent pendant de longues années (yıllanmış şaraplar). Mais le texte turc qui suit actualise une autre piste de signification étant donné qu’il s’agit de l’âge mûr des amoureux qui se sont rencontrés tardivement après plein d’autres histoires d’amour illusoire. Finalement, la connotation de la « saison du vin » appelle plutôt la maturité des amoureux. Ils se sont trouvés à l’âge mûr mais ils ont l’impression de se connaître depuis très longtemps. Une différence sensible tout de même par rapport à l’original.
Quant au refrain qui est aussi un élément très pertinent d’une chanson, nous remarquons qu’il s’agit d’une différence sémantique dans le message transmis par le refrain: la chanson en français confirme l’authenticité de cet amour de longue date qui a résisté à tout. Tandis que la chanson en turc transmet dans son refrain le regret de rencontre tardive pour ces deux amoureux. Encore une différence sensible au niveau de l’univers sémiotique du chant.
La différence sémantique du titre et celle du refrain se complètent par la différence isotopique: l’initiateur de la sémiotique européenne « A. J. Greimas a emprunté au domaine de la physique-chimie le terme d’isotopie et l’a transféré dans l’analyse sémantique en lui conférant une signification spécifique, eu égard à son nouveau champ d’application » (Greimas et Courtés 1979: 197). Dans ce nouveau domaine, le terme d’isotopie signifie « un plan de signification homogène » (Coquet 1985: 77) constitué par l’assemblage des signes qui rentrent dans le même champ sémantique. Nous allons donc comparer les deux chansons du point de vue de leurs éléments isotopiques: l’isotopie fondamentale de la chanson francophone est l’amour de longue date qui a survécu à toutes les intempéries (bagarres, départs, trahisons, etc.) tandis que l’isotopie fondamentale de la version turque est le vrai amour retrouvé à l’âge mûr (=saison du vin) après de vaines amours de la part des deux partenaires (plusieurs amours « dépensières », consommatrices).
Finalement, le texte en turc est plus moraliste; au lieu d’une histoire d’amour orageux et tolérant la trahison comme dans la chanson en français, la version turque chante un véritable amour retrouvé tardivement qui n’accepterait pas de liberté, dans le sens d’autre relation amoureuse en parallèle. Ce type de changement pourrait provenir des doxas culturelles et sociales ou encore des sanctions de censure appliquée aux œuvres d’art dans le contexte d’arrivée.
4 Conclusions
Dans ce travail, nous avons étudié la traduction de la chanson du point de vue de la sémiotique de la traduction en nous basant sur l’exemple de La chanson des vieux amants de Jacques Brel traduite en turc sous l’intitulé de Şarap Mevsimi [Saison du vin] et chantée par la chanteuse Funda Arar. Pour ce faire, nous avons repris l’approche que nous avons proposée et appliquée sur un autre corpus formé de la chanson intitulée Ne me quitte pas de Jacques Brel et de ses quatre versions turques produites dans la première moitié des années 1970 (cf. Öztürk Kasar 2019). Comme nous l’avons montré dans ce premier travail, les années 1970 consistaient en Turquie une période où on a fait abondamment d’adaptations musicales des chansons étrangères, notamment de l’anglais et du français. Ces adaptations très appréciées par la société turque d’alors ont été la source d’inspiration pour la modernisation de la musique turque et pour la création des chansons originales du même genre. Ainsi la « musique pop turque » est née dans les années 1970 et développée par la suite. De nos jours, ce genre de musique constitue la troisième grande veine de la musique turque à côté de la « musique classique turque »[8] (Saygun 2009) et la « musique folklorique turque anonyme » (Büyükyıldız 2015) qui ont toutes les deux une tradition forgée depuis des siècles. Les adaptations des années 1960–1970 ont donc laissé leur place à des productions originales de musique pop turque. Aujourd’hui, nous rencontrons rarement de récentes adaptations des chansons étrangères dont la version turque chantée par Funda Arar intitulée Şarap Mevsimi [Saison du vin].
Pour faire notre étude sur ce nouveau corpus, nous avons procédé d’abord à l’évaluation musicale de La chanson des vieux amants de Jacques Brel et à sa comparaison avec la version turque, ensuite à l’analyse sémantique et thématique des paroles des deux chansons afin d’une comparaison centrée sur la traduction du titre, du refrain et de l’isotopie capitale. Les résultats obtenus nous ont montré dans le premier volet que la reproduction musicale de la chanson dans le contexte d’arrivée est de tendance sourcière malgré quelques différences au niveau des instruments utilisés, de la longueur de la chanson, de l’organisation en couplets et en refrains du texte chanté, de son tempo et de ses dynamiques musicales. L’une des plus importantes différences est sûrement la transexuation (Lacasse 2010) survenue puisque dans l’adaptation, une voix féminine remplace la voix masculine de l’original. Nous avons vu que ce changement d’identité sexuelle de voix qui chante amène également une différence au niveau du sémantisme du chant. Le second volet de notre travail a consisté d’abord à découvrir l’univers sémiotique du texte de chaque version, puis à leur comparaison basée sur trois éléments qui reflètent cet univers sémiotique: à commencer par le titre qui propose une autre piste de signification dans la version adaptée; cette nouvelle piste de signification est confirmée par un refrain tout à fait différent à la fois du point de vue de son contenu que du point de vue de sa place dans le chant. En parallèle à ces deux composantes significatives différentes, une nouvelle isotopie structure l’univers de signes de la version turque: alors que l’isotopie fondatrice de la chanson de Jacques Brel est l’amour de longue date survécu à toute épreuve, l’isotopie de la version turque est le véritable amour retrouvé à l’âge mûr. À l’origine de ce changement isotopique, nous pensons qu’il y a la part de la transexuation (Lacasse 2010), et les opinions communes de la société d’accueil qui n’approuverait pas cette tolérance face à la trahison féminine. Nous rejoignons ici la Théorie des instances énonçantes de Jean-Claude Coquet qui nous a appris que derrière chaque discours, il y a une instance d’origine qui le modèle et qui y laisse sa trace. L’instance d’origine est formée de quatre composantes réparties dans deux régimes: en régime d’autonomie, l’instance de base, le corps qui assure la prise du phénomène et l’instance judicative, l’esprit qui réalise la reprise du phénomène en le jugeant, en l’évaluant, et puis, en régime d’hétéronomie, l’instance immanente qui abrite des forces comme des pulsions et des passions jouant en nous dans notre intérieur ainsi que l’instance transcendante qui regroupe des forces agissant sur nous (Coquet 2022: 52–55, 130–132 et passim). Dans ce schéma, une des figures de l’instance transcendante est la société qui nous entoure. L’être humain, devenu être social entre dans le domaine de l’hétéronomie, et dans ce régime de dépendances, la société exerce un certain pouvoir sur lui. Par conséquent, la version turque est produite dans ces conditions d’hétéronomie puisque le public cible l’accueille par ses doxas. En outre, des institutions sociales comme celle de contrôle et de censure des produits artistiques ont des sanctions. Cet exemple montre que la traduction musicale n’est pas seulement de réussir une production mélodique et lyrique réalisable dans le contexte d’arrivée mais aussi de fournir un produit sémantique culturellement adoptable par l’instance de réception.
En fin de compte, la chanson de Funda Arar est une adaptation plutôt « cibliste » en terme de Jean-René Ladmiral (2019) et sémantiquement libre malgré la reprise plus ou moins « sourcière » (2019) des mélodies: Şarap Mevsimi propose donc, tout en restant dans le genre de chanson d’amour, un nouveau contenu accommodé à un nouveau contexte socio-culturel. La bonne réception de ce nouveau produit et le succès qu’il obtiendra dans le milieu d’accueil dépendent de la performance de plusieurs acteurs; d’abord, l’interprétation de la chanteuse (expérimentée et appréciée par des auditeurs turcs) ainsi que des musiciens instrumentistes qui reproduisent un produit musical venant d’ailleurs mais rhabillé d’un nouveau costume, si l’on peut dire. Ainsi, le critère de la chantabilité de Low valorise la façade de cette construction mais s’applique également à d’autres performances aussi importantes, cachées dans l’arrière-plan, celles du traducteur parolier, de l’arrangeur/producteur de musique, de l’ingénieur du son, et éventuellement d’autres contributeurs. Pour conclure, la traduction de la chanson, par toutes les contraintes qu’elle pose, est une vraie activité artistique qui demande de la créativité, de l’adresse ainsi que de la maîtrise technologique et du sens de la concertation de la part des acteurs impliqués dans cette tâche ardue et délicate.
La Chanson des vieux amants de Jacques Brel traduite en turc sous l’intitulé de Yıllanmış âşıkların şarkısı (par Öztürk Kasar).
La Chanson des vieux amants | Syllabes | Rimes | Yıllanmış âşıkların şarkısı | Syllabes | Rimes | |
---|---|---|---|---|---|---|
01. | Bien sûr, nous eûmes des orages | 8 | a | Elbette fırtınalıydı hayatımız | 12 | a |
02. | Vingt ans d’amour, c’est l’amour fol | 8 | b | Çılgıncaydı yirmi yıllık aşkımız | 11 | a |
03. | Mille fois tu pris ton bagage | 8 | a | Sen bin kez topladın eşyalarını | 11 | b |
04. | Mille fois je pris mon envol | 8 | b | Ben bin kez vurup çıktım kapıyı | 10 | b |
05. | Et chaque meuble se souvient | 8 | c | Beşiksiz bu odada | 7 | c |
06. | Dans cette chambre sans berceau | 8 | d | Bulunan her mobilya | 7 | c |
07. | Des éclats des vieilles tempêtes | 8 | e | Eski kasırgaları hatırlamakta | 12 | c |
08. | Plus rien ne ressemblait à rien | 8 | c | Artık hiçbir şey benzemez başkasına | 12 | c |
09. | Tu avais perdu le goût de l’eau | 8 | d | Sen kaybettin ağız tadını | 9 | b |
10. | Et moi celui de la conquête | 8 | e | Ben de fethetme hırsımı | 8 | b |
11. | Mais mon amour | 4 | f | Ama sevgilim | 5 | d |
12. | Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | 10 | f | Benim tatlı, sevecen, muhteşem sevgilim | 13 | d |
13. | De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | 9 | f | Tan sökümünden gün batımına değin | 12 | e |
14. | Je t’aime encore tu sais | 6 | g | Bil ki hâlâ seni seviyorum | 10 | f |
15. | Je t’aime | 3 | h | Seni seviyorum | 6 | f |
16. | Moi, je sais tous tes sortilèges | 9 | i | Ben senin tüm efsunlarını bilirim | 12 | d |
17. | Tu sais tous mes envoûtements | 8 | j | Sen de benim tüm büyülerimi | 10 | g |
18. | Tu m’as gardé de pièges en pièges | 8 | i | Her bir tuzaktan korudun beni | 10 | g |
19. | Je t’ai perdue de temps en temps | 8 | j | Bense zaman zaman kaybettim seni | 11 | g |
20. | Bien sûr tu pris quelques amants | 8 | j | Kuşkusuz birkaç aşığın da oldu | 11 | h |
21. | Il fallait bien passer le temps | 8 | j | Biraz oyalanmak gerekliydi hani | 12 | g |
22. | Il faut bien que le corps exulte | 8 | k | Bedenin de taşkınlığa hakkı yok mu? | 12 | h |
23. | Finalement, finalement | 8 | j | En sonunda, en sonunda | 8 | c |
24. | Il nous fallut bien du talent | 8 | j | Yetişkin olmadan yaşlanmak için | 11 | e |
25. | Pour être vieux sans être adultes | 8 | k | Çok yeteneğe ihtiyacımız oldu | 12 | h |
26. | Oh, mon amour | 4 | f | Ah sevgilim | 4 | d |
27. | Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | 10 | f | Benim tatlı, sevecen, muhteşem sevgilim | 13 | d |
28. | De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | 9 | f | Tan sökümünden gün batımına değin | 12 | e |
29. | Je t’aime encore, tu sais | 6 | g | Bil ki hâlâ seni seviyorum | 10 | f |
30. | Je t’aime | 3 | h | Seni seviyorum | 6 | f |
31. | Et plus le temps nous fait cortège | 8 | i | Zaman bize eşlik ettikçe | 9 | i |
32. | Et plus le temps nous fait tourment | 8 | j | Zaman bize zulüm ettikçe | 9 | i |
33. | Mais n’est-ce pas le pire piège | 8 | i | Âşıklar için huzurlu yaşamak | 11 | j |
34. | Que vivre en paix pour des amants | 8 | j | İşte bu değil mi en kötü tuzak | 11 | j |
35. | Bien sûr tu pleures un peu moins tôt | 8 | d | Sen hep ağlıyorsun daha gelmeden vakti | 13 | g |
36. | Je me déchire un peu plus tard | 8 | l | Bense sonradan parçalıyorum kendimi | 13 | g |
37. | Nous protégeons moins nos mystères | 8 | m | Daha az saklıyoruz gizlerimizi | 12 | g |
38. | On laisse moins faire le hasard | 8 | l | Daha az teslim oluyoruz kadere | 12 | i |
39. | On se méfie du fil de l’eau | 8 | d | Doğal akışa nasıl güvenilir ki | 12 | g |
40. | Mais c’est toujours la tendre guerre | 8 | m | Ama bu yumuşak bir savaş yine de | 12 | i |
41. | Oh, mon amour | 4 | f | Ah sevgilim | 4 | d |
42. | Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour | 10 | f | Benim tatlı, sevecen, muhteşem sevgilim | 13 | d |
43. | De l’aube claire jusqu’à la fin du jour | 9 | f | Tan sökümünden gün batımına değin | 12 | e |
44. | Je t’aime encore tu sais | 6 | g | Bil ki hâlâ seni seviyorum | 10 | f |
45. | Je t’aime | 3 | h | Seni seviyorum | 6 | f |
Références
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