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Par-delà règles et licences : les ajustements perspectifs dans la controverse Bassi-Tibaldi (1569–1572)

  • Georges Farhat

    Georges Farhat est professeur d’histoire et théories des paysages à l’université de Toronto. Ses recherches portent sur les pratiques matérielles et topographiques de la perspective ainsi que l’épistémologie des paysages. Il a été commissaire de l’exposition André Le Nôtre en perspectives (2013–2014) au musée du château de Versailles et a codirigé l’ouvrage éponyme (Hazan/Yale University Press). Senior Fellow à Dumbarton Oaks (Washington DC, 2014–2020) et au Descartes Centre (Utrecht University, 2017), il a publié Landscapes of Preindustrial Urbanism (Harvard University Press, 2020). En 2023, il était British Academy Visiting Fellow au British Museum.

Published/Copyright: June 4, 2024
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Abstract

This article revisits the controversy reported on in Martino Bassi’s 1572 Dispareri, a pamphlet denouncing Pellegrino Tibaldi’s noncompliance with rules of perspective and architecture in adapting Milan Duomo to the requirements of Tridentine Reform. The inquiry involves a social, material, and technical approach to both the pamphlet and the Annunciation relief that lies at the heart of the controversy. Along with showing inconsistencies and deceit in Bassi’s account, this study explores the widespread, yet unconceptualized practice of perspectival adjustments that mediates conflicts between optics and geometry in image making. Findings suggest new ways to revise traditional understandings of naturalism in art history all while contributing to the historiography of perspective.

En 1569, éclatait sur le chantier du Dôme de Milan une controverse ayant pour objet apparent l’observance des règles et leur transgression, à la fois, en perspective et en architecture. En premières lignes, la dispute opposa Martino Bassi (1544–1591), jeune ingénieur-architecte, à Pellegrino Pellegrini dit Tibaldi (v. 1527–1596), peintre-architecte déjà avancé dans sa carrière. Cependant, bien d’autres intervenants furent impliqués dans les débats qui s’ensuivirent. Outre les nombreux commissaires et experts qui y participèrent sur le champ, quatre des architectes les plus importants alors, Palladio, Vignole, Vasari et Bertani furent appelés à ex-primer leur jugement.

Dès 1572, Bassi rendait publique la controverse en faisant paraître un opuscule à charge : Dispareri in materia d’architettura e perspettiva.[1] Les objets du contentieux s’y répartissaient en trois groupes de travaux : 1) la reprise d’une Annonciation en bas-relief destinée à orner le portail nord du transept (fig. 1); 2) la construction à neuf d’un baptistère dans les bas-côtés ; 3) la modification conjointe de la crypte (scurolo) et du chœur qui la recouvrait. Dans la recomposition perspective de l’Annonciation, Bassi dénonça des incohérences de deux ordres : l’emploi simultané de deux horizons (ou points principaux) placés à des hauteurs différentes et le choix d’un point de vue trop élevé qui fait voir un plan de sol à des regardants pourtant situés en-dessous de l’œuvre. Dans l’édification du baptistère, il pointa le fait que Tibaldi s’écartait, à la fois, du système vitruvien des proportions en architecture et des traditions constructives régionales. Enfin, dans les travaux effectués sur la crypte et le chœur, Bassi décria une interruption des continuités visuelles et spatiales qui existaient jusqu’alors dans la cathédrale. Afin de corriger ces interventions, il proposa, pour chacune d’entre-elles, un à deux contreprojets.

1 Vincenzo Seregni, Pellegrino Tibaldi, Carlo et Giovanni Beretta, Annonciation, v. 1567–1569 et 1747, marbre et pierre. Milan, Santa Maria Annunciata in Camposanto
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Vincenzo Seregni, Pellegrino Tibaldi, Carlo et Giovanni Beretta, Annonciation, v. 1567–1569 et 1747, marbre et pierre. Milan, Santa Maria Annunciata in Camposanto

Cette querelle a souvent été revisitée depuis qu’Erwin Panofsky la mentionna, il y a près d’un siècle, dans une note de l’article fondateur « Die Perspektive als ‹ symbolische Form ›».[2] Mais, comme Panofsky, la critique s’est jusqu’ici contentée du témoignage de Bassi, en n’analysant souvent que des fragments, reproduits dans des anthologies de la littérature artistique, coupés de leurs contextes physique et social.[3] La compréhension s’en est trouvée limitée. Dans le cas de l’Annonciation, les enjeux de la controverse ont été ramenés à des questions de représentation en deux dimensions et dissociés des pratiques matérielles auxquelles ils se rapportaient. L’articulation complexe entre perspective et optique, notamment, y a été réduite, toujours en suivant Panofsky (donc Bassi), à un problème de composition picturale et de rhétorique visuelle : celui de « l’emplacement du point de vue dans le champ du tableau » et « de son rapport avec la situation du spectateur ».[4]

Dès lors, dans cette controverse, la perspective fut saisie à l’intérieur d’un système de règles et licences, issu d’un processus de codification, auquel fut consacré un colloque à Milan, en 1977.[5] À cette occasion, Giulio Bora esquissait une approche du contexte social et technique où paraissaient les Dispareri.[6] Mais on n’a plus, ensuite, analysé l’ouvrage de manière critique ni d’avantage interrogé la capacité des pratiques artistiques à produire des savoirs techniques à partir d’une Annonciation de marbre. Au contraire, comme Bassi y invitait, on a surtout retenu, dans les Dispareri, une conception normative et dématérialisée de la perspective.[7] Bassi offrait, en effet, matière à nuancer, tout en la confortant, une historiographie positiviste de la perspective qui aurait inéluctablement progressé de l’art (représentation graphique) vers la science (géométrie projective).[8] Trois exemples suffisent à illustrer la diversité des interprétations que le paradigme évolutionniste a inspirées sans que leurs auteurs aient jamais interrogé la fiabilité des propos de Bassi ni, encore moins, l’agencement de ses schémas perspectifs.

Dans une thèse laissée inachevée – mais qui informera son éclairage des Dispareri en 1966 – Robert Klein postulait qu’en contrevenant aux règles de perspective Tibaldi exprimait une résistance subjective des artistes à sa « codification scientifique » ainsi qu’à « l’unité de point de vue ».[9] Il s’agissait-là de tendances que les académies du disegno auraient imposées par l’enseignement et l’imprimé, cependant qu’elles prenaient l’optique géométrique de la Grèce antique pour référence théorique en matière de perspective.[10] À partir d’un constat similaire, Dominique Raynaud a pensé reconnaître, dans le schéma de Tibaldi pour l’Annonciation, la survivance d’une « perspective binoculaire » d’origine médiévale, arabe et latine. Soit un système de représentation spatiale qui aurait pris en compte, avec l’optique géométrique et physique, la physiologie de la vision.[11] Enfin, Claire Farago permute les termes de l’équation qu’elle rattache à la Contre-Réforme. L’usage hétérodoxe de la perspective par Tibaldi correspondrait au « naturalisme visuel » dont l’Église postridentine avait besoin pour atteindre les fidèles par les affects plutôt que la géométrie. Par conséquent, le second des contreprojets de Bassi aurait été désavoué par la Fabrique de la cathédrale, car « l’artifice scientifiquement exact » qu’il revendiquait ne pouvait s’imposer « aux dépens d’une clarté du récit ».[12] C’était faire l’hypothèse séduisante mais hardie que Bassi compterait parmi les victimes d’un dogme que le neveu du pape Pie IV, Charles Borromée, cardinal (1560), secrétaire du Concile de Trente (1562–1563), nommé archevêque de Milan en 1564, s’évertuait à faire appliquer dans son diocèse.

Outre les a priori culturalistes et les malentendus qui caractérisent ces trois analyses, il faut regretter qu’une curieuse indifférence aux faits matériels, techniques et sociaux, comme à leur chronologie d’ailleurs, y ait abouti à l’idéalisme qu’au départ leurs auteurs entendaient pourtant dépasser.

Certes, à la suite des Lettres (1550) de l’Arétin, un Giovanni Andrea Gilio exhortait, dès 1564, les peintres d’histoires religieuses à tenir l’équilibre entre invention (ingegno) et convenance (decoro) ; par ailleurs, la transformation du Dôme de Milan allait bien, à partir de 1567, constituer l’un des chantiers majeurs de la Réforme catholique.[13] Mais, en matière d’architecture et d’iconographie, les réformateurs au sein de l’Église – tels Borromée ou son ami Gabriele Paleotti, archevêque de Bologne et patron de Domenico Tibaldi (le frère de Pellegrino) – furent des explorateurs contrariés. Tandis que des synodes provinciaux devaient préciser les modalités locales d’interprétation et d’application du décret tridentin sur « l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les images sacrées », leurs recommandations ne prendraient forme que de résultats mitigés en repentirs auxquels Borromée et Paleotti ne donnèrent que tardivement et provisoirement un début de cohérence théorique. Leurs manifestes respectifs, parus en 1577 puis 1585 (ce dernier, à titre consultatif), se limitaient d’ailleurs, dans le cas des images, à réitérer des exigences de décence (anatomie) et vraisemblance (vérité historique) en vue d’instruire et d’édifier, sans jamais évoquer la perspective.[14] Surtout, Borromée comme Paleotti ne furent soutenus dans leurs expérimentations ni par les fabriques de chapitres ni par les autres institutions (commune, gouvernorat, légation) dont ils entravaient les pouvoirs. En revisitant sous cet angle la chronologie des faits, le jeu des acteurs sociaux et les solutions adoptées pour le Dôme de Milan, il apparaîtra ici que la perspective ne répondait pas plus aux besoins d’une Église désincarnée qu’elle n’aurait pu représenter l’espace abstrait des mathématiques.

Giovanni Rocco, puis Lionello Puppi, qui soupçonnaient en Bassi un homme de paille de la Fabrique, ont naguère entrevu l’intérêt que présenterait une lecture sociologique des Dispareri.[15] D’autres avis, émis plus tôt encore, auraient dû inciter les chercheurs à plus de prudence et de curiosité.

Dans son hagiographie des peintres bolonais, le comte Carlo Malvasia mettait déjà en doute la parole d’un Bassi « juvénile » et ambitieux, d’autant plus rigoriste et agressif qu’inexpérimenté.[16] Par la suite, le peintre-poète Giampietro Zanotti décèlera une certaine perfidie dans les dessins fournis par Bassi aux architectes dont il sollicita le jugement et qui, conscients de la manœuvre, lui auront servi de « très savants enseignements, au lieu d’applaudir à ses critiques ».[17] À l’inverse, voulant innocenter Bassi dans une dispute qui l’opposa à la Fabrique de San Lorenzo à Milan (1589–1591), l’architecte Francesco Bernardino Ferrari laisse comprendre que l’adversaire de Tibaldi fut souvent mêlé à des affaires judicaires pour asseoir et conserver sa légitimité professionnelle.[18]

Manifestement, les ressorts sociaux sousjacents à la production des Dispareri dépassent ceux d’une simple promotion personnelle et doivent être identifiés si l’on veut explorer les enjeux épistémiques que recouvre la controverse Bassi-Tibaldi. Cela nécessite, d’abord, d’inspecter et croiser entre elles des sources toujours étudiées séparément. Pour cela je prendrai, d’une part, appui sur de nombreux travaux d’historiens de l’art qui se sont intéressés aux différentes facettes des carrières de Bassi et Tibaldi.[19] De l’autre, je m’inscrirai dans un courant historiographique qui replace la perspective au sein de perspectiva, ensemble de disciplines scientifiques et de champs techniques dans lesquels la production d’un savoir optique reposait autant sur des pratiques matérielles que des théories abstraites.[20] Cette double approche guidera une lecture inédite des Dispareri, qui passe autant par l’étude du texte et de sa production que par la reconstruction des schémas de perspective gravés et l’examen du bas-relief de marbre. S’ensuivra la considération d’une tension féconde entre deux pôles de l’expérience artistique : le naturel (optique) et l’artifice (perspectif). J’envisagerai, à cet effet, la notion d’ajustement perspectif, analogue à celle de correction visuelle (temperatura) en architecture. Cette notion d’ajustement nous permettra enfin de caractériser une technique courante mais si peu théorisée dans la littérature artistique et qui n’a pas reçu l’attention qu’elle méritait dans l’historiographie.

Chronique d’une publication : Annali et Dispareri

L’Annonciation critiquée par Bassi devait orner le tympan du portail nord du transept de la cathédrale, où elle aurait reposé à 10,5 mètres du sol. Elle avait été sculptée dans un imposant bloc de carrare dont les dimensions finies étaient d’environ 236 cm de hauteur, 472 de largeur et 93 d’épaisseur (fig. 1).[21] Au premier plan se détachent, en quasi-ronde-bosse, l’archange Gabriel et la Vierge, avec la colombe du Saint-Esprit au milieu. L’anatomie et le drapé des figures sont rendus avec un raffinement et une énergie tels que s’en dégage une sensualité troublante, contraire aux règles de convenance. Cependant, l’arrière-plan architectural est tout juste épannelé, inachevé. Lorsque, après 1700, on remploya le marbre au maître-autel de Santa Maria Annunciata in Camposanto située derrière le Dôme, la composition fut recadrée plus près de l’archange (dont on coupa les ailes) puis, comme l’indiquent les Annales de la Fabrique auxquelles je confronterai désormais les Dispareri, sommée d’un « Padre eterno con glorie di puttini ».[22]

L’œuvre avait été commencée d’après un dessin de Vincenzo Seregni, sculpteur-architecte, ingénieur de la Fabrique de la cathédrale dont il dirigeait le chantier depuis 1555. Or Seregni était licencié le 3 juillet 1567 pour être remplacé, quatre jours plus tard, par Tibaldi sur décision de Charles Borromée.[23] Le coup de théâtre ne retentirait, toutefois, que vers la fin de 1569, lorsque Bassi contesta les travaux que Tibaldi avait dirigés jusque-là dans un mémoire (Memoriale) présenté au Conseil de Fabrique.[24]

Une commission d’enquête fut aussitôt chargée d’examiner le bien-fondé des critiques de Bassi. Présidée par le jurisconsulte Alessandro Caimo, elle comprenait trois autres députés de la Fabrique : le comte Sforza Morone, frère du cardinal Giovanni Morone, proche de Charles Borromée ; Fabrizio Ferraro, gentilhomme du Grand-Duc de Toscane (Pie IV était issu d’une branche lombarde des Médicis) ; enfin, le révérend chanoine Giovanni Battista Rozza, subordonné de l’archevêque.[25] Ces commissaires devaient auditionner Tibaldi et son contradicteur. Cependant, ils préférèrent renvoyer l’affaire devant le Conseil qui convoqua une première réunion pour le 24 novembre.[26] En l’absence du cardinal-archevêque, Tibaldi ne s’y présenta pas. On invita alors des experts, « omnes peritos in arte et scientia praedicta »[27], cette fois encore liés aux Borromée sinon au peintre-architecte, à se prononcer sur les points de litige.[28] Lors d’une seconde réunion, qui se tint le 1er décembre suivant, Tibaldi défendit chacune de ses réalisations devant Charles Borromée (que Bassi n’ évoque jamais).[29] Les travaux censurés furent alors loués et approuvés en l’état, sans réserve aucune. On interdit même de disputer à l’avenir du marbre de l’Annonciation, imposant un « silence perpétuel » sur les modifications qui y furent apportées. La sentence fut signée par l’archevêque et contresignée par le chancelier de la Fabrique.[30]

Bassi n’en resterait pas là pour autant. Il sollicita, par correspondance, « le jugement des architectes et perspectivistes estimés parmi les plus excellents et célèbres de ce temps », dont les avis lui parvinrent de juillet à décembre 1570.[31] Ce faisant, il ne leur avait révélé ni le lieu exact, « un temple de Milan », ni les auteurs des projets débattus: le nom de « Pelegrino » n’apparaîtra que sur les planches des Dispareri, tandis que celui de Seregni n’est nulle part mentionné dans l’ouvrage.[32]

Un certain Alfonso N., gentilhomme de Vérone sans doute fictif, aurait encouragé Bassi à exposer la querelle au grand jour.[33] A cet effet, Bassi assembla un dossier hétéroclite de 54 pages de texte, non dépourvu de redites. L’ensemble comporte, dans une première partie, une dédicace aux députés de la Fabrique (20 mars 1571), des allocutions devant ces derniers (en latin, 24 novembre et 1er décembre 1569, p. 10–11 et 14), puis le récit des faits dans une lettre adressée à Alfonso N. (20 mai 1570). Celle-ci se compose, sur quinze pages, d’un exposé des projets de Seregni et Tibaldi ainsi que des contrepropositions de Bassi, d’une évocation des débats en Conseil de Fabrique, enfin, de passages de Vitruve en latin avec commentaires italiens d’après Daniele Barbaro (1514–1570).[34] D’autres lettres complètent ce matériau. Les unes, sans doute factices, auraient été échangées par Bassi avec Alfonso N., jusqu’en décembre 1570.[35] Les autres, authentiques puisque publiées du vivant de leurs auteurs, consistent, à nouveau, en une présentation des travaux conduits par Tibaldi et des contreprojets de Bassi (p. 36–42), suivie des réponses des quatre architectes sollicités (p. 42–50). Enfin, Bassi illustra le volume de 12 planches hors-texte, légendées et gravées sur cuivre : schémas de perspective, plans, élévations et coupes, représentant les travaux réalisés et les correctifs proposés (fig. 27, 9).

2 Interprétation du schéma de perspective dans le bas-relief de l’Annonciation sculpté d’après un dessin de Vicenzo Seregni, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 1. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Interprétation du schéma de perspective dans le bas-relief de l’Annonciation sculpté d’après un dessin de Vicenzo Seregni, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 1. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

Ce dossier parut en 1572, au format in-octavo, chez les frères Marchetti, libraires-éditeurs à Brescia spécialisés dans la diffusion du nouveau dogme religieux. Bassi s’assurait-là une large audience au sein du haut clergé. En effet, installés sur la route de Milan à Trente, les Marchetti profitaient d’une dynamique marchande impulsée par le Concile. Comme d’autres éditeurs, ils imitaient la mise en page et la marque (dauphin et ancre) des presses aldines, non pour tromper mais faire oublier la qualité médiocre de productions hâtives qu’ils écoulaient d’autant plus vite.[36] À cette enseigne, Bassi rendait publiques des délibérations qui s’étaient déroulées à huis clos et des échanges épistolaires effectués en privé. Rompant de surcroît le silence qu’imposait la sentence de 1569 quant à l’Annonciation de marbre, il élevait une querelle de chantier au rang de controverse théorique. Mais d’où lui venait le soutien nécessaire à une entreprise d’une telle audace ?

Dans les coulisses d’une controverse

La « Veneranda Fabbrica del Duomo di Milano » fut instituée juridiquement par un règlement général voulu et signé, le 16 octobre 1387, par Gian Galeazzo Visconti, futur duc de Milan. Elle administrait un chantier tentaculaire grâce à un conseil électif composé de laïcs et de religieux issus des familles de marchands et de banquiers de la ville. La Fabrique, tenant ainsi, à la fois, du pouvoir clérical et du pouvoir communal, jouissait d’une relative autonomie politique. Jalouse de ses prérogatives, face aux prétentions des ducs de Milan puis des gouverneurs espagnols – dont l’autorité concurrencerait par ailleurs le temporel de l’archevêque – elle s’était muée, au fil du temps, en une institution tatillonne et procédurière.[37] Elle n’aurait pu laisser évincer son ingénieur ni se voir imposer un remplaçant sans contre-attaquer.

Le licenciement de Seregni en 1567 signait, en effet, l’instauration du pouvoir hégémonique de l’archevêque en son diocèse, tel que le Concile de Trente venait de le redéfinir, tel aussi que Charles Borromée entendait l’exercer par la main de son architecte.[38] Dès lors, les dédicataires des Dispareri – publication défiant une sentence archiépiscopale – ne tarderaient pas à en poursuivre les fins ultimes : discréditer Tibaldi pour mieux atteindre son protecteur.

En effet, dans une lettre du 17 octobre 1574, l’archevêque, absent de Milan, était prévenu par son avocat Federico Jacobello que des députés de la Fabrique cherchaient un moyen de priver Tibaldi de son office.[39] Le 24 du mois suivant, les députés mettaient Tibaldi en demeure de répondre, sous huitaine, à vingt-sept questions d’ordre technique. Celles-ci reprenaient les points disputés dans les Dispareri, à l’exception désormais de l’Annonciation, et les développaient pour mettre en cause la gestion du chantier de la cathédrale, notamment ses matériaux et ses comptes mais aussi les modifications d’ouvrages après leur achèvement (Interpellanza).[40] Tibaldi s’expliqua par écrit pour démontrer, à la fois, les contradictions invalidant ces reproches, sa maîtrise des procédés constructifs et sa parfaite organisation des opérations, du dessin jusqu’à l’exécution, en passant par l’établissement des marchés. Il concluait, sans la nommer, à une source commune des accusations dont il faisait l’objet, joignant à sa réponse une copie de la sentence de 1569.[41]

L’épisode de 1574 amènera bientôt Borromée à modifier, pour un temps (1578–1581), la composition du Conseil dont il fera exclure les laïcs pour n’y conserver que des ecclésiastiques.[42] Mais à l’issue de cette trêve, la Fabrique intentera à Tibaldi un procès pour malversations (1581–1583) durant lequel elle engagera Bassi comme expert.[43] Enfin, en 1584, elle élira ce dernier pour la représenter en justice et formuler de nouvelles accusations contre Tibaldi.[44] Individus ou institutions, bien des acteurs trouveraient donc un intérêt dans la rivalité qui opposa Bassi à Tibaldi sur une vingtaine d’années.

À travers ses premières récriminations, Bassi, qui se disait « Milanais, et élevé sur le chantier de la fabrique du Dôme »,[45] plaidait en faveur de son maître Seregni, auquel il vouait un respect filial, comme en témoignera son testament.[46] Bassi défendait, par ailleurs, sa propre cause. Les projets que Seregni supervisait jusqu’en 1567 avaient été altérés par un successeur imposé d’en haut, alors que, selon la tradition, la charge d’ingénieur de la cathédrale se transmettait à l’un de ses apprentis. Bassi lui-même révèlera combien il avait espéré l’obtenir lorsque, en 1587, il remerciera les députés de la Fabrique de l’avoir élu surintendant et architecte du Dôme.[47] Charles Borromée était alors décédé (1584) et Tibaldi installé à l’Escurial (1586–1595), au service de Philippe II.[48]

L’implication officielle de Bassi dans les attaques de la Fabrique contre Tibaldi, après 1580, suggère qu’en produisant le contenu qui nourrirait les Dispareri, le jeune architecte agissait depuis 1569 déjà pour le compte de la Fabrique, institution dont il tenait sa légitimité professionnelle. La Fabrique était, en effet, garante de la tradition corporative dans laquelle il fut formé et qui se renforçait depuis la fondation, en 1563, du Collège des ingénieurs-architectes de Milan qu’il avait intégré en 1567.[49] Il s’agissaitlà d’un corps professionnel auquel Tibaldi ne pouvait appartenir sinon par volonté du prince, comme le soulignera l’ingénieur Pietro Antonio Barca dans son témoignage au procès de 1581–1583.[50]

Pour ne rien arranger, Tibaldi entreprit dès sa prise de fonctions de réorganiser le chantier de la cathédrale. En vue d’y augmenter la productivité, il instaura, au lieu du salaire à la journée, une rémunération des travaux à la pièce et leur adjudication au mieux-disant. Des lors, des ouvriers employés dans ses projets précédents ou venus de sa région natale remplacèrent les journaliers mécontents.[51] Or, pour fournir ses chantiers en matériaux et main-d’œuvre comme pour les financer, la Fabrique entretenait une vaste clientèle de marchands et d’artisans des guildes de la ville, mais aussi d’entrepreneurs et banquiers dont certains siégeaient au sein de son Conseil. Juge et partie, la Fabrique ne se satisferait guère plus des bouleversements économiques introduits par Tibaldi dans le déroulement des travaux qu’elle maîtrisait jusque-là.

Ce qui se jouait à travers les Dispareri débordait donc du cadre théorique à l’intérieur duquel Bassi mettait en scène la dispute. De même, le désaccord sur un schéma perspectif dépassait-il les limites du portail pour lequel on avait sculpté l’Annonciation.

Le marbre de l’Annonciation dans le temps et l’espace de la cathédrale

L’Annonciation que Tibaldi entreprit de corriger à partir de 1567 s’inscrivait dans une suite de projets inaboutis pour les façades du transept auxquels, entre 1530 et 1550, contribuèrent le sculpteur-architecte Cristoforo Lombardo et son élève, Seregni.[52] C’est dans ce sens que, le 15 février 1571, la Fabrique décrétait de terminer les portails nord et sud du Dôme.[53]

Mais l’entreprise allait tourner court. Le 24 décembre 1572 seulement, le maître-ébéniste Paolo Gaza recevait paiement pour des modèles de portes exécutés d’après des cartons de Tibaldi.[54] Et, tandis que le projet touchait à sa fin, les accès nord et sud de la cathédrale furent murés, en mai 1579, pour recevoir des autels dont Tibaldi avait dessiné le prototype dès décembre 1572.[55] L’Annonciation n’ornera donc jamais le tympan pour lequel elle fut conçue, mais transitera d’ateliers en chapelles sur le chantier du Camposanto.

Cependant, lorsque paraissaient les Dispareri, le bas-relief constituait toujours une pièce majeure dans le dispositif spatial reconfiguré par Tibaldi.[56] En conséquence de l’altération de la crypte et du chœur, Bassi déplorait une réduction des angles de vue sur le maître-autel depuis les bas-côtés et les portails du transept (fig. 6). Ceux-ci introduisaient, en effet, à la plus large problématique des transformations ordonnées par l’archevêque ainsi attaqué obliquement.

Pour mieux accueillir les chanoines, dont Tibaldi construisait le presbytère (canonica), l’ancienne crypte sous le chœur fut changée en un vaste oratoire hypogé couvert d’une voûte richement ornée de stucs et fresques.[57] Il fallait aussi concentrer l’attention des fidèles sur le chœur tout en y séparant le clergé des laïcs. Le chœur étant désormais surélevé d’environ 240 cm au-dessus du sol de la nef, on rattrapa la différence de niveau à l’aide de gradins, marches et paliers rampants (fig. 7). Par ailleurs, le chœur fut cerné de stalles en bois dont les dossiers devaient recevoir soixante-et-onze scènes sculptées en bas-relief narrant la vie d’Ambroise de Milan (339—397).[58]

Étudié dès 1567, le décor sculpté des stalles ne fut achevé qu’en 1614, au terme d’une longue collaboration entre artistes et artisans. Tibaldi fournit le dessin de la plupart des cartons dont la comparaison avec les bas-reliefs éclaire la transformation d’un médium à l’autre.[59] Le sculpteur Francesco Brambilla traduisit le modelé des dessins dans la terre cuite et, jusqu’en 1577, l’atelier de Gaza tailla les panneaux dans du noyer qu’on patina pour imiter le bronze (fig. 8).[60] Malgré les différences de matériaux, de techniques et de formats, le cycle de la Vie de saint Ambroise présente des similitudes frappantes avec l’Annonciation. Les architectures représentées dans le bois ne s’y retrouvent pas seulement ordonnées à un horizon interne. Dans plusieurs cas, leur sol, doté d’une distance courte et d’un second horizon, s’allonge en hauteur pour présenter une plus grande surface à la vue. L’effet de profondeur s’en trouve accentué au détriment de la proportionnalité entre bâtiments et figures. Loin d’être infléchies par les critiques de Bassi, les solutions esquissées pour l’Annonciation furent donc magnifiées dans le bois des stalles.

Bassi eut certainement décrié ces bas-reliefs s’ils avaient été exécutés avant 1572. Il pointa en revanche des difficultés techniques dans la découpe des stalles et leur raccord aux degrés du chœur. Pure exagération de sa part : les stalles reposent sur une estrade horizontale dont seule la base est légèrement inclinée. Pourtant, il alla jusqu’à comparer le dispositif aux « planchers de scènes », plus adaptés à la comédie qu’à « la célébration des offices sacrés et divins », appréciation qui a le mérite de signaler l’innovation.[61]

L’illustration que Ferrari fera regraver montre combien Bassi déforma l’image pour appuyer son propos. Dans la coupe de 1771, les paliers inclinés suivent une pente unique, parallèle au couronnement des stalles (en réalité, horizontal) et qui contraste avec le profil chahuté qu’avait figuré Bassi.[62]

On retrouve une distorsion similaire dans la représentation du baptistère, édicule de plan carré construit dans le bas-côté nord à partir de 1567 (fig. 9).[63] Bassi y réprouvait un entrecolonnement excessif requérant l’usage d’ancres et de tirants métalliques dans l’entablement de pierres clavetées.[64] Pour amplifier le sentiment d’instabilité, il accentua dans sa gravure l’élancement des piédestaux et des colonnes, comme le font voir un dessin de Tibaldi et la planche rectifiée par Ferrari.[65]

Ces manipulations n’ont pas été remarquées dans les études consacrées à la controverse de Milan. On n’a guère plus relevé que Bassi procéda de la sorte pour critiquer le marbre de l’Annonciation.

L’Annonciation à l’aune des règles

Rappelons que, selon Bassi, Tibaldi aurait conservé dans le bas-relief le schéma perspectif exécuté d’après un dessin de Seregni tout en y introduisant un autre « horizon ou point de vue » (point principal) et une seconde distance du « regardant » (fig. 3).[66] Ce double schéma impliquait deux inclinaisons du sol avec rupture entre le premier plan et le renfoncement que Tibaldi fit retailler. Seregni avait excentré le point (A) (orizonte), « peut-être, pour donner plus de vue de l’une des parois » latérales, remarquait Bassi judicieusement (fig. 2).[67] Plaçant (A) plus bas que l’œil de la Vierge, Seregni lui aurait associé une distance au tableau d’environ 9,60 m. Pour sa part, Tibaldi aurait placé le second point principal (B) au centre de la scène, au-dessus de l’œil de l’archange, en fixant une distance au tableau d’environ 2,36 m, que Bassi jugera trop courte (fig. 3).[68]

3 Interprétation du schéma de perspective dans le bas-relief de l’Annonciation corrigé d’après un dessin de Pellegrino Tibaldi, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 2. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Interprétation du schéma de perspective dans le bas-relief de l’Annonciation corrigé d’après un dessin de Pellegrino Tibaldi, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 2. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

Le premier des contreprojets de Bassi synthétisait les paramètres qu’il jugeait acceptables dans les versions de Seregni et Tibaldi (fig. 4). Centrant le point principal, comme Tibaldi, Bassi le plaça à la hauteur fixée par Seregni. Il reconnaissait prendre ainsi la licence de montrer à la vue un sol situé au-dessus des regardants.[69] Sa seconde proposition devait donc d’avantage se rapprocher de la raison d’optique (fig. 5). Pour ce faire, il rabaissa l’horizon « au niveau de l’œil des regardants » et prit pour « distance nécessaire », sans toutefois en préciser ni la mesure ni la raison, une valeur « proportionnée à la hauteur du marbre ».[70]

4 Premier schéma de perspective proposé par Bassi pour rectifier le bas-relief de l’Annonciation, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 3. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Premier schéma de perspective proposé par Bassi pour rectifier le bas-relief de l’Annonciation, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 3. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

5 Second schéma de perspective proposé par Bassi pour rectifier le bas-relief de l’Annonciation, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 4. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Second schéma de perspective proposé par Bassi pour rectifier le bas-relief de l’Annonciation, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 4. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

La critique a bien noté que Bassi tenait ici à rappeler, outre les règles de perspective, les principes « naturels » de l’optique dont elles sont indissociables. Il convoquait les Modernes en matière de perspective : d’une part, Dürer, Serlio et Barbaro pour leurs écrits sur la « prattica » ;[71] de l’autre, Mantegna, Bramante, Raphaël, Peruzzi, Girolamo Genga et Giulio Romano pour leur art.[72] Par ailleurs, Bassi convoquait les Anciens, Euclide et Vitellion, pour l’optique. Il justifiait ainsi l’unicité du point de vue, sommet du cône visuel, selon la conception monoculaire de la vision.[73] Mais qu’en était-il dans sa propre pratique de la perspective ?

Dissipons d’abord un malentendu. La seconde des propositions de Bassi ne constitue pas, comme on l’a souvent écrit, une vue en contreplongée (di sotto in sù).[74] Cela aurait supposé une surface de projection horizontale (plafond) sinon oblique ou courbe (voûte) et des verticales fuyantes. Il s’agit plutôt d’une vue frontale avec un horizon situé plus bas que la scène représentée. Pour autant, comme le montre l’analyse, cette proposition n’est conforme ni aux lois de l’optique ni aux règles de perspective.

Certes, les orthogonales du plan de sol convergent bien en un point (O) situé en-dessous du marbre (fig. 10). Et le côté (AB) de ce dernier, mesurant 4,72 m, permet de vérifier que l’horizon (H) passant par (O) est situé 10,3 m en-dessous du bas-relief. En traçant une diagonale (AD1) dans le plan perspectif de la salle figurée, on trouve, par ailleurs, la distance (OD1) du regardant (18,5 m). Il s’agit-là du recul disponible et nécessaire pour faire voir le mur du fond de la scène, relativement à la hauteur du marbre. Or, pour obtenir ce résultat, Bassi aura ajusté les paramètres géométriques de l’image et introduit des incohérences dans sa perspective.

6 Plan du Dôme de Milan avec tracé des secteurs angulaires à l’intérieur desquels le maître-autel (A) se voyait depuis les portails du transept (H) jusqu’aux bas-côtés (I), gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 12. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Plan du Dôme de Milan avec tracé des secteurs angulaires à l’intérieur desquels le maître-autel (A) se voyait depuis les portails du transept (H) jusqu’aux bas-côtés (I), gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 12. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

7 Coupe longitudinale sur la crypte et le chœur du Dôme de Milan, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 8. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Coupe longitudinale sur la crypte et le chœur du Dôme de Milan, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 8. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

8 Pellegrino Tibaldi, Francesco Brambilla et Paolo Gaza, Bas-relief avec scène de la vie de saint Ambroise (Ambroise remet Pansophe vivant à sa mère), v. 1570–1600, bois de noyer. Milan, chœur du Dôme
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Pellegrino Tibaldi, Francesco Brambilla et Paolo Gaza, Bas-relief avec scène de la vie de saint Ambroise (Ambroise remet Pansophe vivant à sa mère), v. 1570–1600, bois de noyer. Milan, chœur du Dôme

9 Elévation du baptistère du Dôme de Milan, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 6. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813
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Elévation du baptistère du Dôme de Milan, gravure sur cuivre dans Martino Bassi, Dispareri in materia d’architettura, e perspettiva, Brescia 1572, pl. 6. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 1813

10 Analyse du second des schémas de perspective proposés par Martino Bassi pour rectifier le bas-relief de l’Annonciation. Dessin de l’auteur
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Analyse du second des schémas de perspective proposés par Martino Bassi pour rectifier le bas-relief de l’Annonciation. Dessin de l’auteur

Premièrement, l’œil du regardant semble placé au ras du sol du transept. Dans cette position, courante en géométrie pratique, le regardant est moins réel que théorique.[75] Mais, vu son recul (18,5 m), celui-ci se tient debout dix marches (1,55 m) plus bas, en situation concrète (parvis). Ensuite, de manière plus inattendue, les orthogonales (G’O’) et (JO’) de la corniche et du prie-Dieu convergent en un second point principal (O’), plus haut que (O), auquel est associée la distance (O’D1’). Cependant, les orthogonales du dais fuient vers un point plus élevé encore. Enfin, on observe un décalage géométrique entre le plan perspectif et les parois de la salle. La ligne tiretée (CG), dressée à l’angle du plan, passe par la baie postérieure de la salle dont Bassi a déplacé l’angle vers l’axe de la composition. Une fuyante (EG) indique la direction qu’aurait dû suivre la corniche, (G) marquant alors la naissance de la lunette et (EF) la position correcte de la corniche dans le plan de l’image.

A travers ces ajustements, tout aussi subtils qu’inavoués, Bassi corrigeait des distorsions de l’image et des raccourcis excessifs. Il dépassait aussi les limites que fixait la position du regardant. Sans ces correctifs il n’aurait pu rendre ni les ouvertures latérales de la salle figurée ni la face fuyante du meuble. Il n’aurait pu non plus faire voir une lunette entière, ni la voûte qu’elle termine, à travers l’ogive du tympan. Bassi a donc employé deux points principaux : (O) pour respecter des principes d’optique en perspective et valider l’argument contre Tibaldi, (O’) pour améliorer la lisibilité de l’image et mieux convaincre. Il produisait dans l’image les incohérences qu’il dénonçait par ailleurs.

En examinant in situ le marbre de l’Annonciation, il apparaît que Tibaldi y traita le bas-relief à la manière d’une scène de théâtre où différents plans de projection (sols, portants, toile de fond) doivent être accordés entre eux et à la vue des spectateurs (fig. 11). Qu’une telle articulation ait été méthodique ou empirique, Bassi ne pouvait l’ignorer puisqu’il en faisait état lui-même. Pour appuyer sa démonstration, il usait, dans ses trois premières planches, d’un profil probablement emprunté à Serlio. Or celui-ci avait souligné la singularité d’un tel « mode de perspective », différent de celui dont les règles étaient « imaginées pour les parois planes » (« mura piane » / « platte paincture »), la perspective des scènes étant « matérielle et en relief ».[76] Serlio illustra cette particularité dans le cas d’un théâtre en bois qu’il fit édifier, en 1539, dans la cour d’un palais à Vicence (fig. 12).[77]

11 Vincenzo Seregni, Pellegrino Tibaldi, Carlo et Giovanni Beretta, Annonciation (vue de profil), v. 1567–1569 et 1747, marbre et pierre. Milan, Santa Maria Annunciata in Camposanto
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Vincenzo Seregni, Pellegrino Tibaldi, Carlo et Giovanni Beretta, Annonciation (vue de profil), v. 1567–1569 et 1747, marbre et pierre. Milan, Santa Maria Annunciata in Camposanto

12 Sebastiano Serlio, Profil des gradins et de la scène d’un théâtre en bois, gravure sur bois dans Tutte l’opere d’architettura di Sebastiano Serlio : Il secondo libro di prospettiva..., Venise 1584, f. 47V. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 6799
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Sebastiano Serlio, Profil des gradins et de la scène d’un théâtre en bois, gravure sur bois dans Tutte l’opere d’architettura di Sebastiano Serlio : Il secondo libro di prospettiva..., Venise 1584, f. 47V. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 6799

Pour un bas-relief de marbre, situé bien au-dessus des regardants, Tibaldi répondait à d’autres conditions de réception de l’œuvre. Il fit prolonger le sol de la scène biblique jusqu’à mi-hauteur de la porte dessinée par son prédécesseur qu’il changea en manteau de cheminée. Cependant, il transformait le côté de la cheminée d’origine en paroi fuyante, exploitant ainsi toutes les capacités du matériau à sa disposition. L’artifice de profondeur s’en trouvait rehaussé et le raccourci optique atténué pour un regard ascendant. Mais Bassi préférait taire ces qualités plastiques et le savoir qu’elles dénotaient. Panofsky non plus ni personne après lui ne les relèvera. Pourtant, en 1924, Julius von Schlosser n’évoquerait la controverse de Milan que pour illustrer le « difficile problème de la perspective en relief » (« Reliefperspektive »).[78]

Bassi se garda surtout de signaler que le schéma perspectif de Seregni fut poli pour être intégré à la composition de Tibaldi – ce qui fit affleurer des veines d’oxydes métalliques qui ressemblent à des fuyantes (fig. 2). Au contraire, la planche du schéma de Tibaldi comporte plusieurs faisceaux d’orthogonales convergeant vers d’autres points que (A) et (B) pour amplifier la confusion dénoncée (fig. 3).

À ce stade de l’enquête, les résultats sont déconcertants. On a mis en évidence des entorses aux règles dans les propositions de Bassi et, inversement, montré que Tibaldi n’employa pas deux horizons dans l’Annonciation. Pourtant, comme dans les bas-reliefs du chœur, horizons multiples et dédoublement du point principal n’étaient pas rares dans l’œuvre que le peintre-architecte déploya d’Ancône à l’Escurial.

Perspective et architecture dans l’œuvre de Tibaldi

Tibaldi est né, vers 1527, dans la province de Côme, à Puria di Valsolda, fief spirituel et temporel de l’archevêché de Milan. Cependant, il grandit et se forma à Bologne, où exerçait son père, maître-maçon. Située, dès 1530–1540, sur un axe Rome-Fontainebleau, la seconde capitale des États pontificaux bénéficia, tôt dans leur carrière, de la présence d’artistes tels Vasari, Primatice, Serlio, Vignole.[79] Ceux-ci y contribuèrent, entre autres, au renouvellement des techniques de construction et de l’ornement, comme le stuc blanc à l’antique.[80] Un tel contexte permit à Tibaldi de travailler, après 1545, auprès des disciples de Raphaël et Michel-Ange à Rome. Il fut l’un des derniers assistants de Perino del Vaga, lui succédant sur les chantiers du château Saint-Ange et de la Chambre apostolique au Vatican (1548), avant de seconder Daniele da Volterra dans la chapelle Della Rovere à la Trinitédes-Monts.[81] Fort de ces expériences, Tibaldi sera engagé par Giovanni Poggi – nonce apostolique puis trésorier de Paul III, créé cardinal en 1552 – pour décorer à Rome, sa vigna puis, à Bologne, le palais familial et sa chapelle paroissiale.[82]

Aux fausses-voûtes du palais Poggi, Tibaldi conçut en 1550–1553 un décor de stucs et tableaux rapportés avec, aux angles, des quadratures dérivées des loges de Raphaël au Vatican.[83] Il expérimenta non seulement avec des nus aux raccourcis audacieux et un chromatisme strident mais aussi la projection d’ordres d’architecture sur des surfaces concaves et irrégulières nécessitant des schémas de perspective aux multiples points de fuite que la critique peine encore à comprendre.[84] Les Carrache en méditeront les leçons avant de s’en inspirer pour le palais Farnèse à Rome (fig. 13).[85] Sans doute, Egnatio Danti, qui enseigna au Studio de Bologne de 1575 à 1580, avait-il aussi à l’esprit l’œuvre de Tibaldi – qu’il ne citait toutefois pas – lorsqu’il déclara, dans son édition des Deux règles de Vignole, que la perspective des voûtes « est absolument la plus difficile des opérations que le peintre puisse effectuer ».[86] Dès lors, la seule « règle » ou méthode graphique ne pouvait suffire à cette pratique « en raison de la variété et de l’irrégularité des voûtes ».[87] Il fallait donc en passer d’abord par le profil de la surface à peindre pour procéder ensuite, sur place et par ajustements successifs, à l’œil et au cordeau.[88]

13 Lodovico Carracci, Étude du décor (fresques et stucs) de la voûte de la salle d’Ulysse réalisé par Pellegrino Tibaldi au palais Poggi à Bologne, v. 1580–1590, plume, encre brune et lavis sur papier. New Haven, Yale University Art Gallery, n° d’acquisition 2010.33.1
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Lodovico Carracci, Étude du décor (fresques et stucs) de la voûte de la salle d’Ulysse réalisé par Pellegrino Tibaldi au palais Poggi à Bologne, v. 1580–1590, plume, encre brune et lavis sur papier. New Haven, Yale University Art Gallery, n° d’acquisition 2010.33.1

Pour la chapelle Poggi (1552–1558), à Saint-Jacques-le-Majeur, Tibaldi et le peintre-stucateur Prospero Fontana conçurent une scénographie dynamique, à la fois, plastique et picturale.[89] Des fresques à colonnades et gradins y prolongent un ordre de demi-colonnes doriques en stuc.[90] Sur les parois latérales, deux scènes bibliques, éclairées d’en-haut par une serlienne, déploient une intense dramaturgie tandis que, en retrait dans la pénombre des alcôves qui flanquent l’autel, les portraits de Poggi et d’autres personnages ne se découvrent que de près.[91]

Dans la suite, Tibaldi donnait les dessins de décors peints et sculptés à la Sainte Maison de Lorette (1554–1555).[92] Puis, à Ancône, il exécuta pour la cathédrale San Ciriaco (1556) et l’église Sant’Agostino des tableaux d’autel dont on conserve deux prédelles dans lesquelles il démultiplia les horizons. Par cet artifice, il rendait plus visibles des surfaces (sols, marches, table, appuis de murs) qui ne l’auraient pas été naturellement (fig. 14).[93] Par ailleurs, Tibaldi recréa la faussevoûte du grand salon de la loge des Marchands (1558–1561) de la ville.[94] Pour y camoufler la dissymétrie d’un plan trapézoïdal, il fit courir des nervures de stuc sur la voûte et creuser des niches cintrées aux encoignures. Des corniches et des soffites en trompe-l’œil cadraient un ciel fictif où alternaient des allégories des vertus, peintes ou moulées, inclinées vers l’avant pour accorder le raccourci naturel à l’artificiel. Comme il l’avait fait à Bologne, Tibaldi fusionnait ici architecture, sculpture et peinture, en articulant médiums et directions du regard.

14 Pellegrino Tibaldi, Décollation de Saint Jean Baptiste, v. 1556, prédelle, huile sur bois, 72 x 101 cm. Milan, Pinacoteca di Brera, n° d’inventaire 1215
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Pellegrino Tibaldi, Décollation de Saint Jean Baptiste, v. 1556, prédelle, huile sur bois, 72 x 101 cm. Milan, Pinacoteca di Brera, n° d’inventaire 1215

De retour à Rome en 1564, il travailla à la Sala Regia au Vatican.[95] Sa renommée était alors solidement établie. En 1566 déjà, Anton Francesco Doni, qui voyait en Tibaldi l’égal de Raphael ou du Titien, préconisait d’imiter « ses merveilleux ouvrages de stuc ».[96] Tout aussi élogieux, Giorgio Vasari (1511–1574) comptait Tibaldi, « pittore di somma aspettazione e di bellissimo ingegno », parmi les émules du Primatice.[97] Il évoquait la contribution de Tibaldi aux fortifications de Ravenne et d’Ancône (1561–1563), cités récemment annexées aux États de l’Église. Ce chantier comptait parmi les plus complexes du pontificat de Pie IV (1560–1565) qui nomma son neveu légat apostolique dans les Marches (1561).[98] Certainement, ce dernier rencontra-t-il là le peintre dont il allait faire son architecte en Lombardie. En effet, outre des édifices religieux et civils pour sa famille, le cardinal lui confiait bientôt la construction du collège Borromée à Pavie (1563) puis la restructuration du siège de l’archevêché de Milan (1564).[99]

En juillet 1567, le peintre-architecte arrivait donc sur le chantier du Dôme avec une maîtrise parfaite de son métier, précédé d’une grande réputation et en homme de confiance de l’un des prélats les plus influents de son temps. Cette même année, les Jésuites lui demandaient des plans pour l’église San Fedele à Milan. Il donnait, par ailleurs, ceux du collège Ghislieri à Pa-vie, fondé par Pie V, et concevait les bâtiments de nombreux particuliers tandis que plusieurs communes le consultaient déjà pour leurs ouvrages hydrauliques ou défensifs.

Des débuts aussi retentissants expliquent le caractère, à la fois, laconique et souverain de la réponse que Tibaldi fit à Bassi, le 1er décembre 1569, au sujet de l’Annonciation : pour rééquilibrer la composition, il suffisait que « l’horizon fût placé au niveau de l’œil des figures » (l’archange) et non des « regardants ».[100]

Carlo Urbino et les Regole del disegno

Face à un tel dédain, Bassi s’indigna : comment osait-on imaginer que des « objets, telles ces figures, puissent regarder par eux-mêmes et non être regardés par les humains » ?[101] Il ne pouvait non plus approuver tous les experts qui s’étaient prononcés sur le marbre de l’Annonciation durant la même séance. Si certains concédaient que, « selon la raison », la perspective de Tibaldi « ne pouvait tenir en aucune sorte » (Caimo, Barnaba), d’autres, au contraire, « la disaient bonne, à la manière dont [Tibaldi] l’avait réduite » (Soldato).[102] Ignorant « Euclide et les autres Auteurs », ils renchérirent que les peintres qui œuvraient pour la Fabrique « faisaient leurs tableaux d’histoires à la hauteur qui leur plaisait, avec les sols apparents, parce que tel en était l’usage ».[103]

Parmi ces experts, se trouvait le peintre Carlo Urbino da Crema déjà connu pour avoir illustré le Trattato di scientia d’arme (1553), traité d’escrime et de mécanique anatomique rédigé par l’architecte-ingénieur milanais Camillo Agrippa.[104] Urbino avait fourni en juillet 1567 des cartons de vitraux pour le Dôme (Saints apôtres, Martyre de Saint Sébastien).[105] Il devait bientôt peindre, à Saint-Marc de Milan, la coupole sur base polylobée de la Pentecôte (1570–1571), composition virtuose représentant les apôtres assemblés en cercle et vus di sotto in sù. Entre ces deux chantiers, Urbino finissait d’élaborer ses Regole del disegno, sur les proportions, les mouvements et le raccourci des figures (corps humains, chevaux; fig. 15).[106]

15 Carlo Urbino, «Quarta figura sotto al secondo vedere superiore [...] Cp. IIII», Codex Huygens, v. 1560–1570, f. 115, plume et encre brune, graphite, incises au stylet sur papier préparé, 18,5 × 14,1 cm, New York, The Morgan Library & Museum
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Carlo Urbino, «Quarta figura sotto al secondo vedere superiore [...] Cp. IIII», Codex Huygens, v. 1560–1570, f. 115, plume et encre brune, graphite, incises au stylet sur papier préparé, 18,5 × 14,1 cm, New York, The Morgan Library & Museum

De nature expérimentale, la méthode de perspective exposée par Urbino impliquait autant des projections parallèles (translations) que des projections centrées, employant des cordes d’arc dans le cône visuel vu de profil. En s’atta-chant aux rapports de proportion plutôt qu’aux volumes, Urbino proposait une alternative aux techniques adaptées à la représentation des corps géométriques. Il ne s’agissait cependant pas pour lui d’esquisser une perspective curviligne comme le pensera Panofsky.[107] Urbino explorait plutôt les conditions de la vision (regard droit, haut, ou bas ; « force de l’angle ») pour toute représentation, dans sa production comme sa réception, notamment, dans les décors peints.

À la fois optique et picturale, son approche faisait écho à celle du peintre-architecte Cesare Cesariano, premier traducteur de Vitruve en italien, longtemps actif sur le chantier du Dôme de Milan.[108] Cesariano proposait des moyens d’apporter des corrections optiques (ajouts, soustraction, inclinaison) aux ornements d’architecture ou de trouver le juste recul dans l’appréhension visuelle d’un édifice (fig. 16).[109] S’appuyant sur sa propre expérience sensible, il prenait en compte l’effet de l’air ou de l’eau sur la vision (réfraction, réflexion). Urbino développait, par ailleurs, des procédés que Dürer et Serlio avaient esquissés pour proportionner des inscriptions gravées ou des assises de maçonnerie (et d’ornements) à mesure de leur élévation le long d’une muraille.[110]

16 Cesare Cesariano, Illustration des ajustements visuels (temperaturae) appliqués à l’ornement architectural des temples, gravure sur bois dans Vitruve, De architectura libri decem, éd. Cesare Cesariano, Côme 1521, f. LXr. Einsiedeln, Stiftung Bibliothek Werner Oechslin, A05c, app. 2917
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Cesare Cesariano, Illustration des ajustements visuels (temperaturae) appliqués à l’ornement architectural des temples, gravure sur bois dans Vitruve, De architectura libri decem, éd. Cesare Cesariano, Côme 1521, f. LXr. Einsiedeln, Stiftung Bibliothek Werner Oechslin, A05c, app. 2917

Comme l’a montré Panofsky, les Regole del disegno étaient en partie dérivées des notes illustrées sur la peinture que Léonard de Vinci avait rédigées entre 1478 et 1518 et dont Francesco Melzi – son dernier élève, désormais associé à Urbino – préparait la publication.[111] Toutefois, Urbino augmentait l’héritage du maître florentin en Lombardie en entrelaçant des éléments relevant de la théorie optique et du savoir-faire des ateliers.[112] Il proposait ainsi des substituts graphiques aux composantes empiriques qui informent, par exemple, les dessins à figures et perspectives du Primatice dont Pietro Roccasecca a finement analysé l’élaboration et que Tibaldi pouvait connaître par la copie ou la gravure. Apprise auprès de Giulio Romano, consignée par le peintre-ingénieur Cristoforo Sorte et partagée avec Giulio Campi, un autre associé d’Urbino, la pratique du Primatice procédait de l’assemblage de fragments hétérogènes. Ceux-ci étaient exécutés avec l’aide d’assistants aux talents complémentaires, selon des temporalités discontinues, usant de modèles vivants ou plastiques (cire ou stuc), de miroirs et de constructions géométriques.[113]

Artiste confirmé et théoricien inventif, Urbino ne dut pas goûter le conformisme pédant de Bassi. Sans s’exprimer sur l’Annonciation, il le mit au défi de « faire » une aussi belle « figure » de nu que celle dont Tibaldi aurait montré un dessin en séance.[114] Bassi le rendrait bien à Urbino en ne l’évoquant jamais sinon comme un « certain peintre de Crema ».[115]

L’ombre portée de Daniele Barbaro

Ayant présenté les débats relatifs à l’Annonciation, Bassi enchaîna sur les travaux concernant le baptistère, la crypte et le chœur.[116] Il conclut cette section par une discussion à caractère spéculatif dans laquelle il abordait, avec la dialectique de la pratique et de la science (ou théorie), le cortège de notions qui s’y rapportent : d’un côté, habitus, usage, expérience, matière ; de l’autre, délibération, art, discours, forme.[117] Pour ce faire, Bassi partait du binôme fabrica-ratiocinatio qui fonde la définition vitruvienne de l’architecture et reproduisait les commentaires que Daniele Barbaro, « très noble et savant patriarche d’Aquilée », légat de Venise au Concile de Trente, venait de rééditer et traduire.[118] Il s’agissait alors de l’ultime référence sur le sujet à laquelle Tibaldi aussi puisera pour son traité sur l’architecture resté manuscrit.[119] Mais, au-delà du discours sur les règles qu’appuyait l’autorité d’un ecclésiastique, il faut rappeler ce que Bassi feignait de ne pas lire dans le Vitruve de Barbaro ni dans sa Pratica della perspettiva pourtant citée au long des Dispareri.[120]

Comme ses contemporains, Barbaro pointait les limites de la perspective pour les représentations (idées, aspects, species) de la disposition en architecture : l’ichnographie, l’orthographie et la scénographie. Il concordait avec Cesariano qui faisait de scenographia une sorte de coupe-élévation, parcourue de figures géométriques et de rapports de proportion, plutôt qu’une perspective (fig. 17).[121] À moins d’envisager celle-ci comme quatrième modalité graphique, Barbaro préférait donc « interpréter sciographia » (skiographia), soit une coupe-profil dans laquelle se « voit la juste collocation de toutes choses » et qui n’altère ni les mesures ni les proportions (fig. 18).[122] Dans le même temps, il convoquait le vaste champ de savoirs que recouvrait prospettiva comme « nom du tout et nom de la partie ».[123]

17 Cesare Cesariano, «Scaenogaphia» du Dôme de Milan, gravure sur bois dans Vitruve, De architectura libri decem, éd. Cesare Cesariano, Côme 1521, f. XVv. Einsiedeln, Stiftung Bibliothek Werner Oechslin, A05c, app. 2917
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Cesare Cesariano, «Scaenogaphia» du Dôme de Milan, gravure sur bois dans Vitruve, De architectura libri decem, éd. Cesare Cesariano, Côme 1521, f. XVv. Einsiedeln, Stiftung Bibliothek Werner Oechslin, A05c, app. 2917

18 Andrea Palladio, Profil (sciografia), troisième aspect (idée, représentation) de la disposition architecturale, gravure sur bois dans Vitruve, I dieci libri dell’architettura, trad. et éd. Daniele Barbaro, Venise 1567, f. 32. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 6731
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Andrea Palladio, Profil (sciografia), troisième aspect (idée, représentation) de la disposition architecturale, gravure sur bois dans Vitruve, I dieci libri dell’architettura, trad. et éd. Daniele Barbaro, Venise 1567, f. 32. Zurich, ETH-Bibliothek, Rar 6731

Au sens large, précisait Barbaro, la perspective spéculative ou optique théorique étudie les trois modes de la vision, directe, réfléchie ou réfractée, ainsi que la raison des phénomènes lumineux. Ce sont là des connaissances nécessaires à l’architecte. En tant que partie de ce savoir, la perspective, autrement appelée scenografia, est une pratique qui ne permet pas seulement « d’émerveiller, en montrant sur des surfaces planes les reliefs, les distances, la convergence (il fuggire), et le raccourci des volumes (cose corporali) » dans des tableaux, des décors peints ou sur les scènes de théâtre.[124] Elle sert aussi à effectuer les ajustements visuels (temperaturae) aux membres d’architecture, pour corriger l’altération que formes et proportions subissent à l’air libre et sous la lumière, selon leur lieu et la distance du regardant.[125] Soit, une prise en compte du conflit, qui existe entre la réalité physique et ses apparences, dont les fondements optiques – énoncés par Platon, théorisés par Euclide, formulés en tropes sceptiques par Epicure – informeront, à travers Lucrèce et Cicéron, la conception de l’ornement chez Vitruve.[126]

Tandis qu’il actualisait ses commentaires vitruviens, Barbaro déployait son enquête sur la perspective dans une multitude de pratiques matérielles : confection de polyèdres réguliers, scénographie théâtrale, anamorphoses, planisphères, ombres, couleurs, raccourcis du corps humain, gnomonique, instruments de dessin, mesure par la vue, camera obscura (« modi naturali di mettere in perspettiva »). Bien sûr, en rassemblant un savoir épars, la Pratica présentait les traits d’un manuel utile aux peintres, aux sculpteurs, et aux architectes, selon son sous-titre. Mais, outre deux versions italiennes, Barbaro en a laissé un manuscrit latin inachevé, Scenographia pictoribus et sculptoribus perutilis.[127] Enluminé et très richement illustré, l’ouvrage destiné à un public d’humanistes rappelle combien la perspective de Barbaro était travaillée par la dialectique de fabrica et ratiocinatio.[128] Par son biais technique et son format didactique, la Pratica contribuait, en réalité, aux débats contemporains sur le statut épistémologique des mathématiques.[129] La controverse philosophique, déclenchée dès 1547 par le néo-aristotélicien Alessandro Piccolomini, était relancée, en 1560, avec la parution d’une traduction latine des Commentaires aux Éléments d’Euclide par Proclus que son auteur, Francesco Barozzi, avait dédiée à nul autre que son cher ami Barbaro.[130]

Formé au Studio de Padoue, Barbaro ne dissociait pas encore, comme le fera l’historiographie, perspectiva naturalis (optique des philosophes-physiciens) et perspectiva artificialis (pratique graphique des artistes).[131] Au contraire, il consacra dix-sept des premières pages de son traité à définir la nature physico-mathématique de la perspective, hybride de sensitif et d’intelligible.[132] De la vue (philosophie naturelle) et de la ligne (artifice géométrique), la perspective forme la ligne visuelle appelée rayon. Soit, une dualité dont Piero della Francesca avait déjà saisi les termes.[133] Jean Pèlerin en avait également discouru en introduction de son De artificiali perspectiva (Toul 1505) et Jean Cousin rappelait combien « cet Art de Perspective est extrait des choses Naturelles & artificielles ».[134]

Dès lors, Barbaro admettait-il deux manières de voir : d’un côté, « la vision simple », dont résulte l’aspect, qui « n’est rien d’autre que recevoir naturellement, par le sens de la vue, la forme et la ressemblance de la chose » ; de l’autre, « la vision raisonnée », dont relève le prospect (ou perspective), qui « s’effectue en outre par considération et examen » géométriques.[135] Tandis que « l’aspect est produit naturellement, le prospect est office de la raison ».[136]

Il faut garder à l’esprit, d’une part, cette dialectique naturel-artifice, aspect-prospect, héritée de l’optique classique et médiévale, de l’autre, la polysémie de la perspective (perspectiva) à la Renaissance, ensemble de pratiques matérielles touchant à l’optique. On se donnerait ainsi les moyens d’apprécier les réflexions de Barbaro sur les procédés qu’employaient les artistes modernes. Il envisageait, en effet, toutes sortes de combinaisons de la situation du point de l’œil (horizon) et de la distance du regardant au tableau.[137] Il faisait aussi état d’une méthode simple et approximative pour proportionner les figures dans les œuvres peintes ou sculptées qui s’exposent en hauteur (fig. 19).[138] Apparentée à celle de l’Underweysung de Dürer, cette approche débordait les règles de la perspective graphique. À la fois optique et picturale, elle complétait la perspective spatialisée qu’un Urbino proposait après Cesariano et Serlio.

19 « Di che grandezza si deono fare le figure nel quadro. Cap. VIIII », gravure sur bois dans Daniele Barbaro, La pratica della perspettiva, Venise 1568, 23. Zurich, ETHBibliothek, Rar 903. Pour voir depuis (e) une figure de hauteur géométrale (fg) dans le tableau (abcd), il faut projeter en (lm) la corde de l’arc (hei), égale à celle de l’arc (feg)
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« Di che grandezza si deono fare le figure nel quadro. Cap. VIIII », gravure sur bois dans Daniele Barbaro, La pratica della perspettiva, Venise 1568, 23. Zurich, ETHBibliothek, Rar 903. Pour voir depuis (e) une figure de hauteur géométrale (fg) dans le tableau (abcd), il faut projeter en (lm) la corde de l’arc (hei), égale à celle de l’arc (feg)

Décidément, la démarche de Barbaro contrastait avec l’étroitesse de vue que Bassi entendait imposer en faisant valoir l’autorité d’un patriarche et celle de quatre architectes-perspectivistes issus d’autant d’écoles artistiques et constructives régionales : Vénétie, Émilie, Toscane, Lombardie.

Les avis des architectes-perspectivistes : de Palladio à Bertani

Dans la réponse qu’il fit parvenir à Bassi de Venise, le 3 juillet 1570, Andrea Palladio (1508–1580) aborda l’ensemble des travaux censurés devant la Fabrique.[139] À propos de l’Annonciation, il formula une position univoque et singulière, néanmoins issue d’une concertation avec ses collaborateurs : « l’excellent peintre et perspectiviste » Giuseppe Porta Salviati et le mathématicien Silvio Belli, auteur d’un Libro del misurar con la vista (1565).[140] L’architecte était déjà acclamé pour ses constructions en Vénétie et pour l’illustration du Vitruve de Barbaro. Ses propos s’auréolaient, en outre, du prestige des Quattro libri dell’architettura tout juste parus.[141] Sans surprise, le trattatiste en lui défendrait les règles.

Avec les schémas de Seregni et de Tibaldi pour l’Annonciation, Palladio rejeta aussi la première contreproposition. Seregni aurait manqué à l’impératif, selon « toutes les règles de Perspective », de centrer le point principal (« orizonte ») car pour conférer grandeur et majesté aux « choses qui se représentent à nos yeux », il faut que « des extrêmes au point de l’horizon, les lignes soient égales ».[142] Quoique centré, le schéma de Tibaldi (rendu par Bassi) était défectueux avec ses deux horizons. Enfin, en montrant un « plan raccourci » au-dessus des regardants, Bassi et ses collègues offraient des solutions qui « répugnent à la nature et à la raison des choses ».[143] Par conséquent, seule la seconde proposition de Bassi trouvait grâce aux yeux de Palladio. Il formulait ainsi de manière ramassée et paroxystique la doctrine que Bassi tentait d’énoncer. Au lieu d’évaluer une perspective-relief sculptée dans le marbre et exposée au tympan d’un portail, il ne considérait que la symétrie dans le plan d’une image imprimée sur papier.[144] Mais quelle aurait donc été sa réaction, s’il eut vécu plus longtemps pour les voir, devant les perspectives rayonnantes à sept points de vue que Vincenzo Scamozzi construirait bientôt au Teatro Olimpico (1580–1585) de Vicence ?

Plus courte, la réponse que Giacomo Barozzi da Vignola (1507–1573) adressa à Bassi depuis Caprarola était aussi plus ouverte. D’autant que, dans l’introduction à sa déjà célèbre Regola delli cinque ordini d’architettura (1562), Vignole avait lié la perspective, dans son acception vitruvienne, à l’art de bâtir et aux corrections optiques pratiquées sur l’ornement architectural.[145] Il n’est donc pas étonnant qu’il recommandât à Bassi de tempérer les effets indésirables d’une trop stricte application des règles de perspective.

Bien entendu, Vignole se devait de rejeter la prétendue combinaison de deux horizons tout comme « la licence de faire voir le sol à une telle hauteur, chose si erronée » dont, admettait-il, « tant d’autres ont cependant usé ».[146] Il se déclarait néanmoins disposé à tolérer cette dernière pratique dans les tableaux de peinture amovibles plutôt qu’en sculpture.[147] Il alléguait pour cela qu’à Sainte-Marie-de-la-Paix, à Rome, Baldassarre Peruzzi sertit d’un cadre réel une fresque murale peinte en hauteur (Présentation de la Vierge au temple) dans laquelle se voit le sol, pour feindre une œuvre sur toile – argument subtil auquel l’historiographie accordera trop d’importance. Toutefois, pour la seconde proposition de Bassi, où le dédoublement du point principal lui aura curieusement échappé, Vignole préconisait de « mettre l’horizon non si bas, comme il se devrait suivant la raison, mais un peu plus haut, afin que l’œuvre ne soit trop raccourcie ».[148] C’étaitlà faire écho à Serlio qui recommandait de « prendre licence d’asseoir l’orizon un peu plus hault » que le « poinct de nostre veue » pour dessiner une perspective sur une façade.[149] S’il rappelait bien que « l’on ne scauroit veoir le plant [sol] » d’un bâtiment représenté en hauteur (réalisme optique), Serlio prévenait que, cependant, faute d’un décalage entre hauteurs du regardant et de l’horizon dans l’image (pragmatisme perspectif), « les parties de dessus decherront trop, au grand mescontentement des spectateurs ».[150]

Nous voilà bien loin de l’intransigeance prêtée à Vignole. Or seule une solide pratique autorisait des arrangements, tels que ceux qu’il suggérait, avec les règles de perspective et les principes de l’optique. En effet, au même moment, dans une quadrature exécutée au palais Farnese de Caprarola, Vignole accommodait la raison géométrique à l’expérience sensible. Au plafond de la camera tonda, trop bas pour qu’un décor y fût saisi d’un seul coup d’œil et sans distorsions latérales, il fit peindre une balustrade dont l’observateur se situait à l’étage inférieur. Là encore, la solution consistait à dissocier le regardant réel du théorique.[151]

Vasari non plus n’approuverait la coexistence supposée de deux horizons dans l’intervention d’un artiste dont on ne lui révélait pas l’identité mais dont, ironiquement, il avait tant célébré le talent dans ses Vite. Lui aussi craignait que dans la seconde contreproposition de Bassi, dont cependant la « varietà » ne lui déplaisait pas, un trop strict respect des règles n’incommodât la vue du profane. Quelque correct que fût le raccourci qui en résulterait, Vasari, reprenant des catégories qu’il avait contribué à établir, pensait qu’il « ôterait de sa grâce » au dessin.[152] Il voulait qu’en toutes circonstances les règles et la raison fussent équilibrées par le jugement et le sentiment de l’artiste. Il rappelait, avec le légendaire mot de Michel-Ange – « qu’il fallait avoir le compas dans les yeux et non dans la main » – l’usage qu’avait celui-ci de changer, c’est-à-dire d’ajuster, les proportions des figures (groupées, assises, debout) et des membres d’architecture en fonction de leurs lieux, recherchant toujours la grâce plutôt que la mesure.[153] Afin d’illustrer cette pratique, Vasari évoquait le bas-relief de l’Annonciation (v. 1522) qu’Andrea Sansovino avait sculpté, avec d’autres marbres, pour revêtir la Sainte Maison de la Vierge à Lorette – ensemble monumental que Tibaldi put inspecter à loisir lorsqu’il travaillait sur place.[154]

Sansovino avait composé une perspective sur l’angle, dont Vasari appréciait « l’échappée, belle, riche et variée, ponctuée d’ouvertures ».[155] Si l’analyse restait vague, l’omission d’un fait majeur, dont Vasari était coutumier, ne saurait passer inaperçue : les proportions des figures, leurs rapports avec l’architecture représentée, la hauteur de l’œil et les fuyantes, rien de tout cela ne formait un système cohérent chez Sansovino.[156] Il s’agissait d’ailleurs d’une constante dans sa carrière. N’avaitil pas, vers 1491 déjà, démontré avec l’autel Corbinelli, à Santo Spirito de Florence, sa parfaite maîtrise des principes de perspective pour les plier aux conditions de réception de l’œuvre (fig. 20) ?[157] Dans la structure en arc de triomphe, Sansovino usa, alternativement, de projections centrées ou parallèles, en fonction de la position, tondo ou prédelle, des scènes évangéliques sculptées en bas-relief.[158]

20 Andrea Sansovino et assistants, Vierge de l’Annonciation, tondo de l’autel Corbinelli, apr. 1491, perspective parallèle en bas-relief, marbre, env. 47 cm (diamètre). Florence, Santo Spirito
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Andrea Sansovino et assistants, Vierge de l’Annonciation, tondo de l’autel Corbinelli, apr. 1491, perspective parallèle en bas-relief, marbre, env. 47 cm (diamètre). Florence, Santo Spirito

Or c’est justement sur la tension qui s’établit, en sculpture, entre convergence naturelle (optique) et convergence artificielle (perspective) que le peintre-architecte Giovan Battista Bertani (1516–1576) allait conclure les échanges épistolaires de Bassi avec ses architectes. Bertani signa de Mantoue, le 13 décembre 1570, une lettre dont la concision résultait, prétextait-il, d’un mal dont il souffrait. Sa réponse n’abordait que l’Annonciation. Elle n’en serait pas moins radicale.[159]

Bertani avait succédé à son maître, Giulio Romano, comme architecte de la Fabrique du Dôme de Mantoue. Les Gonzague l’avaient en-suite nommé préfet des Fabriques ducales (1549–1576). Il fit dès lors valoir son statut d’humaniste en étudiant les scamilli impares et le tracé de la volute ionique, deux problèmes ardus de l’érudition vitruvienne.[160] Le premier appartient aux corrections optiques en architecture.[161] Le second, auquel cependant Peruzzi aura employé des grilles de réduction perspectives, relève plutôt de la géométrie.[162]

Plus rigoriste que ses pairs, Bertani ne cautionna aucun des schémas perspectifs que Bassi lui soumit, alléguant que, sur les arcs de triomphe romains, les sols où se tiennent des figures sculptées ne seraient jamais raccourcis. Cherchant à convaincre en simplifiant l’argument, il n’évoquait ni la projection parallèle dans l’arc de Constantin à Rome ni le rendu d’architectures en perspective plongeante sur la colonne Trajane. Bertani soutenait, au contraire, que « la vérité réside dans le relief naturel, tandis que la perspective est mensonge et fiction ».[163] Il n’était pas disposé à associer « le vrai » (géométral, modelé à l’échelle) et « le faux » (profondeur feinte).[164] Il défendait cette position malgré l’existence de précédents modernes où fusionnent perspective et sculpture et, reconnaissait-il, se manifestent « l’art, l’autorité et la science en Perspective » de maîtres tel Donatello dont les figures se tiennent parfois sur des plans fuyants.[165]

Sans doute, Bertani aurait-il pu citer les bronzes du maître-autel de Saint-Antoine à Padou (1446–1450) dans lesquels Donatello employa plusieurs points principaux pour tempérer le raccourci de caissons de plafond excentrés (Miracle du cœur de l’avare) ou escamoter le sol de la scène (Miracle du nouveau-né; fig. 21). De tels écarts ne semblaient pas embarrasser Bertani qui démultipliait lui-même les horizons dans ses compositions.[166] La problématique résidait ailleurs. En évoquant le relief aplati (schiacciato) – par lequel Donatello donnait une profondeur plastique à la perspective – [167] Bertani identifiait mieux que quiconque les enjeux de la controverse.

21 Anonyme, moulage en plâtre, av. 1894 ?, d’après l’original en bronze de Donatello, Miracle du cœur de l’avare, (v. 1447), maître-autel de la basilique Saint-Antoine de Padoue, 63 × 124 cm. Florence, Istituto Statale d’Arte
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Anonyme, moulage en plâtre, av. 1894 ?, d’après l’original en bronze de Donatello, Miracle du cœur de l’avare, (v. 1447), maître-autel de la basilique Saint-Antoine de Padoue, 63 × 124 cm. Florence, Istituto Statale d’Arte

Le naturel et l’artifice au cœur de la controverse

Alors qu’il semblait invalider la querelle de l’Annonciation, Bertani la ramenait à ses fondements. Il rappelait que le débat portait essentiellement sur les combinaisons possibles entre deux modalités de percept, contraires mais complémentaires, dans la production et la réception de toute œuvre : d’une part, le « naturel » de cette œuvre saisie dans ses apparences, de l’autre, « l’artifice » qui répond aux conditions matérielles de l’œuvre. Cet artifice, auquel il opposait le vrai, peut comprendre la simulation physique du raccourci ou tout autre dispositif censé corriger un défaut (manque ou excès) dans l’œuvre.

Or, à Milan-même, tant de cas particuliers contredisaient, de manière éblouissante, non seulement la position doctrinaire que Bassi tenait quant aux règles, mais aussi la séparation arbitraire que Bertani prétendait maintenir entre naturel optique et artifice perspectif – ce qui ne manquait pas de piquant pour un exégète des temperaturae.

À l’église Santa Maria presso San Satiro, se trouve le chœur en trompe-l’œil maçonné (1482–1486) que Donato Bramante, le maître de Cesariano, avait « architecturé ».[168] L’ouvrage simule, sur une profondeur de 1,20 m seulement, un bras de nef à trois travées de plus de 11 m de longueur alors que manquait le terrain nécessaire à une telle construction. Cesariano présentait ce chœur feint comme l’un des exemples de « niches en bas-relief […] proportionnées par raison d’optique » que les « Modernes » avaient inventées pour parachever les temples périptères « dépourvus de cella ».[169] Et, en effet, l’architecture feinte dans la pierre connaissait depuis peu un renouveau en Italie. Certains cas, à Florence,

Venise ou Padoue, faisaient écho au schiacciato de Donatello.[170] D’autres œuvres prolongeaient les leçons de Bramante. Il en va ainsi du retable de la Présentation de la Vierge au temple (1546–1560) sculpté par Agostino Busti dit Bambaia pour l’un des autels construits au Dôme de Milan et terminés sous la direction de Seregni.[171] Cependant qu’il étira en hauteur les figures posées au-dessus de l’œil, Bambaia fit non seulement converger les horizontales de l’architecture sculptée et les plans de sol mais aussi fuir les verticales du podium vers un horizon zénithal (fig. 22a–b).

22a–b Agostino Busti dit Bambaia, Cristoforo Lombardo et Vicenzo Seregni, Présentation de la Vierge au temple, retable de l’autel Vimercati (vues de face et profil), 1546–1560, marbre. Milan, transept sud du Dôme
22a–b

Agostino Busti dit Bambaia, Cristoforo Lombardo et Vicenzo Seregni, Présentation de la Vierge au temple, retable de l’autel Vimercati (vues de face et profil), 1546–1560, marbre. Milan, transept sud du Dôme

En peinture, des réalisations monumentales invitaient à méditer un rapport déroutant aux règles, à commencer par la fresque de la Cène peinte en 1497–1498 par Léonard au couvent de Santa Maria delle Grazie. La construction perspective de grande taille (460 × 880 cm) devait prolonger la salle de réfectoire dont elle ornait l’un des petits côtés. À cette fin, Léonard agrégea des paramètres contradictoires entre eux et avec le réalisme des figures des apôtres. Martin Kemp a pointé dans l’œuvre le « paroxysme d’artifice et le paradoxe visuel » qui résultent d’innombrables repentirs et d’un renoncement à toute cohérence optique ou mathématique.[172] En effet, l’œil du regardant théorique a été placé à 4,5 m au-dessus du sol physique pour montrer le dessus de la table et le pavage de la salle représentés. Cela évitait aussi de trop rabattre la perspective du plafond vers le bas. Par ailleurs, pour tempérer dans ce dernier le raccourci des caissons latéraux, sa largeur fut ramenée à une valeur inférieure à celle de la salle réelle que la fresque est censée prolonger. Ce sont des contradictions de cet ordre qui caractérisent le second projet de Bassi pour l’Annonciation.

Plus près de San Satiro, à l’église San Giorgio al Palazzo, la tension entre peinture et architecture était portée à son comble dans la chapelle du Saint-Sacrement où Bernardino Luini peignit un cycle de la Passion en 1516.[173] Pour simuler une plus grande profondeur de l’alcôve, on en avait édifié les côtés de biais, donnant à sa voussure une forme tronconique (artifice perspectif). Ces parois convergentes furent traitées par l’artiste en baies (travées, lunette) et couverture ajourée (tonnelle) ouvertes sur autant de scènes (exécutées sur panneaux de bois et à fresque). Il combina dans ces vues (latérales, frontales, plafonnantes) des constructions anamorphiques et des trompe-l’œil qui altèrent à leur tour l’appréhension de l’espace architectural feint.

On voit à ces exemples que si la cohérence optique et géométrique pouvait se définir en théorie, elle n’était jamais qu’approchée sinon niée en pratique. Hormis Palladio et Bertani, les commissaires, experts, auteurs et artistes cités par Bassi admettaient tous la nécessité d’atteindre un compromis entre le naturel optique et l’artifice perspectif. Deux dessins dérivés du profil-scénographie de Cesariano sur le Dôme rappellent l’impératif d’un ajustement perspectif jusque dans l’ordre des images planes portatives.[174]

Le premier, de format hybride, est moins naïf qu’il n’y paraît (fig. 23). Datant de 1525–1550, il serait de Lombardo ou Seregni. Un plan partiel et une coupe-perspective s’y superposent à l’élévation du transept d’où s’élance la tour-lanterne rendue en perspective. Des fuyantes au sol, tracées au stylet (tiretés), n’ont pas été passées à l’encre. Alors qu’elles convergent vers le même point que les chapiteaux des bas-côtés externes, l’artiste retiendra une autre solution : plusieurs points principaux furent répartis sur l’axe vertical pour tempérer les conséquences d’une trop courte distance du regardant (précipitation des fuyantes). On ménageait ainsi l’effet de profondeur (sol) tout en exposant le rythme des travées (nef) et les ogives d’arcs (collatéraux). Cependant, l’élancement obtenu n’autorisait plus le détail et le dessin était fini de manière approximative (asymétrie).

23 Analyse du schéma perspectif d’un dessin anonyme [Vincenzo Seregni ou Cristoforo Lombardo ?], Plan partiel et coupe perspective sur la nef de la cathédrale de Milan, v. 1525–1550, dessin, stylet, graphite, plume, lavis, encre brune sur papier, 56,4 × 41,0 cm. Milan, Biblioteca Ambrosiana, F. 251 inf. n. 35 ; dessin analytique de l’auteur
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Analyse du schéma perspectif d’un dessin anonyme [Vincenzo Seregni ou Cristoforo Lombardo ?], Plan partiel et coupe perspective sur la nef de la cathédrale de Milan, v. 1525–1550, dessin, stylet, graphite, plume, lavis, encre brune sur papier, 56,4 × 41,0 cm. Milan, Biblioteca Ambrosiana, F. 251 inf. n. 35 ; dessin analytique de l’auteur

Le second dessin, de facture homogène, semble plus précis et conforme aux règles (fig. 24). Il figure le baptistère conçu par Tibaldi et le chœur rénové, ce qui (outre le filigrane) le ferait dater des années 1590–1610. Une très grande distance du regardant « écrase » ici l’image. Les piliers y forment des surfaces continues traversées de faisceaux lumineux mais on distingue la dentelle des meneaux dans les baies de l’abside. La nef et les bas-côtés sont ordonnés à un point principal décentré sur l’horizon (H). Cependant, le chœur et le ciboire du maître-autel ont leur point plus bas, sur un horizon (H’), afin d’en rendre sensible la rotondité. De même, les alignements de pinacles au-dessus des bas-côtés médians, laissés à l’état d’esquisse, ont-ils été corrigés pour converger en un point central et surélevé en (H’’) (lignes tiretées). Ils sont ainsi plus exposés au regard que s’ils eussent fui vers (H), comme prévu initialement (lignes continues). Les ajustements, se faisant ici plus subtils, n’en étaient pas moins nécessaires.

24 Analyse du schéma perspectif d’un dessin anonyme, Coupe-perspective sur la nef et les bas-côtés du Dôme de Milan, v. 1590–1610, dessin, stylet, graphite, plume, lavis, encre brune sur papier, 28,3 × 33,0 cm. Milan, Archivio Storico Civico – Biblioteca Trivulziana, Raccolta Bianconi, II, f. 5v ; dessin analytique de l’auteur
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Analyse du schéma perspectif d’un dessin anonyme, Coupe-perspective sur la nef et les bas-côtés du Dôme de Milan, v. 1590–1610, dessin, stylet, graphite, plume, lavis, encre brune sur papier, 28,3 × 33,0 cm. Milan, Archivio Storico Civico – Biblioteca Trivulziana, Raccolta Bianconi, II, f. 5v ; dessin analytique de l’auteur

Au terme de l’enquête, on comprend qu’audelà des règles et des licences, les véritables enjeux épistémiques de la controverse de Milan résidaient dans la dialectique du naturel et de l’artifice. Soit une relation pondérée par les ajustements perspectifs analogues aux ajustements visuels qui, en architecture, tempèrent le conflit entre la réalité physique et ses apparences.

Les ajustements perspectifs, un impensé de l’historiographie

En contestant les travaux de Tibaldi sur un plan théorique, les Dispareri produisaient autant de faux-semblants que de paradoxes et de refoulements. La publication servait, en effet, d’écran aux véritables agents de la controverse et à leurs motifs. Cependant, Bassi forçait dans ses gravures le trait des anomalies qu’il condamnait, forgeant aussi de toutes pièces certains des écarts que, par ailleurs, lui-même se permettait. D’un côté, l’ouvrage sublimait en joute conceptuelle des divergences d’intérêts économiques et politiques entre la Fabrique du Dôme et l’archevêque de Milan. De l’autre, en focalisant les débats sur la transgression des règles, les Dispareri neutralisaient la dialectique du naturel optique et de l’artifice perspectif qui passait ainsi à la trappe.

Dès lors, une historiographie pour laquelle les pratiques pourraient découler des théories peinera-t-elle à reconnaître une pragmatique doublée d’une heuristique dans les ajustements perspectifs. Or ceux-ci permettent de tempérer un raccourci excessif ou de corriger des distorsions latérales dans une image. Ils aident surtout à y montrer plus que ne laisserait voir une construction conforme aux règles. Les incohérences optiques et géométriques qui en résultent ne sauraient donc s’assimiler aux erreurs de mains inexpertes. Les ajustements constituent, par ailleurs, bien plus qu’un procédé poétique ou une « licence et un assouplissement à l’intérieur de la régularité », selon la très belle définition que Klein proposait de la maniera.[175] Ils ressortissent plutôt d’un savoir expérimental.

D’une part, en-deçà des règles de perspective et des principes d’optique, les ajustements perspectifs procèdent du savoir-faire et des recettes d’atelier, savoir non verbal qui précède et excède sa formalisation discursive, réduction en art, règles ou préceptes des pratiques.[176] De l’autre, à partir de ces mêmes règles, dont ils opèrent un dépassement ingénieux, les ajustements perspectifs relèvent d’un supplément de métier et d’invention apporté en réponse aux conditions matérielles de production et de réception de toute œuvre considérée dans sa singularité.

Tel est le sens des remarques de Serlio sur la perspective « matérielle et en relief » des scènes ou celle du trompe-l’œil peint sur une façade. Telle est aussi l’origine de la méthode que Barbaro proposait pour les figures à exécuter en hauteur. C’est également à cet effet que Vasari évoquait le traitement des proportions en peinture, sculpture ou architecture par Michel-Ange. Urbino abordait ce même problème en entrelaçant optique et pictural dans le cas des décors monumentaux. C’est là encore la teneur des réflexions de Danti sur la perspective des plafonds et des voûtes. Ainsi déployées hors du plan du tableau, les pratiques spatialisées de la perspective semblaient faire exception aux règles. Car les textes qui érigeaient l’image plane en modèle procédural et conceptuel ne pouvaient, en même temps, diffuser des pratiques contraires.

Les écrits techniques visaient, en effet, à réduire à des principes universels les modes opératoires d’une multitude de métiers. Plus souvent, les auteurs de traités ont accordé les procédures manuelles avec les lois de l’optique géométrique. Ils élevaient ainsi leur discours au rang des arts libéraux.[177] Parfois, les manuels, tels les Kunstbücher, ont plutôt abrégé et rendu accessible aux artisans le contenu mathématique d’ouvrages comme l’Underweysung.[178] Mais rares étaient les trattatistes qui, comme Barbaro, Danti ou Lomazzo, présentaient les pratiques sous l’angle de la réception des œuvres. On évoquait d’autant moins, sinon pour les prévenir, les écarts par rapport aux normes, écarts parmi lesquels figurent les distorsions latérales.[179] Les recettes d’atelier élaborées empiriquement pour résoudre des problèmes similaires n’étaient guère divulguées par l’imprimé. Au contraire, lorsqu’on les signalait, c’était pour les réprouver, ce qui aura néanmoins permis d’en garder la trace. Ainsi, Cousin atteste-t-il, en la condamnant, la pratique qui consistait à « adjoutter un racourcissement artificiel » aux colonnes d’une quadrature peinte sur une paroi à mesure de leur éloignement latéral du point principal car, rappelait-il, une telle diminution se fait « naturellement » (par la vue).[180]

Dès lors, les ajustements perspectifs n’ont-ils guère bénéficié d’une conceptualisation dans la littérature technique et artistique ni, par conséquent,intéressé une historiographie centrée sur les règles écrites. Une approche moins idéaliste, plus attentive aux notions (et leurs usages historiques), aux matériaux (et leurs capacités physiques), aux procédures techniques (et leurs constructions sociales), enfin, aux conditions (matérielles, culturelles) de réception des œuvres, permet de comprendre le décalage qui s’impose en perspective entre des pratiques multiples et les règles instituées. En reconnaissant la nécessité de dépasser les normes pour en ajuster les effets à différents médiums, on étend à la perspective le domaine des corrections optiques en architecture.

On saisira mieux, à présent, pourquoi les ajustements perspectifs ne peuvent consister en licences qui dévieraient des règles. Ce sont plutôt ces dernières qui dérivent des pratiques matérielles de la perspective dans des domaines aussi divers que le dessin d’architecture, le décor peint ou sculpté, la cartographie ou le paysage construit. Et sous ce rapport, les ajustements perspectifs présentent à l’historien un vaste territoire encore inexploré.

Je remercie, pour leurs aimables suggestions, les lecteurs anonymes de cet article et, pour leurs discussions stimulantes, mes collègues du groupe de travail The Arts in the Post-Tridentine Era : Histories and Historiographies in Transition (2023–2024), Centre for Renaissance and Reformation Studies, University of Toronto.

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Georges Farhat

Georges Farhat est professeur d’histoire et théories des paysages à l’université de Toronto. Ses recherches portent sur les pratiques matérielles et topographiques de la perspective ainsi que l’épistémologie des paysages. Il a été commissaire de l’exposition André Le Nôtre en perspectives (2013–2014) au musée du château de Versailles et a codirigé l’ouvrage éponyme (Hazan/Yale University Press). Senior Fellow à Dumbarton Oaks (Washington DC, 2014–2020) et au Descartes Centre (Utrecht University, 2017), il a publié Landscapes of Preindustrial Urbanism (Harvard University Press, 2020). En 2023, il était British Academy Visiting Fellow au British Museum.

  1. Crédits photographiques : 1, 11, 22a-b © auteur. — 27, 9, 12, 18, 19 © ETH-Bibliothek Zurich (URL : https://doi.org/10.3931/e-rara-103 [PDM 1.0]). — 8 d’après Ernesto Brivio et Marco Navoni, Vita di Sant’Ambrogio narrata nell’antico coro ligneo del Duomo di Milano, Milan 1996, planche 44 [46]. — 10 © ETH-Bibliothek Zurich / dessin de l’auteur. — 13 © Yale University Art Gallery, New Haven. — 14 © Pinacoteca di Brera, Milan. — 15 © The Morgan Library & Museum, New York. — 16, 17 © Stiftung Bibliothek Werner Oechslin, Einsiedeln. — 20 © Soprintendenza Archeologia, Belle Arti e Paesaggio per la città metropolitana di Firenze e le province di Pistoia e Prato / Beni Culturali Standard (BCS). — 21 © Istituto Statale d’Arte, Florence / Beni Culturali Standard (BCS). — 23 © Veneranda Biblioteca Ambrosiana, Milan / dessin de l’auteur. — 24 © Archivio Storico Civico – Biblioteca Trivulziana (ASCMi), Milan / dessin de l’auteur.

Published Online: 2024-06-04
Published in Print: 2024-06-25

© 2024 Georges Farhat, published by De Gruyter

This work is licensed under the Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License.

Downloaded on 21.10.2025 from https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.1515/zkg-2024-2004/html
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