Abstract
The Preisfrage proposed by the Berlin Academy in 1788 on the progress of metaphysics in Germany reflected, to some extent, the endeavor of certain academics who sought to reform Leibnizian monadology. This intention was also present in Kant’s Über eine Entdeckung, nach der alle neue Kritik der reinen Vernunft, durch eine ältere entbehrlich gemacht werden soll and in the drafts in which he would address the Academy’s question. This article aims to analyze Nicolas de Béguelin’s critical interpretation of the concept of monads, understood as representing the elements of natural reality beyond phenomena. In two of his memoirs published in the Academy’s yearbooks, Béguelin resolved this issue through an analogical use of the connotations of organic teleology, in order to formulate a hypothesis that would prove consonant with the requirements of experience-bound knowledge. Certain limited convergences between Béguelin’s views and Kant’s are then described and assessed.
Lorsqu’en 1788 l’Académie de Berlin met au concours la question des progrès de la métaphysique en Allemagne, le contexte que l’on tend à reconstituer pour rendre compte de ce concours est celui de l’affrontement entre la conception de ce que peut être la philosophie première issue de la Critique de la raison pure et la métaphysique selon les visées des représentants de la tradition leibnizienne-wolffienne. De ce point de vue, la contestation de la philosophie kantienne orchestrée par Johann August Eberhard et ses amis peut sembler avoir fixé les termes du débat. La réalité historique est sans doute moins claire ici que ne le suggère cette vision rétrospective. Si l’évaluation de l’héritage leibnizien était vraiment l’objet à analyser, cet héritage pouvait a priori être représenté de très diverses façons selon la répartition des courants philosophiques à cette époque, y compris au sein même de l’Académie. Mon objectif est ici d’analyser l’une de ces interprétations critiques de la monadologie leibnizienne, celle que l’on doit à l’académicien Nicolas de Béguelin (1714–1789), et de la situer par rapport à celle de Kant dans la Réponse à Eberhard et les Progrès de la métaphysique.
1 La monadologie repensée: objet de comparaison
Je suggère que Kant, dans ces textes, prend en compte des éléments d’hypothèse analogues à ceux que Béguelin avaient formulés dans des mémoires de l’Académie de Berlin, préludant au lancement de ce concours, dont il fut l’instigateur présumé[1]. Il s’agit des mémoires intitulés « Recherches sur les Unités de la Nature » et « Sur les unités physiques »[2]. J’en analyserai les principaux arguments avant de les rapporter à ce qui peut sembler se révéler comparable dans la Réponse à Eberhard et dans les Progrès de la métaphysique. Interprète de la monadologie leibnizienne, Béguelin récuse les interprétations qui avaient réduit la monade au statut d’élément physique et qui justifiaient, de ce fait, que le concept en fût rejeté. À mon avis, il entendait alors se démarquer des thèses néo-leibniziennes sur les rapports de l’âme et du corps exposées par Charles Bonnet dans La Palingénésie philosophique (1769–1770)[3]. Quant à Kant, si le projet d’interprétation qu’il envisage implique d’écarter tout concept de monade physique, y compris celui qu’il avait lui-même élaboré dans la Monadologia physica en 1755, il vise à légitimer une monadologie leibnizienne désormais rendue conforme aux sources de connaissance dont elle peut se revendiquer. A priori, la revalorisation de la monadologie leibnizienne, dûment réinterprétée, constituait un objectif à poursuivre tant pour Béguelin que pour Kant, quoique de façon divergente.
La question qu’aborde Béguelin est celle des « premiers principes des corps », des « éléments de la matière ». Cette question relève de la métaphysique, dont le statut est ambigu, puisqu’elle ne se fonde ni directement sur l’expérience sensible, ni sur des combinaisons d’idées distinctes, à l’instar de celles que l’on crée en mathématiques. D’où des constructions conceptuelles où l’on s’appuie autant que possible sur des données inférées de l’expérience et sur des relations empruntées aux mathématiques, constructions réalisées sous l’égide du principe de raison suffisante. Dans ces conditions, les systèmes que l’on conçoit ne peuvent prétendre qu’au statut d’« hypothèses plus ou moins plausibles », qu’on a intérêt à évaluer comparativement[4].
Béguelin refuse d’assimiler les unités de la nature à des unités de type mathématique. Une telle unité numérique serait « un Tout déterminé à volonté, dont on considère le rapport tantôt avec ses parties intégrantes, tantôt avec l’agrégé de plusieurs Touts du même genre »[5]. Ainsi une telle unité peut être considérée comme décomposable en fractions à l’infini, ou, à l’inverse, comme pouvant s’ajouter à d’autres telles unités à l’infini. La détermination des limites d’une telle unité numérique dans l’ordre des compositions et décompositions apparaît entièrement relative à l’entendement qui la pense, même si par ailleurs elle est appliquée symboliquement à un objet de représentation sensible. Par contraste, l’unité physique est un « tout déterminé » qui correspond à l’état d’êtres réels existants, et donc observables, dont les parties constituantes possèdent à leur tour le même statut et comportent un rapport d’agrégation à des unités similaires. En ce qui concerne le rapport de l’unité physique à l’infini, il ne saurait être présumé a priori: il faudrait alors qu’un tel rapport fût attesté de facto. Béguelin établit son concept d’« unité de la nature » comme condition d’intelligibilité d’entités primordialement existantes. Celles-ci seraient susceptibles de produire les êtres tels qu’on peut les observer en tant que composantes de la nature.
J’entends, dans ces recherches, par Unités de la Nature, non des unités abstraites, non même les unités physiques ou les êtres individuels de la Nature qui tombent sous nos sens, mais tout être primitif dont l’organisation est indestructible, quoique diversement modifiable par ses propres forces, et par celles des autres êtres organisés, ou, pour réduire la définition à moins de mots, toute Unité de la Nature est une machine immédiatement créée[6].
Béguelin précise que le concept signifie ici des « êtres organisés, des machines douées d’une force active, capables de produire un effet, soit en elles-mêmes, ou au dehors »[7].
C’est là recourir à un concept leibnizien de « machine de la nature », lequel implique à la fois une analogie et une dysanalogie avec toute machine de fabrication humaine. Au fondement de l’analogie se trouve l’idée d’une organisation en vue d’une fin, qui est la production d’un effet. La dysanalogie vient du fait que nous utilisons les forces que possèdent les corps existants pour concevoir nos machines artificielles, alors que les machines organiques détiennent en leur constitution même les forces requises pour engendrer les effets marquant l’accomplissement de leur nature.
On ne peut cerner a priori la possibilité de telles unités à partir d’une analyse de ce qu’implique leur concept spéculatif, mais l’analogie rattachable à l’organisation attribuable aux machines de la nature semble justifier qu’on retienne l’hypothèse de l’existence de telles unités, incarnant une raison suffisante d’intelligibilité des réalités observables. Cela se fait en vertu d’une relation du complexe au simple sous-tendant l’analogie fondée sur l’idée d’organisation en vue d’une fin. Il n’est pas sans signification que cette idée, élément central du concept, se rattacherait, selon la critique kantienne à un jugement réfléchissant, surimposé à la relation causale efficiente, régissant les phénomènes. Béguelin estime pour sa part que le recours à l’analogie d’un principe d’organisation en vue d’une fin, sous l’égide du principe de raison suffisante, fournit une présomption de preuve à l’appui de son hypothèse:
Ce que l’observation peut nous apprendre, et ce qu’elle nous montre en effet, c’est que dans les trois règnes de la Nature, mais principalement dans les deux premiers, tous les êtres individuels sont organisés jusque dans leurs plus petites parties, aussi loin que nos yeux aidés des meilleurs microscopes peuvent y distinguer quelque chose; d’où il doit être permis de conclure par l’analogie, que l’organisation de chaque partie descend encore incomparablement plus loin, que nos sens ne l’aperçoivent; et qu’enfin la décomposition des machines secondaires doit se résoudre à des machines primitives, dont l’organisation étant l’ouvrage immédiat du Créateur de toutes choses, elles seront les vrais éléments, les unités réelles de la Nature, au-delà desquelles on ne saurait pousser l’analyse[8].
L’hypothèse ainsi fondée est soumise au test consistant à juger de sa compatibilité ou de son incompatibilité avec un certain nombre d’assertions possibles relatives soit aux substances matérielles, soit aux substances pensantes. Cette forme d’enquête vise une corroboration probabiliste de l’énoncé hypothétique.
Il s’agit ainsi en premier lieu d’exclure l’application du principe de la décomposition mathématique à l’infini au concept des unités de la nature. Dans la mesure où cette décomposition s’appliquerait aux propriétés géométriques des corps, à savoir l’étendue et ses modes, elle ne saurait concerner l’organisation comme propriété définitoire des unités. Si les êtres organisés se situent dans l’espace, c’est suivant l’ordre dans lequel ils coexistent, et non suivant une propriété intrinsèque. Ils ne seraient donc pas soumis à la conception imaginaire d’une divisibilité à l’infini. De même manière, il n’y a pas lieu de concevoir qu’une unité de la nature consiste actuellement en une infinité de parties. Cela serait contradictoire au fait que les effets qu’elle est destinée à produire sont déterminés par son essence et en vertu de sa relation au reste des êtres avec lesquels elle coexiste.
Les composantes des êtres organiques ultimes peuvent être dites étendues et impénétrables, non en vertu d’une juxtaposition de parties dans l’espace, mais d’une détermination résultant de leur organisation et de la force active de produire l’effet découlant de leur arrangement interne. Comme ces composantes d’unité primitive dépassent toute capacité de représentation sensible, l’imagination tend à y reporter l’idée abstraite d’une matière étendue, uniforme et impénétrable en ses moindres parties à l’infini. Or, à l’encontre de l’imposition de cette grille de représentation, c’est dans l’organisation interne de composantes distinctes essentielles n’admettant plus d’analyse ultérieure que se trouve le fondement des unités que l’on se représente imaginativement au moyen de « notions abstraites d’étendue, de grandeur, d’homogénéité, ou d’hétérogénéité, de limites et de figure »[9]. Voilà pourquoi on ne peut attribuer ni étendue, ni figure, ni limite extensive aux composantes des êtres organiques simples auxquels mène la décomposition des êtres organiques observables. Certes, on peut analogiquement concevoir une transcription des propriétés dynamiques essentielles et de leurs effets en termes d’extensivité: « Si l’on nomme étendu ce qui a une sphère d’activité quelconque, chaque partie des unités primitives aura une certaine étendue; et si l’on appelle figure les limites de cette sphère d’activité, chaque pièce élémentaire aura aussi sa figure déterminée »[10].
Dans ces conditions, l’attribution de la perception aux unités de la nature, en tant que machines organiques élémentaires, se conçoit comme une étape dans la formulation de l’hypothèse à privilégier. C’est l’objet de la question: « Les Unités de la nature sont-elles susceptibles de perceptions? »[11] Béguelin part d’une notion de perception renvoyant à l’expérience psychologique du sujet qui éprouve une impression sensible endogène ou exogène: « La perception semble désigner une action interne de la part de l’être qui pâtit, action excitée par l’impression reçue, et analogue à cette impression »[12]. Il souligne que cette appréhension peut constituer « un sentiment sourd, une sensation obscure », à distinguer de la claire conscience qui accompagne l’apperception. Toutefois, elle ne semble pas consister en « une simple réaction mécanique ». Le passage de l’impression reçue à la perception sentie ne donne lieu à aucune connexion proprement représentable et intelligible. Pour rendre compte de cette relation, les métaphysiciens, rappelle-t-il, ont fait appel aux trois hypothèses de l’influence physique, de l’intervention continuelle de Dieu (occasionnalisme) et de l’harmonie préétablie. Il présume que toutes trois impliquent l’hétérogénéité substantielle du corps et du sujet percevant. Il accorde au système de Leibniz le mérite d’être le plus plausible. Bien que, par ailleurs, il témoigne peu de sympathie pour la métaphysique leibnizienne, exposée dans les Essais de théodicée, il considère que la doctrine de l’harmonie préétablie mérite considération, si du moins l’on entreprend de construire l’hypothèse en acceptant la prémisse « que l’animal est un composé de deux êtres d’une nature totalement différente »[13].
Or, il conteste que cette prémisse des deux substances hétérogènes, incommensurables l’une à l’autre, soit une vérité de fait. Il lui substitue une autre hypothèse inférée du constat de la perception animale et de la nature organique présumée des unités de la nature:
Puisqu’on ne saurait nier que les animaux n’aient des perceptions, il faudra dire que dans chaque animal il y a une unité organisée primitive, capable de sentir les impressions qu’elle reçoit ou immédiatement, ou par l’entremise des autres êtres organisés auxquels elle est le plus intimement unie, et dont la combinaison avec elle forme la machine très composée, mais individuelle, qu’on nomme l’animal.[14]
À l’appui de cette hypothèse, Béguelin développe une argumentation par laquelle il infléchit les principes de la monadologie. 1) Le caractère d’être naturellement impérissable peut être transféré de la monade, substance simple immatérielle présumée, à l’organisme élémentaire, puisque celui-ci est postulé indécomposable, s’il existe. Or, le principe de raison suffisante requiert l’existence d’entités de ce type. 2) La monade leibnizienne requiert un corps organique qui lui serve de point de vue sur l’ensemble des réalités de l’univers créé: les états constamment variables de ce corps correspondent à l’expression dans la monade de perceptions claires ou distinctes se détachant des petites perceptions qui y expriment le détail infini de l’univers. Or, ce lien indispensable de la monade et de sa « molécule organisée », sous-tendant sa capacité perceptive, constitue une liaison inexplicable, si l’on suppose l’hétérogénéité des substances de part et d’autre, en particulier si l’on réduit l’essence du corps à ses propriétés géométriques et mécaniques, ce qui le rend sujet à dissolution, privant ainsi l’âme de toute détermination perceptive, donc de toute détermination. 3) Posons que le vivant organique élémentaire, défini par l’unité de son principe d’organisation, détient la capacité perceptive et l’exerce suivant les combinaisons et coopérations qui s’instituent entre les diverses unités primitives de ce type. Tout se passe comme si la monade leibnizienne et son corps organique ne formaient qu’une seule entité productrice, au vu de l’effet produit qui apparaît régi selon une finalité organisationnelle.
Serait-il donc moins philosophique, ou plus dangereux, de dire que cet organe, indispensable dans tous les systèmes, est lui-même l’être capable de perceptions; que conçu dans l’entendement divin, et créé par l’acte miraculeux de la puissance éternelle, il existe agissant, impérissable, indestructible ; que par une suite de sa nature individuelle, et de la coopération des autres organes avec lesquels il est successivement combiné, cet automate divin peut s’élever de l’état de simple action et réaction, à celui de perceptions obscures ; de ce dernier à l’état de sensations, puis de perceptions claires, et enfin de perceptions plus ou moins distinctes et que parvenu par tous ces degrés à acquérir le sentiment de la personnalité, il doit dès-lors naturellement le conserver dans la suite infinie des temps, si le plan et l’arrangement total de l’universalité des êtres sont tels, que les actions continuellement variées et réciproques de tous ces êtres tendent au développement ultérieur des forces, et par conséquent à la perfection progressive de l’état de chaque individu[15].
Des considérations épistémologiques accompagnent cette attribution aux unités de la nature de la capacité perceptive, déclinée selon ses modes principaux, de la force d’action et de réaction à l’intellection supérieure issue de l’apperception. L’argumentation se fonde sur l’observation psychologique, l’usage de l’analogie et le recours à la figuration hypothétique de raisons suffisantes causales des effets observés, abstraction faite de tout accès au principe substantiel sous-jacent. Dans ces conditions, faute de remonter au concept même d’une substance pour en inférer les propriétés découlant de son essence, il convient sans doute de formuler l’hypothèse la plus conforme aux données d’expérience attestées et la plus susceptible de rendre compte d’une pluralité de phénomènes qui apparaissent découler du principe supposé[16].
Car il est aisé de se convaincre que lorsqu’il s’agit des substances dont l’origine remonte immédiatement au Créateur, il n’y a que les effets de ces substances qui puissent nous apprendre les propriétés que nous devons leur assigner; puisque n’ayant pas une notion distincte de ces substances elles-mêmes, nous ne saurions voir dans cette notion la raison de l’énergie et des propriétés que l’observation seule nous force d’y reconnaître[17].
Si l’on se réfère à la fin de la deuxième section de la Réponse à Eberhard, on y trouve des propos qui, loin de condamner une interprétation de la monadologie à la façon de Béguelin, pourraient valoir à celle-ci un certain crédit comme hypothèse formulée en vertu du principe de raison suffisante et sur une base analogique d’expérience possible.
Kant récuse une interprétation de l’harmonie préétablie à laquelle s’opposait aussi Béguelin: « Est-il possible de croire que Leibniz ait voulu entendre par son harmonie préétablie entre l’âme et le corps le fait de faire s’accorder deux êtres entièrement indépendants l’un de l’autre quant à leur nature, et même incapables d’entrer en communication par leurs propres forces? »[18] Or, selon Béguelin, les unités de la nature ne sont pas hétérogènes aux machines organiques en lesquelles s’analysent les corps des vivants. Et ces unités sont en communication les unes avec les autres par leurs propres forces et réalisent ainsi l’harmonie entre elles, sans impliquer pour autant l’hétérogénéité substantielle de l’âme et du corps.
Peut-on aller plus loin et réinterpréter la théorie des unités de la nature du point de vue des positions effectives de Kant, exposées dans la Réponse à Eberhard et les Progrès de la métaphysique?
2 La théorie des unités de la nature selon Béguelin du point de la critique kantienne
Certes, on ne trouve pas chez Béguelin la distinction critique de la sensibilité et de l’entendement comme sources de la connaissance, alors même que leur harmonie, indispensable pour rendre compte des lois de la nature, ne pourrait être déduite par raisons a priori de l’unité de la conscience. Ce point de vue, selon Kant, constitue une modification radicale de perspective sur la connaissance, qui cependant pourrait se révéler compatible avec une certaine relecture de la doctrine monadologique[19]. Et cela, parce que l’accord intime des modes de connaissances relevant de la perception sensible et de l’intellection que l’on ne peut établir démonstrativement, rend possible une représentation de l’ordre des phénomènes qui en constituerait une expression réflexive. Selon la Réponse à Eberhard, ces pouvoirs de notre nature comme sujet percevant
s’accordent toujours si bien pour la possibilité d’une connaissance d’expérience en général, mais principalement (comme la Critique de la faculté de juger l’expose à l’attention du lecteur) pour la possibilité d’une expérience de la nature sous des lois particulières diverses et simplement empiriques, dont l’entendement ne nous enseigne rien a priori, s’accordent, dis-je, comme si la nature était agencée intentionnellement pour notre faculté de compréhension[20].
Pour rendre compte du recours à une hypothèse en « comme si… », terme ultime de notre capacité d’explication, Kant évoque l’harmonie préétablie selon Leibniz: celui-ci aurait principalement basé cette relation sur « la connaissance des corps et, parmi ceux-ci, de notre propre corps, comme principe médiateur de cette relation »[21]. Or, la connaissance de notre corps est celle d’un être organisé, d’où l’idée que cette propriété d’organisation puisse permettre de comprendre analogiquement notre propre nature et celle des autres êtres comparables. Cette thèse me semble corroborée par ce que Kant ajoute aussitôt: « [Leibniz] ne faisait qu’indiquer que nous devons penser par là une certaine finalité dans l’agencement qui procède de la cause suprême, tant pour nous-mêmes que pour les autres choses hors de nous: sans doute cet agencement est-il déjà installé dans la création (préétabli ou prédéterminé) »[22]. À cela se grefferait la thèse critique de la prédétermination des facultés de notre esprit à accéder à la connaissance des choses dans les limites de l’expérience possible. La suite de l’argumentation consiste à étendre cette notion de l’harmonie préétablie repensée à la concordance entre le règne de la nature et le règne de la grâce, c’est-à-dire à l’accord entre les conséquences issues du concept de nature et celles issues du concept de liberté: cet accord contingent ne peut être tiré a priori de quelque concept des êtres du monde, mais il peut être pensé sous le postulat selon lequel il résulterait d’une « cause intelligente du monde ». C’était là aussi une condition présumée de l’hypothèse spéculative formulée par Béguelin.
Comme « la simple étendue, accompagnée d’impénétrabilité et de mouvement local ne saurait contenir pour nous la raison suffisante d’une perception, encore moins d’un sentiment »[23], nous tendons à reporter la faculté de percevoir au-delà de l’être organisé qui la manifeste, sans supposer qu’elle puisse découler de l’organisation des « automates primitifs », organisation dont le dessein et la réalisation dépendraient d’une cause transcendante selon un scénario en « comme si ». « Ainsi, lorsqu’il s’agit d’automates primitifs, conçus par la sagesse infinie et actualisés par sa volonté, comment pourrions-nous décider que la force de percevoir, et même celle de sentir, ne saurait être renfermée dans leur essence? »[24] La définition leibnizienne de la perception, comme représentation du composé dans le simple, est alors privée de tout rapport a priori à la réalité objective d’une idée de substance simple; elle est d’autre part reformulée en un énoncé sur la présence effective du pouvoir de percevoir dans un corps organique.
Si [la perception est], selon Leibniz, la représentation du composé dans le simple, il est clair que la machine la mieux organisée ne saurait avoir par sa propre nature le don de percevoir; mais la définition de Leibniz n’est pas un théorème; il n’a pas prétendu par-là ni prouver, ni expliquer le fait; et s’il suffisait de proposer une définition, l’on aurait le même droit de dire que la perception est la représentation du composé dans un automate primitif[25].
On pourrait certes se figurer des processus de type mécanique correspondant analogiquement dans le corps organique aux processus inobservables par lesquels la perception et l’appétit corrélatifs à l’impression reçue seraient engendrés comme effets au sein de la machine de la nature. Mais, les raisons causales déterminantes de la perception nous étant empiriquement inaccessibles, il n’y a lieu que d’observer le lien factuel de ce pouvoir avec les dispositifs fonctionnels de corps organiques. Et, comme ceux-ci sont décomposables en corps organiques dotés de tels dispositifs fonctionnels, suivant la leçon même de l’expérience et ce, jusqu’aux automates ultimes de la nature, on peut légitimement supposer que le pouvoir de perception s’exerce dans les organismes complexes suivant la combinaison des pouvoirs dévolus aux diverses composantes organisées, en corrélation avec les pouvoirs d’une unité hégémonique, dotée d’une capacité perceptive déterminée.
Béguelin construit sur une base d’analogies une figuration empirique possible des effets enchaînés des unités de la nature impliquées dans la production d’effets perceptifs. Il tient, d’autre part, les causes des effets observables dérivés de ces unités de la nature pour inaccessibles au-delà du constat primordial que l’activité perceptive s’actualise dans des corps dotés de l’organisation appropriée. Il développe par la suite des conséquences inférables de l’hypothèse des automates unités de la nature et il les confronte aux données d’expérience avec lesquelles elles peuvent être corrélées.
Il est possible de se servir des analogies que suggère l’hypothèse de l’automate primitif pour concevoir comment l’état total de celui-ci implique à la fois la capacité de réagir aux impressions que suscitent en lui les objets externes et la capacité de modifier les éléments qui constituent sa propre organisation. La loi de succession des états perceptifs-appétitifs découle de cette organisation primordiale de l’être; cette organisation doit se concevoir comme coexistant avec celle des autres unités de la nature: de ce fait elle impliquerait des rapports de combinaison avec ces unités qui sous-tendraient la formation des corps organisés complexes. Béguelin se sert de la conception d’une telle organisation dont la raison suffisante résiderait dans l’idée d’un Être suprême créateur, pour esquisser de façon spéculative, par extension analogique des conditions de l’expérience sensible, ce que pourrait être la destinée d’un automate de degré supérieur, susceptible de personnalité en raison de l’autonomie et de la réflexivité de ses opérations perceptives. Il procède à une scénarisation métaphysique dont il précise qu’elle doit être tenue pour « une simple hypothèse, dont nous nous proposions de discuter la plausibilité et les avantages »[26]. Ce serait une sorte de « monde enchanté » qui aurait le mérite de se justifier par sa compatibilité avec les connaissances d’expérience disponibles, comme si elle en constituait le reflet prolongé analogiquement: cette hypothèse présenterait l’avantage d’éclairer l’usage de notre libre arbitre dans le cadre d’un règne des fins à réaliser.
Kant, dans la Réponse à Eberhard et dans les Progrès de la métaphysique, ne s’en prend pas directement à une lecture de la monadologie qui répondrait au modèle que Béguelin en a donné. Il conteste plutôt des thèses d’ontologie formelle intégrant la conception des monades comme substances simples, hétérogènes à l’ordre des corps, révélés en leur essence par concepts de l’entendement, par-delà toute limitation relative à notre capacité de représentation sensible. Ce n’est qu’incidemment, pourrait-on dire, qu’il développe une appréciation critique d’interprétations de la doctrine monadologique que l’on pourrait qualifier de « physiologiques », telle celle de Béguelin. Quand il le fait, il tend à les rattacher aux problématiques dont traite la Critique de la faculté de juger, ce qui n’en constituerait pas un rejet pour absence de fondement ontologique, mais plutôt une transposition dans un autre registre, celui d’une hypothèse apte à rendre compte de phénomènes particuliers à la lumière d’une réflexion sur la finalité qui s’y manifeste, effet présumé d’un principe organisateur[27].
Dans les Progrès de la métaphysique. Kant distingue deux façons de procurer une réalité objective aux concepts purs de l’entendement. La première façon consiste à attribuer une réalité objective au concept au moyen d’une intuition correspondante, en l’instanciant par schématisme. Lorsque cette représentation directe n’est pas possible, par exemple à l’égard du concept d’une réalité suprasensible qui ne peut être objet d’expérience possible, on peut indirectement l’inférer des conséquences qui découleraient de la chose par « symbolisation du concept ». Non seulement la technique de représentation symbolique est assez conforme à la pratique d’un métaphysicien à la façon de Béguelin, mais l’illustration choisie est conforme à la conception analogique des automates primitifs:
Le symbole d’une idée (ou d’un concept de la raison) est une représentation de l’objet suivant l’analogie, c’est-à-dire un rapport à certaines conséquences identique à celui qui rattache l’objet en lui-même à ses propres conséquences, quoique les objets eux-mêmes soient d’une espèce toute différente; par exemple, quand je me représente certains produits de la nature, comme les êtres organisés, les animaux ou les plantes, dans leur rapport à leur cause de la même façon qu’une horloge dans son rapport à l’homme qui l’a créée, je me représente bien le rapport de causalité en général en tant que catégorie, comme identique dans les deux cas, mais le sujet de ce rapport me demeure inconnu quant à sa constitution et donc lui seul peut être présenté, mais nullement cette dernière[28].
C’est bien le rapport des effets aux causes qui fonde l’analogie dans la comparaison des machines de la nature et des machines de fabrication humaine. Les effets sont les structures et processus constitutifs des organisations produites. La présupposition d’un Être suprême créateur ne découle que de la présomption d’une raison suffisante causale: celle-ci doit rendre compte de la production d’une organisation que nous ne parvenons pas à concevoir suivant les seules propriétés de la matière sur lesquelles nous opérons pour produire nos automates.
L’argumentation des textes kantiens peut être évoquée en appui à d’autres composantes de l’interprétation de la monadologie selon Béguelin, même si celle-ci n’enveloppe pas une critique des pouvoirs de connaissance qui en délimiterait l’usage théorique légitime.
Un premier thème de comparaison concerne le recours au principe de raison suffisante. Selon une perspective kantienne, ce principe doit être reconnu irréductible au principe de contradiction, dans la mesure où il adjoint au concept de l’objet considéré un élément additionnel d’intelligibilité[29].
Selon les mémoires antérieurs de Béguelin consacrés aux principes métaphysiques et notamment au principe de raison suffisante, l’attribution de ces déterminations additionnelles non incluses dans la notion de l’objet devait dépendre de quelque rapport tout au moins possible à l’expérience[30]. Dans le premier de ces mémoires[31], il notait que ces principes, à commencer par le principe de la raison suffisante, ne bénéficiaient pas de l’évidence dont jouit le principe de contradiction, « principe purement mathématique »[32]. Le principe de la raison suffisante suppose la conception de l’existence de quelque réalité ou de quelque changement actuel qui implique la condition de son actualisation, ce qui ne saurait être déterminé a priori, d’où le fait que ce principe, dont tous les autres principes philosophiques dépendent, ne puisse proprement être démontré a priori, car ni le principe de contradiction ni les axiomes qui en dépendent ne permettent de l’inférer. Selon Béguelin, le principe de raison suffisante régit le monde des faits pour autant que l’expérience puisse garantir la vraisemblance des relations causales évoquées. Le principe étend néanmoins son empire aussi au registre des fictions, par lesquelles on projette des antécédents rationnels de l’événement dont il s’agit d’établir la vraisemblance: dans ces productions, constitutives d’un « univers idéal »[33], l’écueil de l’hypothèse fausse n’est pas restreint au conflit avec l’expérience avérée ou possible, mais s’étend à la contradiction implicite qui affecterait l’enchaînement des raisons déterminantes, voire l’estimation des degrés de probabilité. C’est là ce qu’implique le principe de raison suffisante appliqué aux fictions comme à la détermination des futurs contingents: « Il faut calculer les raisons des possibilités »[34]. On peut en inférer que les hypothèses métaphysiques peuvent se révéler des fictions acceptables, en vertu de la vraisemblance qui les relie au monde de l’expérience, celui des phénomènes bien fondés, et donner lieu à une estimation de probabilités.
Un second thème de comparaison concerne le concept de la monade en tant qu’élément simple par rapport au corps organique. Kant entend dissocier la doctrine leibnizienne des interprétations fallacieuses qui faisaient de la monade un élément entrant dans la composition du corps à titre de partie. Il rapporte la notion de la monade comme substance simple, comme être suprasensible, à un topos noètos de type platonicien, auquel pourrait accéder un intuitus originarius. De fait, nous sommes constitutivement limités à une appréhension sensible des choses par perception, et nous n’accédons à leur connaissance que comme phénomènes suivant les formes d’une intuition s’exerçant dans les limites de l’expérience. Kant tend à retrouver dans la monadologie la reconnaissance de l’impossible correspondance entre le concept vide de monade et le contenu objectif des concepts qui se rapportent au corps comme réalité phénoménale: par suite, la monade métaphysiquement postulée pourrait exprimer le pouvoir d’intellection exercé sur le divers de l’expérience en vue d’en assigner la raison suffisante.
Sans doute Béguelin souligne-t-il l’exigence de postuler une raison suffisante comme fondement élémentaire pour les composés que l’expérience révèle, à savoir des substances phénoménales composées, des machines de la nature, dotées d’un pouvoir endogène d’organisation. Mais il se refuse à concevoir l’hétérogénéité de ces unités de la nature par rapport aux organisations naturelles, objets et sujets de notre activité perceptive. Il renonce à franchir la frontière qu’il juge inatteignable de ce qui serait un topos noètos, si ce n’est pour postuler un Être suprême, dont l’action créatrice ait pu suffire à engendrer les effets d’organisation observés dans la nature.
Considérons enfin le troisième thème de comparaison retenu par Kant: la thèse de l’harmonie préétablie. Kant souligne l’aporie flagrante qu’aurait constituée le fait de poser l’âme et le corps comme deux « êtres indépendants » l’un de l’autre et incapables d’interagir en vertu de leurs propres forces. La connaissance des corps en tant que phénomènes nous oblige à reconnaître l’accord fonctionnel de nos pouvoirs d’intellection et de perception selon leurs déterminations a priori avec la capacité d’appréhension sensible qui conditionne notre rapport aux réalités externes. Kant cible donc cette « harmonie entre l’entendement et la sensibilité »[35] que la Critique de la raison pure a explicitée comme condition de possibilité de toute connaissance d’expérience, et il la présente comme un effet au sujet duquel « nous ne pourrions donner aucune raison qui expliquât pourquoi nous avons précisément un mode de sensibilité tel, et une nature de l’entendement telle, que leur liaison rende l’expérience possible »[36]. C’est ce rapport fondamental de nos pouvoirs de connaissance que Leibniz aurait en définitive symbolisé en évoquant l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps. « Il ne faisait qu’indiquer, présume Kant, que nous devons penser par là une certaine finalité dans l’agencement qui procède de la cause suprême, tant pour nous-mêmes que pour les autres choses hors de nous »[37]. Et Leibniz aurait élaboré son concept de l’harmonie préétablie « en considération de la connaissance des corps, et, parmi ceux-ci, de notre propre corps, comme principe médiateur de cette relation »[38], à savoir le rapport fondamental de nos pouvoirs de connaissance. Or, cela nous renvoie à la théorie leibnizienne de l’organisme. Kant ne laisse pas d’ailleurs d’y faire indirectement référence en soulignant que la reconnaissance de l’accord de nos pouvoirs de connaissance, accord dont la racine causale nous échappe par défaut d’accès aux fondements métaphysiques qui le sous-tendraient, détermine non seulement la possibilité d’une connaissance générale d’expérience de la nature, mais, comme déjà signalé ci-dessus, « principalement (comme la Critique de la faculté de juger l’expose à l’attention du lecteur) la possibilité d’une expérience de la nature sous ses lois particulières diverses et simplement empiriques »[39]. L’accord en question implique en effet que tout dans l’ordre des phénomènes puisse s’interpréter « comme si la nature était agencée intentionnellement pour notre faculté de compréhension »[40], ce que révèlent en premier lieu les phénomènes par lesquels se manifeste l’organisation des vivants.
Béguelin, interprétant la thèse de l’harmonie préétablie, s’écartait de la métaphysique wolffienne de la nature, notamment en ce qui concernait le concept du corps comme machine naturelle. Selon Wolff, les corps des vivants ne se distingueraient de nos machines que par leur degré de complexité[41]. Selon une stricte interprétation leibnizienne, la raison suffisante de l’organisme, par opposition à toute forme de mécanisme, tient à l’unité que l’âme ou son équivalent comme principe de perception et d’appétition confère au corps organique: cette unité se reflète dans la loi d’auto-engendrement des structures et processus vitaux. Il y a là une différence plus que de degrés et qui requiert de faire appel à un Artisan suprême pour l’institution d’une telle loi. Se révélant plus leibnizien que wolffien dans sa reconnaissance de l’hétérogénéité essentielle entre machines de la nature et automates de fabrication humaine, Béguelin se refuse toutefois à tenir l’âme et le corps pour « choses d’espèce différente extérieures l’une à l’autre » – selon la formule également rejetée par Kant – comme s’il s’agissait de substances distinctes mises en harmonie sans qu’elles n’eussent à interagir à cette fin. Or, l’interaction des êtres est un fait primordial et il caractérise notamment la relation de l’impression corporelle reçue à la perception psychique qui en résulte. Rejetant la supposition de l’hétérogénéité de nature des deux substrats présumés, Béguelin soutient une thèse conforme à l’harmonie phénoménale des séquences d’action-réaction rapportées à des unités organisées et percevantes:
Qu’il nous soit permis, dans une recherche purement philosophique, de supposer pour un moment, que ce fait des deux substances hétérogènes n’existe pas; en ce cas-là, puisqu’on ne saurait nier que les animaux n’aient des perceptions, il faudra dire que dans chaque animal il y a une unité organisée primitive, capable de sentir les impressions qu’elle reçoit ou immédiatement, ou par l’entremise des autres êtres organisés auxquels elle est le plus intimement unie, et dont la combinaison avec elle forme la machine très composée, mais individuelle, qu’on nomme l’animal[42].
La réception immédiate des impressions réfère au pouvoir de développer des séries endogènes de perceptions, alors que l’interrelation avec les autres êtres organisés de la nature conditionne de façon exogène le développement d’états perceptifs correspondants. Il en résulte que les mêmes phénomènes en tant qu’objets de représentation peuvent être analysés comme effets de déterminations mécaniques dans l’ordre physique, et compris comme exprimant des séquences de déterminations téléologiques, ce qui se manifeste notamment dans l’exercice de la capacité perceptive à l’égard de soi-même. La capacité d’interpréter les phénomènes du monde extérieur, aussi bien que ceux de l’agent percevant, à l’aide du concept téléologique d’organisation légitime une doctrine monadologique réduite au statut d’hypothèse spéculative et justifiée par l’éclairage qu’elle est à même de projeter sur la destinée humaine.
3 Conclusion
Kant, lorsqu’il entreprend de répondre à la question posée par l’Académie de Berlin sur les progrès de la métaphysique en Allemagne, n’entend pas seulement contester l’accomplissement dogmatique de la métaphysique leibnizienne-wolffienne, mais aussi légitimer une monadologie repensée sur les bases de la critique philosophique. De façon distincte, Béguelin, l’instigateur présumé du concours, avait développé une conception des « unités de la nature »: Il concevait celles-ci comme faisant l’objet de représentations circonscrites à l’expérience actuelle et aux hypothèses en constituant des prolongements analogiques justifiés. Ces unités apparaissent comme des êtres organisés primordiaux, doués de force active et exerçant leur capacité perceptive, tant en soi que hors de soi. L’hypothèse se construit comme si la monade et son corps organique, au lieu de constituer des entités hétérogènes, ne formaient qu’une seule entité irréductible, caractérisée par l’effet d’organisation téléologique qu’elle produit; cet effet se rattacherait à une capacité « perceptrice » déclinée suivant divers modes, de la force d’action et de réaction à l’apperception intellective. Au moyen d’une figuration analogique, Béguelin conçoit comment l’enchaînement des effets attribuables aux unités de la nature peut se rattacher à ces capacités de perception, mais il tient les causes de celles-ci pour inaccessibles au-delà du constat qu’elles s’actualisent en fonction de l’organisation même des vivants élémentaires. Par contre, il déploie, autant que possible, les implications de son hypothèse de façon à établir les conditions d’organisation susceptibles de rendre compte avec vraisemblance du développement « épigénétique » et de la « personnalité » des « automates » de degré supérieur.
Kant, selon des perspectives découlant de la Critique de la faculté de juger et par « symbolisation du concept », semble tendre à accréditer une interprétation de la conception monadologique présentant certaines affinités avec cette hypothèse des unités de la nature. On découvre en effet, de part et d’autre, un recours au principe de la raison suffisante restreint aux conditions de l’expérience possible. Concernant le concept de monade, Kant tend à dissocier son objet du statut d’élément entrant dans la composition des corps, pour le rapporter aux conditions d’intellection du corps organique dans son unité fonctionnelle. Béguelin refuse l’hétérogénéité substantielle présumée de la monade-âme et du corps organique au profit de l’hypothèse d’unités naturelles organisées, agents d’activité perceptive. Kant réduit l’harmonie préétablie à signifier l’« harmonie entre entendement et sensibilité » comme pouvoirs de connaissance des réalités phénoménales. Béguelin, refusant de tenir l’âme et le corps pour des substances hétérogènes l’une à l’autre, soutient une harmonie des perceptions-appétitions entre les unités organisées figurant une raison causale suffisante pour l’interrelation des phénomènes constitutifs de l’ordre naturel.
Bibliographie
Bartholmèss, Christian: Histoire philosophique de l’Académie de Prusse. Paris, Marc Ducloux, 1851.Suche in Google Scholar
Béguelin, Nicolas de: « Mémoire sur les principes de la métaphysique », Histoire de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres [HAR, 1755 [1757]], 405–423.Suche in Google Scholar
-« Troisième mémoire sur les principes métaphysiques », Histoire de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres [HAR, 1761 [1768]], 325–340.Suche in Google Scholar
-« Recherches sur les unités de la nature », Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres [NMAR], 1778 [1780], 279–298.Suche in Google Scholar
-« Sur les unités physiques », Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres [NMAR], 1779 [1781], 319–342.Suche in Google Scholar
Duchesneau, François: « Nicolas de Béguelin et les fondements d’une philosophie de la nature », Philosophiques 42 (1), 2015, 89–105.10.7202/1032219arSuche in Google Scholar
-Organisme et corps organique de Leibniz à Kant. Paris, Vrin, 2018.Suche in Google Scholar
Fichant, Michel: « ‘Un concept platonicien, en lui-même exact, du monde’: La monadologie selon Leibniz », Studia Leibnitiana 45 (2), 2013, 228–259.10.25162/sl-2013-0014Suche in Google Scholar
Leibniz, Gottfried Wilhelm: Die philosophische Schriften, hrsg. von C. J. Gerhardt. Hildesheim, Olms, 1965. Suche in Google Scholar
-Philosophie spéculative à l’Académie de Berlin: Mémoires 1745–1769, sous la direction de F. Duchesneau, D. Dumouchel, A. Ferraro et C. Leduc, C. Paris, Vrin, 2022.Suche in Google Scholar
© 2025 the author(s), published by Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston
This work is licensed under the Creative Commons Attribution 4.0 International License.
Artikel in diesem Heft
- Titelseiten
- Nachruf auf Karl Ameriks (1947–2025)
- Abhandlungen
- The Logical Use of Reason in the First Critique and Its Connection with the Reflective Power of Judgment
- Practical Faith and Theoretical Practice: The Single Logic Underlying Kant’s Deduction of Nature’s Purposiveness and the Deduction of the Highest Good
- Der Platz der ‚Obersten Einteilung des Naturrechts‘ (AA 06: 242.12–19) in Kants Rechtslehre
- Berichte und Diskussionen
- Introduction: Kant and the Berlin Academy
- L’évaluation critique du concept de monade de Béguelin à Kant
- Johann Christoph Schwab et le kantisme
- The Story of a Phantom Conflict: The Dispute over Leibniz’s Philosophy in the Second Round of the Kant-Eberhard Controversy
- Saving Metaphysics: Kant and the Berlin Academy’s Reception of Critical Philosophy
- Mitteilungen zur Logiknachschrift Volckmanns
- Bibliographie
- Kant-Bibliographie 2023
- Buchbesprechungen
- Tinca Prunea-Bretonnet: L’Avènement de la métaphysique kantienne. Paris: Classiques Garnier, 2023, 351 pages. ISBN: 978-2406148173.
- Kants Schriften in Übersetzungen. Hrsg. von Gisela Schlüter. Hamburg: Meiner, 2020, 872 Seiten. ISBN 978-3-7873-3858-0. [Archiv für Begriffsgeschichte, Sonderheft 15.]
- Mitteilungen
- Gutachter-Dank
- Jahresinhalt Kant-Studien Jg. 116, 2025
Artikel in diesem Heft
- Titelseiten
- Nachruf auf Karl Ameriks (1947–2025)
- Abhandlungen
- The Logical Use of Reason in the First Critique and Its Connection with the Reflective Power of Judgment
- Practical Faith and Theoretical Practice: The Single Logic Underlying Kant’s Deduction of Nature’s Purposiveness and the Deduction of the Highest Good
- Der Platz der ‚Obersten Einteilung des Naturrechts‘ (AA 06: 242.12–19) in Kants Rechtslehre
- Berichte und Diskussionen
- Introduction: Kant and the Berlin Academy
- L’évaluation critique du concept de monade de Béguelin à Kant
- Johann Christoph Schwab et le kantisme
- The Story of a Phantom Conflict: The Dispute over Leibniz’s Philosophy in the Second Round of the Kant-Eberhard Controversy
- Saving Metaphysics: Kant and the Berlin Academy’s Reception of Critical Philosophy
- Mitteilungen zur Logiknachschrift Volckmanns
- Bibliographie
- Kant-Bibliographie 2023
- Buchbesprechungen
- Tinca Prunea-Bretonnet: L’Avènement de la métaphysique kantienne. Paris: Classiques Garnier, 2023, 351 pages. ISBN: 978-2406148173.
- Kants Schriften in Übersetzungen. Hrsg. von Gisela Schlüter. Hamburg: Meiner, 2020, 872 Seiten. ISBN 978-3-7873-3858-0. [Archiv für Begriffsgeschichte, Sonderheft 15.]
- Mitteilungen
- Gutachter-Dank
- Jahresinhalt Kant-Studien Jg. 116, 2025