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Les deux barricades: Complexité sémiotique et objectivation des faits de style dans un extrait des Misérables

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Published/Copyright: October 4, 2016

Résumé

Notre étude porte sur les descriptions parallèles de la barricade Saint-Antoine et de la barricade du faubourg du Temple dans Les Misérables (V, 1, 1). On peut soutenir que ces deux descriptions sont des mises en abyme: en effet, Victor Hugo semble les utiliser pour pointer les excès qui guettent respectivement le romantisme et le classicisme, tout en assumant sa volonté d’en finir avec l’esthétique classique. Il émerge de la sorte tout un dispositif allégorique, dont la description détaillée permet de mettre en évidence trois paramètres: (a) l’impact sémiotique du travail de stylisation, qui complexifie la langue ordinaire et permet d’accroître considérablement son potentiel investigateur; (b) la dimension holistique des textes stylisés, qui donnent à voir des synergies parfois très poussées entre des niveaux organisationnels et des constituants différents; (c) la présence d’interactions texte/lecteur impossibles à éliminer, qui rendent problématique toute tentative d’objectiver intégralement les faits de style et les agencements discursifs observables dans le texte hugolien.

Le matériel de la barricade est sémiologique.

David Charles

1 Remarques introductives

Dans cette étude, nous entendons mener une réflexion approfondie sur les interactions discursives liées à la stylisation de la matière verbale dans les textes littéraires. [1] Nous nous focaliserons plus précisément sur trois points:

(a) L’impact sémiotique du travail de stylisation: ce travail complexifie la langue “ordinaire” et permet d’accroître son potentiel investigateur en repoussant sans cesse sa “limite de rendement” sur le plan référentiel (cf. Riffaterre 1983: 42, 1994: 296–311).

(b) La dimension holistique des textes stylisés: ces derniers donnent à voir un “fonctionnement globalisant” (Delas et Filliolet 1973: 42), qui découle d’une synergie parfois très poussée entre des niveaux organisationnels différents (cf. Riffaterre 1971: 60–62; Yocaris 2009: 425–431; Monte 2012).

(c) Le statut épistémologique des agencements stylistiques complexes: les dispositifs stylistiques liés au fonctionnement holistique des textes littéraires ne sont pas pleinement objectivables; ils doivent plutôt être envisagés comme des “entités floues,” dont la configuration dépend – en partie du moins – de la perspective observationnelle que l’on choisit de projeter sur elles (cf. Bitbol 2010: 27–84).

Pour mettre concrètement en évidence les implications de (a), (b) et (c), nous avons choisi de travailler sur les descriptions parallèles de la barricade Saint-Antoine et de la barricade du faubourg du Temple dans Les Misérables [V, 1, 1; texte (1)]. On peut soutenir que ces deux descriptions (respectivement D1 et D2) sont des allégories métatextuelles: en effet, l’auteur impliqué [2] Victor Hugo semble les utiliser (entre autres) pour pointer les excès qui guettent respectivement le romantisme et le classicisme, tout en assumant sa volonté d’en finir avec l’esthétique classique … Nous entendons mettre en évidence les procédures de (re)contextualisation qui rendent une telle lecture possible, afin de cerner au plus près les objets verbaux complexes qu’elle fait émerger et d’identifier un par un les paramètres qui conditionnent leur surgissement.

(1) [D1] La barricade Saint-Antoine était monstrueuse; elle était haute de trois étages et large de sept cents pieds. Elle barrait d’un angle à l’autre la vaste embouchure du faubourg, c’est-à-dire trois rues; ravinée, déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d’une immense déchirure, contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions, poussant des caps çà et là, puissamment adossée aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne au fond de la redoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère. Rien qu’à la voir, on sentait dans le faubourg l’immense souffrance agonisante arrivée à cette minute extrême où une détresse veut devenir une catastrophe. De quoi était faite cette barricade? De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l’aspect lamentable de toutes les constructions de la haine: la ruine. On pouvait dire: qui a bâti cela? On pouvait dire aussi: qui a détruit cela? C’était l’improvisation du bouillonnement. Tiens! cette porte! cette grille! cet auvent! ce chambranle! ce réchaud brisé! cette marmite fêlée! Donnez tout! jetez tout! poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout! C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction. C’était grand et c’était petit. C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près de l’atome; le pan de mur arraché et l’écuelle cassée; une fraternisation menaçante de tous les débris; Sisyphe avait jeté là son rocher et Job son tesson. En somme, terrible. C’était l’acropole des va-nu-pieds. Des charrettes renversées accidentaient le talus; un immense haquet y était étalé en travers, l’essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façade tumultueuse, un omnibus, hissé gaîment à force de bras tout au sommet de l’entassement, comme si les architectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie à l’épouvante, offrait son timon dételé à on ne sait quels chevaux de l’air. Cet amas gigantesque, alluvion de l’émeute, figurait à l’esprit un Ossa sur Pélion de toutes les révolutions; 93 sur 89, le 9 thermidor sur le 10 août, le 18 brumaire sur le 21 janvier, vendémiaire sur prairial, 1848 sur 1830. La place en valait la peine, et cette barricade était digne d’apparaître à l’endroit même où la Bastille avait disparu. Si l’océan faisait des digues, c’est ainsi qu’il les bâtirait. La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot? la foule. On croyait voir du vacarme pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade, comme si elles eussent été là sur leur ruche, les énormes abeilles ténébreuses du progrès violent. Était-ce une broussaille? était-ce une bacchanale? était-ce une forteresse? Le vertige semblait avoir construit cela à coups d’aile. Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose d’olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un pêle-mêle plein de désespoir, des chevrons de toits, des morceaux de mansardes avec leur papier peint, des châssis de fenêtres avec toutes leurs vitres plantés dans les décombres, attendant le canon, des cheminées descellées, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts même du mendiant, qui contiennent à la fois de la fureur et du néant. On eût dit que c’était le haillon d’un peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-Antoine l’avait poussé là à sa porte d’un colossal coup de balai, faisant de sa misère sa barricade. Des blocs pareils à des billots, des chaînes disloquées, des charpentes à tasseaux ayant forme de potences, des roues horizontales sortant des décombres, amalgamaient à cet édifice de l’anarchie la sombre figure des vieux supplices soufferts par le peuple. La barricade Saint-Antoine faisait arme de tout; tout ce que la guerre civile peut jeter à la tête de la société sortait de là; ce n’était pas du combat, c’était du paroxysme; les carabines qui défendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques espingoles, envoyaient des miettes de faïence, des osselets, des boutons d’habit, jusqu’à des roulettes de tables de nuit, projectiles dangereux à cause du cuivre. Cette barricade était forcenée; elle jetait dans les nuées une clameur inexprimable; à de certains moments, provoquant l’armée, elle se couvrait de foule et de tempête; une cohue de têtes flamboyantes la couronnait; un fourmillement l’emplissait; elle avait une crête épineuse de fusils, de sabres, de bâtons, de haches, de piques et de bayonnettes; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent; on y entendait les cris du commandement, les chansons d’attaque, des roulements de tambours, des sanglots de femmes, et l’éclat de rire ténébreux des meurt-de-faim. Elle était démesurée et vivante; et, comme du dos d’une bête électrique, il en sortait un pétillement de foudres. L’esprit de révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix du peuple qui ressemble à la voix de Dieu; une majesté étrange se dégageait de cette titanique hottée de gravats. C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï.

Comme nous l’avons dit plus haut, elle attaquait au nom de la Révolution, quoi? la Révolution. Elle, cette barricade, le hasard, le désordre, l’effarement, le malentendu, l’inconnu, elle avait en face d’elle l’assemblée constituante, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, la nation, la république; et c’était la Carmagnole défiant la Marseillaise.

Défi insensé, mais héroïque, car ce vieux faubourg est un héros.

Le faubourg et sa redoute se prêtaient main-forte. Le faubourg s’épaulait à la redoute, la redoute s’acculait au faubourg. La vaste barricade s’étalait comme une falaise où venait se briser la stratégie des généraux d’Afrique. Ses cavernes, ses excroissances, ses verrues, ses gibbosités, grimaçaient, pour ainsi dire, et ricanaient sous la fumée. La mitraille s’y évanouissait dans l’informe; les obus s’y enfonçaient, s’y engloutissaient, s’y engouffraient; les boulets n’y réussissaient qu’à trouer des trous; à quoi bon canonner le chaos? Et les régiments, accoutumés aux plus farouches visions de la guerre, regardaient d’un œil inquiet cette espèce de redoute bête fauve, par le hérissement sanglier, et par l’énormité montagne.

[D2] À un quart de lieue de là, de l’angle de la rue du Temple qui débouche sur le boulevard près du Château-d’Eau, si l’on avançait hardiment la tête en dehors de la pointe formée par la devanture du magasin Dallemagne, on apercevait au loin, au-delà du canal, dans la rue qui monte les rampes de Belleville, au point culminant de la montée, une muraille étrange atteignant au deuxième étage des façades, sorte de trait d’union des maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la rue avait replié d’elle-même son plus haut mur pour se fermer brusquement. Ce mur était bâti avec des pavés. Il était droit, correct, froid, perpendiculaire, nivelé à l’équerre, tiré au cordeau, aligné au fil à plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme à de certains murs romains, sans troubler sa rigide architecture. À sa hauteur on devinait sa profondeur. L’entablement était mathématiquement parallèle au soubassement. On distinguait d’espace en espace, sur sa surface grise, des meurtrières presque invisibles qui ressemblaient à des fils noirs. Ces meurtrières étaient séparées les unes des autres par des intervalles égaux. La rue était déserte à perte de vue. Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées. Au fond se dressait ce barrage qui faisait de la rue un cul-de-sac; mur immobile et tranquille; on n’y voyait personne, on n’y entendait rien; pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Un sépulcre.

L’éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible.

C’était la barricade du faubourg du Temple. (Victor Hugo, Les Misérables, V, 1, 1, “La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple”; nous délimitons)

2 La dimension autoréflexive du texte hugolien: une “explosion sémique”

La description des deux barricades peut légitimement être considérée comme une mise en abyme. [3] À ce titre, elle repose (en toute logique) sur un effet de bi-isotopie. En effet, il semble licite d’affirmer que la plupart de ses composantes actualisent simultanément deux isotopies différentes: (i) l’isotopie de l’insurrection; (ii) celle de l’écriture. [4] De la sorte (ce sera notre point de départ), Hugo détaille et évalue “entre les lignes” de son texte les préceptes compositionnels liés respectivement à l’esthétique romantique et l’esthétique classique. [5] Les sèmes qui renvoient à l’isotopie de l’écriture peuvent être regroupés au sein de deux molécules sémiques, [6] respectivement M1 et M2 (Figures 1 et 2): la première articule entre eux les sèmes liés à l’esthétique romantique dans la description de la barricade Saint-Antoine; la deuxième englobe les sèmes qui renvoient à l’esthétique classique dans la description de la barricade du faubourg du Temple.

Figure 1: Victor Hugo, Les Misérables (V, 1, 1), description de la barricade Saint-Antoine: molécule sémique M1.
Figure 1:

Victor Hugo, Les Misérables (V, 1, 1), description de la barricade Saint-Antoine: molécule sémique M1.

Comme on le voit dans les Figures 1 et 2, des molécules sémiques comme celles-ci ont un rendement référentiel absolument hors du commun: en effet, elles donnent lieu à une “explosion sémique” (Cusimano 2012: 140), qui fait apparaître (dans certains cas de figure) des configurations référentielles en principe trop complexes pour être restituées par la langue “ordinaire.” François Rastier (1996 [1987]: 193) souligne ainsi en citant Aristote que les molécules sémiques sont les unités linguistiques les plus appropriées pour verbaliser l’indicible, puisqu’elles permettent de “transposer les innommés nommément” (μεταφέρειν τά ἀνώνυμα ὀνομασμένως: Rhétorique, III, 1405a 36). En l’occurrence, la description allégorique des deux barricades permet à Hugo de restituer avec une précision d’orfèvre un “innommé” extrêmement difficile à verbaliser: [7] les sensations indéfinissables respectivement engendrées par l’esthétique romantique et l’esthétique classique.

Figure 2: Victor Hugo, Les Misérables (V, 1, 1), description de la barricade du faubourg du Temple : molécule sémique M2.
Figure 2:

Victor Hugo, Les Misérables (V, 1, 1), description de la barricade du faubourg du Temple : molécule sémique M2.

Qu’est-ce qui justifie une telle lecture? Les deux molécules sémiques émergent si l’on prend en considération différents points saillants de l’intertexte prolongé par Les Misérables, qui entrent en résonance avec le texte (1). Deux de ces points saillants s’imposent tout de suite à l’attention: L’Art poétique de Boileau (1674), où l’on expose les préceptes esthétiques du classicisme; la fameuse préface de Cromwell (1827), où Hugo attaque frontalement les tenants du classicisme. Ces deux textes fonctionnent en fait comme des interprétants peirciens qui confèrent une plus-value sémiotique à un grand nombre de notations portant sur les deux barricades (cf. n. 13): quand on les confronte au récit hugolien, il appert que son auteur insiste entre les lignes sur les dérives qui menacent l’esthétique classique et l’esthétique romantique, amoindrissant leur impact artistique. Voyons cela d’un peu plus près.

D1 contient un grand nombre de notations qui renvoient visiblement à l’esthétique romantique du mélange des genres et des registres, telle qu’elle est esquissée dans la préface de Cromwell. En effet, il est patent que la description de la barricade Saint-Antoine constitue une application directe de formules comme celle-ci: “le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires” (Hugo 1963 [1827]: 425). C’est tout sauf un hasard si la barricade donne à voir une conjonction d’éléments antinomiques (“C’était grand et c’était petit,” “la masse près de l’atome,” “l’acropole des va-nu-pieds,” “c’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï”): des notations de ce genre fonctionnent en fait comme autant de marques signalétiques qui font ressortir l’isotopie de l’esthétique romantique, en convoquant directement les développements fournis dans la préface de Cromwell. Une fois le rapprochement entre les deux textes effectué, le lecteur réalise en fait que toutes les composantes de (1) ou presque actualisent des traits sémiques articulés autour du sème isotopant /esthétique romantique/: ce dernier émerge de façon holistique de leur conjonction même (voir Section 4.2; cf. Rastier 1996 [1987]: 14).

Bien entendu, Hugo insiste à dessein sur l’impact monumental des innovations esthétiques, thématiques et formelles introduites par le romantisme, d’où la mise en relief des sèmes suivants:

  1. /Hybridation/ (“amalgamaient”).

  2. /Multiplicité/ (“fourmillement”).

  3. /Forme ouverte/ (“dentelée,” “trouer des trous,” etc.).

  4. /Déchaînement passionnel/, /violence/ (“immense souffrance agonisante,” “la furie du flot,” “une cohue de têtes flamboyantes,” etc.).

  5. /Quête d’infini/, /absence de limites/ (“l’abîme,” “l’océan,” “le vertige,” “l’inconnu,” etc.).

  6. /Indicibilité/, /aspect ineffable/ (“clameur inexprimable”).

  7. /Aspect révolutionnaire/, /démarche contestataire/, /esprit subversif/ (“le 14 juillet,” “toutes les révolutions,” “jeter à la tête de la société,” etc.).

  8. /Aspect populaire/ (“la foule,” “le haillon d’un peuple,” “cette voix du peuple”).

  9. /Dynamisme/, /puissance/, /vitalité/ (“puissamment adossée,” “levée cyclopéenne”).

  10. /Aspect totalisant/, /aspect éclectique/[8] (“tout … sortait de là,” “donnez tout!”), etc.

D1 met donc en évidence certains traits distinctifs de l’esthétique romantique revendiqués comme tels par Victor Hugo. Cela dit, son orientation axiologique et argumentative est plus ambiguë qu’il n’y paraît, comme le suggère (cf. Section 3.2) un indice paratextuel infaillible: le titre du chapitre dont (1) est extrait (“La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple”). [9] Rappelons que Scylla et Charybde étaient deux monstres situés de part et d’autre d’un détroit: les marins qui tentaient d’éviter l’un tombaient sur l’autre … (cf. Odyssée, chant XII, v. 234–243). Dès lors, leur évocation souligne métatextuellement que l’auteur impliqué des Misérables n’entend pas abymer l’esthétique classique et l’esthétique romantique “telles quelles”: son objectif est plutôt de détailler entre les lignes les excès et les dérives qui les guettent, et dont il faut se garder quoi qu’il arrive. En toute logique, donc, D1 met également en relief d’autres traits sémiques, liés aux inconvénients potentiels de la stratégie stylistique adoptée par les auteurs romantiques. Voici quelques-uns de ces traits:

  1. /Aspect chaotique/, /aspect informe/, /empilement/, /désordre/ (“cet amas gigantesque,” “un Ossa sur Pélion”, [10] “encombrement difforme,” “un pêle-mêle,” “un sens dessus dessous,” “le chaos,” etc.).

  2. /Absence de ligne directrice/ (“l’improvisation du bouillonnement”, “cet édifice de l’anarchie”).

  3. /Irrationalité/, /folie/ (“forcenée”).

  4. /Aspect destructeur/, /aspect nihiliste/ (“poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout!,” “de la fureur et du néant”).

  5. /Tératogenèse/ (“monstrueuse”), etc.

Qu’en est-il à présent de D2? Cette description s’oppose pratiquement point par point à D1, ce qui n’est guère étonnant … En effet, elle comporte plusieurs notations qui renvoient (pour la plupart) à la vision de l’idéal classique telle qu’elle est esquissée dans L’Art poétique, en actualisant entre autres les sèmes suivants:
  1. /Rectitude/ (“droit,” “perpendiculaire,” “trait d’union”; cf. L’Art poétique, I, 177–178; III, 309–310; IV, 22–24).

  2. /Ordre/, /symétrie/ (“des intervalles égaux”; cf. L’Art poétique, I, 131–140; II, 82–92).

  3. /Unité/, /homogénéité/, /uniformité/ (“bâti avec des pavés”; cf. L’Art poétique, I, 79–97, 179–180; III, 45–46).

  4. /Respect de la règle/, /aspect normatif/ (“correct”; cf. L’Art poétique, I, 134, 139; III, 317).

  5. /Calcul/, /rationalité/, /démarche méthodique/, /précision/ (“tiré au cordeau,” “aligné au fil à plomb,” “mathématiquement parallèle”; cf. L’Art poétique, I, 27–48).

  6. /Clôture/, /forme fermée/ (“se fermer brusquement,” “fermées”).

  7. /Aspect élitiste/ (“point culminant de la montée,” “son plus haut mur”; cf. L’Art poétique, I, 1–2), etc.

Bien entendu, Hugo ne s’en tient pas à une telle vision du classicisme: il insiste au contraire sur le fait que l’esthétique classique pâtit des défauts de ses qualités … En témoignent dans D2 d’autres traits sémiques, qui permettent au lecteur de reconstituer en définitive l’orientation argumentative globale de (1):

  1. /Inflexibilité/, /rigueur/, /figement/ (“rigide architecture,” “mur immobile”).

  2. /Aspect prévisible/ (“à sa hauteur on devinait sa profondeur”).

  3. /Aspect inexpressif/, /absence d’émotion/, /platitude/, /aspect monotone/ (“froid,” “surface grise”).

  4. /Inaccessibilité/ (“replié”).

  5. /Aspect sinistre/, /aspect mortifère/ (“des meurtrières,” “un sépulcre,” “cette chose terrible”).

Les notations dysphoriques observables dans D2 sont très révélatrices, puisqu’elles permettent de comprendre la signification réelle du dispositif allégorique mis en place par Hugo. Tout se passe comme si l’auteur impliqué des Misérables reconnaissait avec le recul, en 1862, les difficultés conceptuelles et stylistiques soulevées par la révolution romantique tout en excluant un retour au classicisme: à ses yeux, l’esthétique classique constitue désormais pour les artistes de son époque une impasse, “un cul-de-sac”! Du reste, le conflit irréductible entre classicisme et romantisme, même s’il n’apparaît pas en (1), est lui aussi allégorisé dans son cotexte droit par le biais d’un déplacement métonymique du type [résultat de l’action → agent]: [11] comme Hugo ne manque pas de le préciser, les insurgés qui ont édifié les deux barricades (respectivement Cournet et Barthélemy) finiront par se battre en duel à Londres, “chose fatale” (Les Misérables, V, 1, 1). Bien entendu, cette “fatalité” abyme subtilement la dimension allégorique du texte hugolien: la logique compositionnelle profonde qui sous-tend celui-ci imposait forcément un affrontement entre les deux personnages, il ne pouvait en aller autrement[12]

3 La dimension globalisante du texte hugolien

De toute évidence, l’émergence des molécules sémiques M1 et M2 n’est pas un phénomène discursif isolable au niveau lexical: à ce titre, on ne peut en aucun cas l’aborder sous un angle réductionniste. En effet, la mise en place d’un dispositif allégorique dans le récit hugolien est constitutivement liée à trois types d’interactions textuelles, qui créent une synergie stylistique assez complexe: (i) des interactions microtextuelles, puisque les notations allégoriques entrent en résonance avec la texture lexicale, syntaxique et énonciative de la séquence discursive qui en est le support; (ii) des interactions mésotextuelles, puisque D1 et D2 interagissent avec le titre du chapitre où elles apparaissent, le cotexte immédiat de ce chapitre et les indications fournies par le narrateur sur sa décision de l’intégrer dans la version finale des Misérables; (iii) des interactions macrotextuelles, puisque M1 et M2 se retrouvent connectées à distance avec des molécules similaires qui se font jour dans d’autres descriptions autoréflexives, éparses au sein des Misérables. On a donc affaire à ce que Delas et Filliolet (1973: 38) appellent un phénomène de “globalisation linguistique”: nous allons essayer de décrire ce phénomène, en nous focalisant sur les faits de langue/de style qui ont partie liée avec la dimension allégorique du texte (1).

3.1 Interactions microtextuelles: la sursémiotisation du récit hugolien

Le contenu des deux molécules sémiques fonctionne comme un interprétant peircien: il permet de conférer en contexte une plus-value sémiotique à un grand nombre d’unités discursives et de faits de langue dont le rendement référentiel se trouve ainsi spectaculairement accru. Comme le souligne M. Riffaterre (1983: 12), “l’espace textuel agit en tant que principe organisationnel produisant des signes à partir d’éléments linguistiques qui autrement seraient dépourvus de sens.” La formule de Riffaterre peut en l’occurrence être appliquée à des unités discursives et des faits de langue qui ne sont pas évidemment “dépourvus de sens,” mais se trouvent plutôt investis d’une sursignification ponctuelle en contexte. [13] Un tel processus met en jeu au moins trois niveaux organisationnels différents, qui convergent sur le plan sémiotique:

3.1.1 La configuration lexicale

Bien entendu, les vocables qui composent D1 et D2 sont soigneusement sélectionnés en fonction de leur profil sémique: ce dernier interagit avec l’orientation isotopique globale des deux descriptions (cf. Sections 4.1, 4.2), et peut subir dès lors ponctuellement des modifications qui donnent lieu à des effets de “réticulation idiosémique” (cf. Mitterand 1999: 407–409). Ceci est particulièrement visible si l’on se penche sur la répétition du désignateur rigide “Temple” dans “rue du Temple” (au tout début de D2) et “faubourg du Temple” (à la fin de D2). La première occurrence renvoie simplement (jusqu’à la preuve du contraire) à une rue de Paris située dans le Marais. Dans la deuxième, toutefois, le nom propre “Temple” est clairement sursémiotisé au vu de la configuration isotopique de D2: en plus de son contenu référentiel habituel, il actualise les traits sémiques localement afférents (cf. Rastier 1996 [1987]: 44, 83) /antiquité gréco-latine/ et /sacralisation/, liés à l’aspect à la fois passéiste et guindé du classicisme aux yeux des romantiques … [14]

Par ailleurs, Hugo procède (en D1) à des couplages de vocables qui font émerger de façon holistique les sèmes /autodestruction/, /auto-annulation/: “C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu,” “c’était la Carmagnole défiant la Marseillaise.” Le contexte de (1), en effet, suggère que l’esthétique romantique est menacée d’une dégénérescence interne en raison de ses propres excès: l’abîme (sèmes /profondeur métaphysique/, /quête d’infini/) dégénère ainsi en tohu-bohu (sèmes /désordre incontrôlable/, /incohérence/), et la Marseillaise (sèmes /aspect révolutionnaire/, /aspect contestataire/) devient Carmagnole (sèmes /violence/, /anomie/, /extrémisme/, /désordre incontrôlable/, voire /terrorisme/) …

L’infléchissement sémantique des vocables utilisés en (1) et l’émergence de sursignifications de toutes sortes montrent que le texte hugolien se présente comme “une totalisation en fonctionnement” (Delas et Filliolet 1973: 46): en effet, pour restituer la signification de telle ou telle unité lexicale, il faut prendre en compte toutes sortes de paramètres liés à l’“environnement phrastique, textuel, interdiscursif, contextuel, communicationnel au sein duquel l’actualisation produit le sens enregistré” (Siblot 2007: 37–38).

3.1.2 L’organisation syntaxique

L’allégorisation de D1 et de D2 confère également une plus-value sémiotique à un grand nombre de faits syntaxiques. Ce travail de stylisation de la syntaxe est très visible dans D1, où l’on peut relever entre autres:

(a) Le recours récurrent au démonstratif “cela,” utilisé comme anaphorisant pour désigner la barricade Saint-Antoine: “On pouvait dire: qui a bâti cela? On pouvait dire aussi: qui a détruit cela?”; “Le vertige semblait avoir construit cela à coups d’aile.” Bien entendu, “cela” actualise dans ce contexte les sèmes /indétermination/, /aspect informe/, dans la mesure où il contribue à “décatégoriser péjorativement un référent en lui refusant sa dénomination usuelle” (Riegel et al. 1994: 206).

(b) Corrélativement, l’utilisation de tournures attributives introduites par “c’était,” là encore pour désigner la barricade Sainte-Antoine: “C’était l’improvisation du bouillonnement,” “C’était grand et c’était petit,” “C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu,” etc.: les tournures de ce genre actualisent ici des sèmes comme /absence d’identité/ ou encore /aspect innommable/. En effet, comme le souligne Pierre Le Goffic (1993: 141), “ce” renvoie à quelque chose qui “‘… est là,’ qu’on peut viser, désigner …, mais qu’on appréhende toujours indirectement, sans le nommer autrement.”

(c) L’accumulation de syntagmes détachés de toutes sortes (“ravinée, déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d’une immense déchirure, contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions, poussant des caps çà et là, puissamment adossée aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne”). Bien entendu, la présence de syntagmes détachés dans D1 exemplifie les prédicats stylistiques [15] /absence d’unité/, /empilement/, /éclatement/, /absence de cohésion/. [16]

(d) Le recours à la dérivation impropre (“un sens dessus dessous hurlant”). Ici, la transformation de la locution adverbiale “sens dessus dessous” en substantif exemplifie les prédicats stylistiques /décatégorisation/, /hybridation/, /indistinction/, /indifférenciation/.

(e) Last but not least, l’emploi stylistiquement marqué de l’article partitif (“Ce n’était pas du combat, c’était du paroxysme”). Les occurrences de ce type constituent un invariant syntaxique des Misérables: [17] Hugo transforme en somme des entités comptables (on attendait “ce n’était pas un combat, c’était un paroxysme”) en entités non comptables, impossibles à délimiter de façon précise. [18] Une telle tournure actualise dès lors les sèmes /absence de limites/, /absence de contours/, ce qui entre évidemment en résonance avec le contenu isotopique de D1: comme on le voit, Hugo utilise en l’occurrence “une langue qui s’engendre en même temps que la réalité qu’elle découvre” (Delas et Filliolet 1973: 20; italiques des auteurs).

3.1.3 La texture énonciative

Pour bien mettre en évidence la dimension à la fois hybride et informe de la barricade Saint-Antoine, Hugo utilise un grand nombre de figures de style qui actualisent toutes dans ce contexte le schème discursif [19] “articulation transgressive”:

  1. Parallélismes antithétiques: “De quoi était faite cette barricade? De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes les colères, disaient les autres.” On relève ici la dimension autodialogique du texte hugolien, [20] qui permet de projeter simultanément sur un seul et même “objet” (la barricade) deux points de vue hétérogènes situés sur des plans conceptuels différents: le premier relève du “sens littéral,” le deuxième du “sens figuré.” Bien entendu, la conjonction du matériel (“écroulement de trois maisons”) et de l’immatériel (“prodige de toutes les colères”) renvoie aux préceptes fondamentaux de l’esthétique romantique, tels qu’ils sont définis dans la préface de Cromwell. [21]

  2. Oxymores: “C’était grand et c’était petit,” “C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï,” etc. Les oxymores de ce genre radicalisent en fait le fonctionnement des antithèses: comme le souligne Michèle Monte (2008: 38), ils impliquent “la co-présence … de deux points de vue apparemment contradictoires sur une même attitude, un même objet du monde, un même événement.” En l’occurrence, le choix de projeter sur la barricade deux PDV incompatibles, mutuellement intriqués (cf. Charles 1994: 53), permet de faire ressortir un des traits distinctifs par excellence de l’esthétique romantique, la conjonction du trivial et du grandiose.

  3. Antithèses très marquées: “La masse près de l’atome.” On insiste en l’occurrence sur l’idée que la barricade est issue d’une conjonction d’éléments antinomiques, ce qui renvoie une fois de plus aux invariants de l’esthétique romantique (conjonction de l’infiniment grand et de l’infiniment petit): bien entendu, la formule est éminemment dialogique, puisqu’elle peut être lue comme une variante du ver de terre amoureux d’une étoile

  4. Alliances de mots: “du progrès violent,” “cette titanique hottée de gravats.” Des alliances de mots comme celles-ci actualisent par définition le schème “articulation transgressive,” le caractérisant et le caractérisé étant difficilement compatibles.

  5. Métaphores d’invention qui créent des conflits conceptuels (cf. Prandi 1992: 122–134):

    1. “On croyait voir du vacarme pétrifié.” Le texte hugolien articule en l’occurrence deux métaphores, une métaphore enchâssante (“[voir] # [du vacarme pétrifié]”) et une métaphore enchâssée (“[du vacarme] # [pétrifié]”). Un tel dispositif active donc le schème “articulation transgressive” à double titre, le lecteur étant simultanément confronté: (i) à un effet de synesthésie découlant d’un conflit conceptuel entre le cadre de la métaphore enchâssante (“On croyait voir”) et son foyer (“du vacarme pétrifié”); (ii) à un deuxième conflit conceptuel au sein même du foyer de la métaphore enchâssante, puisque la formule “du vacarme pétrifié” est ipso facto métaphorique dans la mesure où elle conjoint l’immatériel et le matériel.

    2. “Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose d’olympien dans ce fouillis.” Bien entendu, la formule métaphorique “il y avait du cloaque dans cette redoute” active le schème “articulation transgressive” parce qu’elle conjoint le liquide et le solide. De surcroît, la tournure “il y a du x dans y” et le parallélisme entre “il y avait du cloaque” et “quelque chose d’olympien” contribuent à faire perdre au substantif “cloaque” sa valeur concrète pour le rendre abstrait, lui conférant ainsi des qualités proches d’un adjectif comme “olympien”: on n’a pas ici affaire à un cloaque considéré en tant qu’objet, mais à une qualité “cloaqueuse”; dès lors, on est confrontés à une sorte d’hybride grammatical, une forme morphologiquement nominale mais sémantiquement à mi-chemin entre le nom et l’adjectif.

  6. Zeugmata:

    1. “De la fureur et du néant.” Tout comme les alliances de mots, les zeugmata actualisent par définition le schème “articulation transgressive,” dans la mesure où ils découlent d’une coordination de deux unités discursives sémantiquement hétérogènes qui se retrouvent mises sur le même plan (en l’occurrence, les substantifs “fureur” et “néant”).

“C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction.” Ce zeugma permet de conjoindre là encore le matériel (le pavé, le moellon, la poutre, etc.) et l’immatériel (la malédiction; cf. Roman & Bellosta 1995: 171). On notera du reste la virgule qui précède “et de la malédiction”: celle-ci, a priori inutile dans une énumération fermée, actualise évidemment dans ce contexte les sèmes /absence d’unité/, /éclatement/, /empilement/; à ce titre elle renforce l’impression d’hétérogénéité produite par le zeugma.

Comme on le voit, donc, un grand nombre de constituants textuels et de faits de langue se trouvent investis en (1) d’une sursignification, qui découle directement de la signification allégorique du texte hugolien. Ce processus est si marqué qu’il fait l’objet d’une modélisation métatextuelle par une mise en abyme appropriée, à savoir la formule “[l]a barricade Saint-Antoine faisait arme de tout”: bien entendu, il s’agit en l’occurrence d’une mise en abyme portant sur le processus de sursémiotisation lui-même (cf. n. 13), Hugo pointant entre les lignes la manière dont son texte fait flèche de tout bois sur le plan stylistique.

3.2 Interactions mésotextuelles: la cohérence secrète du récit hugolien

Le texte (1) pose des problèmes évidents de cohérence référentielle: en effet, il fait partie du premier livre du cinquième tome des Misérables, “La guerre entre quatre murs.” Or, ce livre est consacré aux émeutes de juin 1832, alors que les deux barricades décrites en (1) furent élevées … en juin 1848 – comme le souligne le narrateur lui-même dans le cotexte gauche immédiat:

(2) Les deux plus mémorables barricades que l’observateur des maladies sociales puisse mentionner n’appartiennent point à la période où est placée l’action de ce livre [juin 1832]. Ces deux barricades, symboles toutes les deux, sous deux aspects différents, d’une situation redoutable, sortirent de terre lors de la fatale insurrection de juin 1848, la plus grande guerre des rues qu’ait vue l’histoire.

Là où le sujet n’est point perdu de vue, il n’y a point de digression; qu’il nous soit donc permis d’arrêter un moment l’attention du lecteur sur les deux barricades absolument uniques dont nous venons de parler et qui ont caractérisé cette insurrection.

L’une encombrait l’entrée du faubourg Saint-Antoine; l’autre défendait l’approche du faubourg du Temple; ceux devant qui se sont dressés, sous l’éclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais. (Les Misérables, V, 1, 1; nous soulignons)

D1 et D2 semblent donc violer la “méta-règle de relation” édictée par Michel Charolles (1978: 31), dans un article sur la cohérence textuelle qui a fait date. En effet, il n’y a pas de congruence factuelle entre le texte (1) et son cotexte (droit et gauche), et dès lors la description des deux barricades constitue en principe une digression: [22] une fois que le narrateur en a parlé, elles sont reléguées dans l’oubli, et l’on revient à la barricade de la rue de la Chanvrerie où Marius et ses amis vont se battre en juin 1832.

(3) Seize ans comptent dans la souterraine éducation de l’émeute, et juin 1848 en savait plus long que juin 1832. Aussi la barricade de la rue de la Chanvrerie n’était-elle qu’une ébauche et qu’un embryon, comparée aux deux barricades colosses que nous venons d’esquisser; mais, pour l’époque, elle était redoutable. (Les Misérables, V, 1, 2)

D’un point de vue génétique, le texte (1) constitue également, du reste, une pièce rapportée: il a été inséré tardivement dans la trame narrative des Misérables et ne figure pas dans la version originale du roman, Les Misères. Il est donc tout à fait normal que le lecteur se demande s’il n’a pas affaire à un texte décousu, d’où le fait que le narrateur tente de prévenir cette objection en (2): “Là où le sujet n’est point perdu de vue, il n’y a point de digression; qu’il nous soit donc permis d’arrêter un moment l’attention du lecteur sur les deux barricades absolument uniques dont nous venons de parler.”

Or, la formule “Là où le sujet n’est point perdu de vue” pose problème: elle renvoie en apparence à l’isotopie de l’insurrection, mais si tel est le cas on ne voit pas pourquoi Hugo choisit d’évoquer la révolution de 1848 et de décrire ces deux barricades en particulier … Des flottements de ce genre n’étaient nullement inconnus aux critiques structuralistes de la grande époque, qui les considéraient comme des marqueurs stylistiques signalant qu’un texte donné est simultanément lisible à plusieurs niveaux différents. Pour reprendre une formule célèbre de Riffaterre (1979: 120; italiques de Riffaterre), la description des deux barricades peut être considérée comme un “immotivé de surface” qui n’est en fait qu’un “motivé autre”: ses relations problématiques avec son cotexte immédiat sont “la marque de la motivation, ou, mieux, de la surdétermination au niveau de la structure.” En clair, si l’on considère que (1) est avant tout une allégorie métatextuelle portant sur le conflit entre classicisme et romantisme, la cohérence référentielle et sémantique du texte hugolien est restituée d’un seul coup, et l’on constate bel et bien que le sujet “n’est point perdu de vue”: l’antagonisme entre esthétique classique et esthétique romantique affleure sans cesse à la surface textuelle des Misérables, et fait l’objet d’un nombre incalculable de mises en abyme (cf. Section 3.3). Le guidage du lecteur par l’auteur impliqué est parachevé comme on l’a vu (cf. Section 2) par le titre du chapitre V, 1, 1 (“La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple”). L’ensemble du dispositif est verrouillé en (2) par la formule “ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerre civile,” désignant les deux barricades: cette formule conjoint de toute évidence l’isotopie de l’art/de l’écriture et celle de l’insurrection et signale d’emblée au lecteur que (1) est un blâme au moins autant qu’un éloge.

3.3 Interactions macrotextuelles: la dimension autodialogique du récit hugolien

L’émergence d’un dispositif allégorique dans le texte (1) a clairement partie liée avec la dimension autodialogique des Misérables. En effet, (1) apparaît presqu’à coup sûr comme une allégorie autoréflexive aux yeux du lecteur parce qu’il entre en résonance à distance avec d’autres passages, épars dans le récit hugolien: ces passages sont très nombreux, et abyment tous les invariants stylistiques propres au classicisme et au romantisme. [23] On en veut pour preuve:

(a) Les descriptions successives de Javert, qui est l’incarnation même du côté normatif, rigide et cloisonnant de l’esthétique classique:

(4) Cet homme [Javert] était composé de deux sentiments très simples et relativement très bons, mais qu’il faisait presque mauvais à force de les exagérer, le respect de l’autorité, la haine de la rébellion; et à ses yeux le vol, le meurtre, tous les crimes, n’étaient que des formes de la rébellion. Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans l’état, depuis le premier ministre jusqu’au garde champêtre. Il couvrait de mépris, d’aversion et de dégoût tout ce qui avait franchi une fois le seuil légal du mal. Il était absolu et n’admettait pas d’exceptions. D’une part il disait: – Le fonctionnaire ne peut se tromper; le magistrat n’a jamais tort. – D’autre part il disait: – Ceux-ci sont irrémédiablement perdus. Rien de bon n’en peut sortir. – … Toute sa vie tenait dans ces deux mots: veiller et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu’il y a de plus tortueux au monde; il avait la conscience de son utilité, la religion de ses fonctions, et il était espion comme on est prêtre. Malheur à qui tombait sous sa main! Il eût arrêté son père s’évadant du bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l’eût fait avec cette sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu. Avec cela une vie de privations, l’isolement, l’abnégation, la chasteté, jamais une distraction. C’était le devoir implacable, la police comprise comme les Spartiates comprenaient Sparte, un guet impitoyable, une honnêteté farouche, un mouchard marmoréen, Brutus dans Vidocq. (Les Misérables, I, 5, 5)

(b) La description du sinistre boulevard de l’Hôpital, dont l’aspect symétrique et rectiligne rappelle furieusement la barricade du faubourg du Temple:

(5) Si loin que la vue pût s’étendre, on n’apercevait que les abattoirs, le mur d’enceinte et quelques rares façades d’usines, pareilles à des casernes ou à des monastères; … partout des rangées d’arbres parallèles, des bâtisses tirées au cordeau, des constructions plates, de longues lignes froides et la tristesse lugubre des angles droits. Pas un accident de terrain, pas un caprice d’architecture, pas un pli. C’était un ensemble glacial, régulier, hideux. Rien ne serre le cœur comme la symétrie. C’est que la symétrie, c’est l’ennui, et l’ennui est le fond même du deuil. Le désespoir bâille. On peut rêver quelque chose de plus terrible qu’un enfer où l’on souffre, c’est un enfer où l’on s’ennuierait. Si cet enfer existait, ce morceau du boulevard de l’Hôpital en eût pu être l’avenue. (Les Misérables, II, 4, 1)

(c) Le portrait du gamin Parisien, qui incarne évidemment le mélange des genres dans toute sa splendeur:

(6) Cet être braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons comme un bambin et des guenilles comme un philosophe, pêche dans l’égout, chasse dans le cloaque, extrait la gaîté de l’immondice, fouaille de sa verve les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule, tempère Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rhythmes depuis le De Profundis jusqu’à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu’il ignore, est spartiate jusqu’à la filouterie, est fou jusqu’à la sagesse, est lyrique jusqu’à l’ordure, s’accroupirait sur l’Olympe, se vautre dans le fumier et en sort couvert d’étoiles. Le gamin de Paris, c’est Rabelais petit. (Les Misérables, III, 1, 3)

L’interaction autodialogique à distance entre des passages comme (1), (4), (5) et (6) permet d’objectiver dans une certaine mesure les dispositifs allégoriques observables dans le récit hugolien: le statut assez particulier de ces derniers sera examiné à présent dans la dernière partie de notre étude.

4 Le statut de l’allégorie en tant qu’objet verbal

Compte tenu de tout ce qui précède, une conclusion s’impose à nos yeux: les molécules sémiques M1 et M2 sont “un construit, non un donné” (Rastier 1995: 232), de même que l’agencement stylistique dont elles font partie intégrante. En effet, l’émergence de cet agencement résulte d’une hypothèse de lecture spécifique et se trouve en définitive conditionnée par trois paramètres: (i) les différentes synergies discursives que nous avons relevées; (ii) la manière dont elles sont articulées avec l’entour verbal et pragmatique du texte hugolien; (iii) la manière dont elles sont formalisées par le lecteur des Misérables. Dès lors, l’analyste est inévitablement amené à s’interroger sur le statut exact de l’allégorie considérée en tant qu’objet verbal: comme on le verra, l’allégorie hugolienne apparaît comme une structure complexe qui n’est que partiellement objectivable et découle d’une interaction forte entre le texte et le lecteur. Nous allons essayer de montrer qu’il n’est pas possible d’éliminer cette interaction, quel que soit par ailleurs le point de vue descriptif que l’on choisit de projeter sur le récit hugolien.

4.1 L’allégorie en tant que trouvaille auctoriale

Si l’on raisonne en termes de production, l’allégorie apparaît comme une trouvaille discursive à valeur indicielle, [24] autrement dit comme la “signature” d’un auteur distinctement individué: elle sera décrite comme un fait de style local découlant d’une stratégie discursive globale, qui constitue elle-même le fruit d’une intention subjective. En l’occurrence, on peut considérer que Victor Hugo entend recourir à une allégorie pour dresser après coup un bilan critique de la révolution romantique, 30 ans après la bataille rangée qui a pimenté la première d’Hernani … De la sorte, il ne fait qu’appliquer en définitive une formule portant sur L’Homme qui rit: “Du drame dans les faits, ce livre passe au drame dans les idées” (Hugo 1970: 1264). Le dispositif allégorique observable en (1) permet en définitive d’instaurer une dialectique subtile entre inscription et “éparpillement possible” (Abraham 2002: 126) du sujet écrivant dans son propre texte: qu’est-ce à dire? En déconstruisant les préceptes qui fondent non seulement le classicisme mais aussi le romantisme, Hugo projette sur sa propre activité scripturale un point de vue partiellement autre, comme s’il la contemplait de l’extérieur: de la sorte, son ouvrage “représente son propre dépassement, ce qui le déporte … par rapport à lui-même” (Abraham 2002: 159).

Les approches “auteuristes” des faits de style complexes s’inscrivent dans une longue lignée de travaux de recherche, menés tout au long du XXe siècle par de très grands spécialistes du discours littéraire. [25] Dans les faits, elles sont le plus souvent ignorées par les tenants d’une approche linguistique plus ou moins “objectiviste” du style littéraire, en raison de leur dimension intrinsèquement herméneutique … Or, avec l’essor de la pragmatique dans les années 1990–2000, il commence à apparaître qu’elles sont à certains égards incontournables: en effet, la stratégie discursive qui sous-tend une œuvre littéraire donnée fait partie intégrante de son ancrage contextuel et locutoire (cf. Bonhomme 2005: 52, 203–219), et à ce titre elle doit être prise en considération au même titre que les paramètres liés à sa configuration strictement verbale. Certes, on peut déplorer à juste titre le psychologisme qui sous-tend une approche “auteuriste” du style, puisque des analystes comme Léo Spitzer (ou, dans un tout autre registre, Jean-Pierre Richard) prétendent reconstituer réellement les intentions ou le parcours mental des auteurs qu’ils étudient. Toutefois, cette objection n’a pas lieu d’être si l’on considère que les choix subjectifs observables dans les œuvres littéraires ne relèvent pas d’une intentionnalité réelle, mais d’une intentionnalité simulée: en clair, l’analyste n’attribue pas l’intention de créer une allégorie au Victor Hugo “actuel” (dont la conscience nous demeure à jamais inacessible), mais à un Victor Hugo possible forgé de toutes pièces – et dont on simule les intentions d’après un certain nombre d’indices disséminés dans ses œuvres littéraires, ses écrits théoriques etc. Une telle démarche “suppose d’abord de revenir réflexivement du comportement constaté à une intention vécue (telle que je pourrais la vivre), puis d’avancer une interprétation intentionnelle de ce comportement par le biais d’un acte de projection” (Bitbol 2010: 652; italiques de Bitbol). À notre avis, donc, les approches “auteuristes” du travail de stylisation impliquent nécessairement une interaction forte entre l’analyste et le texte auquel il est confronté: les implications de cette interaction seront détaillées plus loin (cf. Section 4.3).

4.2 L’allégorie en tant que propriété émergente

Si l’on choisit de se focaliser sur le fonctionnement du texte hugolien “lui-même”, sa dimension allégorique apparaît comme une propriété émergente: en effet, pour citer Claire Badiou-Monferran et Joëlle Ducos (2012: 3–4), l’allégorie est très précisément un “système émergentiste” donnant à voir “une organisation supérieure non prédictible à partir d’éléments inférieurs.” D1 et D2 se prêtent manifestement à une approche émergentiste, dans la mesure où elles articulent deux niveaux organisationnels différents sur le plan sémantique: le niveau “inférieur” comporte toutes les composantes textuelles liées à l’isotopie de l’insurrection; le niveau “supérieur” regroupe celles qui sont liées à l’isotopie de l’écriture. Le niveau supérieur dépend du niveau inférieur: si on élimine les notations qui renvoient à l’isotopie de l’insurrection, celle de l’écriture disparaît à son tour. En même temps, le niveau supérieur est autonome par rapport au niveau inférieur. En effet, une lecture allégorique du récit hugolien est la seule qui permette de restituer sa cohérence textuelle (cf. Section 3.2), mais aussi la seule à même de mettre en évidence le rapport qui relie D1 et D2 (cf. n. 12, 28): celles-ci semblent arbitrairement juxtaposées en (1) si l’on s’en tient à une lecture strictement littérale … Or, l’ambivalence du rapport qui relie en l’occurrence niveau supérieur et niveau inférieur est typique des systèmes émergentistes: “All emergence involves macro-level phenomena that (1) arise from and depend on some more basic, micro-level phenomena, and yet (2) are simultaneously autonomous from that micro-level base on which they depend” (Bedau 2010: 47).

Pour décrire dans le détail l’allégorie hugolienne en tant qu’émergence de propriétés sémantiques nouvelles, nous allons nous appuyer sur un article de Paul Humphreys (1997), repris et commenté par Michel Bitbol (2010: 641–644). Soit donc deux niveaux d’organisation i et j, i étant inférieur à j. Dans le cas du texte (1), i correspond à l’isotopie de l’insurrection, j à l’isotopie de l’écriture. Les traits sémiques liés à l’isotopie de l’insurrection dans D1 sont assimilables (cf. Figure 3) à des propriétés pi1, pi2 … pin du niveau i qui fusionnent, engendrant ainsi une propriété Pj du niveau supérieur j: cette propriété, c’est l’émergence de l’isotopie /esthétique romantique/. Pour reprendre une formule de Michel Bitbol (2010: 642), il s’agit là d’un “processus d’émergence forte, fusionnelle,” découlant directement des interactions qui se développent entre les composantes du niveau i: qu’est-ce que cela signifie? Le fait que D1 actualise l’isotopie /esthétique romantique/ est une propriété purement relationnelle, puisque cette isotopie repose sur l’articulation des différents traits sémiques liés (au départ) à l’isotopie de l’insurrection.

Figure 3: Émergence fusionnelle et naissance de propriétés sémantiques de niveau supérieur.
Figure 3:

Émergence fusionnelle et naissance de propriétés sémantiques de niveau supérieur.

La propriété Pj donne naissance à une propriété P*j selon une évolution réglée: en l’occurrence, l’émergence de l’isotopie /esthétique romantique/ dans D1 (propriété Pj) conditionne l’émergence de l’isotopie /esthétique classique/ dans D2 (propriété P*j): si la première partie du texte (1) est une mise en abyme, la deuxième acquiert dès lors elle aussi une dimension métatextuelle, d’autant que les représentations métatextuelles du romantisme et du classicisme sont systématiquement couplées dans Les Misérables. [26] Une fois qu’elle a émergé, la propriété P*j du niveau j se divise en une paire de nouvelles propriétés p*i1 et p*i2 du niveau i: dans le cas du texte hugolien, cela signifie que l’on voit ressortir au niveau i des traits sémiques liés à l’isotopie de l’insurrection jusque là non perceptibles, et qui sont actualisés parce qu’ils renvoient en même temps à l’isotopie de l’esthétique classique. On parlera en l’occurrence de “submergence forte, fissionnelle” (Bitbol 2010: 642; italiques de Bitbol): ainsi par exemple la formule “surface grise” actualise ipso facto dans ce cadre les sèmes /aspect inexpressif/, /aspect monotone/, /absence de relief/, /platitude/, qui ne sont mis en avant que parce qu’ils caractérisent en vérité l’esthétique classique: sinon, on ne les verrait même pas …

Une approche émergentiste de l’allégorie hugolienne se situe dans la lignée du structuralisme de la grande époque: elle revient à envisager les textes littéraires comme des entités autonomes, dotées de propriétés intrinsèques et capables de s’auto-organiser. [27] Le dispositif en Π reconstitué dans la Figure 3 présente du reste des similitudes frappantes avec le schéma de fonctionnement d’une allégorie proposé par le Groupe μ dans Rhétorique générale (Figure 4).

Figure 4: Schéma de bi-isotopie allégorique.
Figure 4:

Schéma de bi-isotopie allégorique.

Dans la terminologie du Groupe μ, les “transformats” d’une allégorie correspondent aux éléments allégorisants (le niveau i dans la Figure 3), et les “transformés” aux éléments allégorisés (le niveau j). Les rhétoriciens du Groupe μ (1982 [1970]: 138) affirment donc que les relations pertinentes entre les composantes d’une allégorie se situent au niveau des transformés, et non point des transformats: cela revient à dire qu’ils perçoivent l’allégorie en tant que figure comme un enchaînement de propriétés émergentes du niveau j, qui rejaillissent ensuite sur les différentes composantes du niveau i. Comme ils le soulignent, ceci arrive parce que l’ordre sémantique des transformats est faible, et doit être subordonné à l’ordre fort des transformés: il n’est pas pertinent de dire que le lion gouverne les animaux, mais il est pertinent de dire que le roi gouverne ses sujets. [28]

Il existe toutefois une différence essentielle entre le point de vue descriptif développé par les stylisticiens structuralistes des années 1970 et le nôtre: quelle est cette différence? À des titres divers, les théoriciens du structuralisme considèrent que les faits de style complexes impliquant des interactions holistiques sont pleinement objectivables, et existent de ce fait indépendamment de la perspective observationnelle que l’on projette sur un texte donné. [29] Or, un examen plus attentif de D1 et de D2 montre qu’il n’en est rien … En effet, la description du dispositif que nous avons reconstitué est à certains égards le fruit d’une prophétie autoréalisatrice: elle repose sur une hypothèse de lecture forte qui nous a permis de nous orienter dans le texte hugolien en suivant “de[s] sentiers qui n’existent que dans la mesure où on les trace en marchant” (Varela et al. 1993: 278). Une fois repérées dans D1 les premières composantes textuelles qui actualisent à coup sûr (des sèmes reliés à) l’isotopie de l’esthétique romantique, il y a “présomption d’isotopie” (Rastier 1996 [1987]: 82). Cette présomption constitue un fil directeur qui oriente de façon décisive la réception du texte hugolien: elle permet au lecteur d’actualiser dans un deuxième temps, y compris après coup en reprenant D1 depuis le début, un certain nombre de sèmes liés à l’esthétique romantique, par le biais d’un “processus d’assimilation” (1996 [1987]: 82) purement émergentiste. Ainsi, l’orientation isotopique globale de D1 est vraisemblablement confirmée une fois pour toutes à hauteur de “[c]’était grand et c’était petit.” À ce moment précis, le lecteur revient en arrière et rattache (définitivement) à l’isotopie de l’esthétique romantique des notations comme “immense souffrance agonisante” (sème /déchaînement passionnel/), “immense déchirure” (sèmes /souffrance/, /traumatisme/), “l’improvisation du bouillonnement” (sèmes /déchaînement passionnel/, /absence de ligne directrice/), “monstrueuse” (sème /marginalité/) etc. En même temps, il commence à virtualiser (cf. Rastier 1996 [1987]: 81) les sèmes qui sont incompatibles avec l’isotopie de l’esthétique romantique: si l’on s’en tient à notre hypothèse de lecture initiale, “monstrueuse” ne convoque pas dans ce co(n)texte des sèmes comme /criminalité/, /dépravation/ ou /opprobre moral/ … Dès lors, il appert que l’allégorie hugolienne est un objet complexe dont l’émergence est le fruit d’un “voir comme” spécifique, parce que la manière dont on interprète D1 et D2 influe nécessairement sur leur configuration sémique: “ce n’est pas seulement la récurrence de sèmes donnés qui constitue l’isotopie, mais la présomption d’isotopie qui permet d’actualiser des sèmes, voire les sèmes” (Rastier 1996 [1987]: 82; italiques du texte). Il importe donc au plus haut point (à notre avis) de penser l’émergence de l’allégorie hugolienne dans un cadre épistémologique non dualiste, en se focalisant sur l’interaction entre le lecteur et les molécules sémiques qu’il met au jour: c’est ce à quoi nous allons à présent nous attacher.

4.3 La dimension”interfaciale” de l’allégorie

Si l’on raisonne en termes de réception, en mettant l’accent sur l’interaction entre le texte hugolien et l’analyste, l’ensemble [M1 + M2] apparaît comme un “objet flou” (Cusimano 2012: 130), dont le statut épistémologique est fondamentalement hybride. Certes, la lecture allégorique que nous avons proposée s’appuie sur des données textuelles et des instructions métatextuelles très précises, qui limitent considérablement la marge de manœuvre de l’analyste sur le plan interprétatif; elle n’en fonctionne pas moins comme une prophétie autoréalisatrice, puisque le choix même de s’engager dans un parcours isotopique donné implique la mise en relief de certains sèmes au détriment d’autres. De surcroît, M1 et M2 forment un système de renvois multidirectionnels qui aurait pu être reconstitué autrement: les interactions qui se développent entre ses composantes, mais aussi ses rapports avec le cotexte qui l’englobe, auraient pu faire l’objet de formalisations différentes, fussent-elles (probablement) homomorphes à la nôtre. Enfin, la distinction que nous avons établie entre deux niveaux sémantiques différents (niveau i: sens “littéral,” isotopie de l’insurrection / niveau j: sens “figuré,” isotopie de l’écriture) est sujette à caution: elle constitue une formalisation qui demeure – peut-être – à certains égards trop réductionniste … En effet, on pourrait à bon droit soutenir que l’interpénétration du “littéral” et du “figuré” en (1) est si parfaite qu’il n’y a pas lieu de distinguer deux niveaux de sens distincts, dont l’un serait hiérarchiquement subordonné à l’autre. [30]

Si l’on prend en considération tous ces paramètres, il appert que l’allégorie hugolienne n’est ni entièrement inhérente au texte des Misérables ni arbitrairement créée par le lecteur: elle se situe plutôt sur la ligne de démarcation qui sépare texte et lecteur et les fait co-émerger en tant que pôles d’une activité cognitive d’ordre symbolique qui se présupposent mutuellement (pas de lecteur sans texte, pas de texte sans lecteur). En termes purement épistémologiques, le dispositif allégorique que nous avons reconstitué a donc une dimension “interfaciale” (Bitbol 2010: 455): il comporte bien entendu “une part de nécessité interne” (2010: 455), parce qu’il est lié à des constantes textuelles mutuellement corrélées d’une manière ou d’une autre; il comporte aussi, toutefois, “une part de contingence” (2010: 455), dans la mesure où il n’apparaît que si (et seulement si) on soumet les corrélations observées à une formalisation particulière, en les rattachant à des données extratextuelles et en les intégrant dans un dispositif forgé de toutes pièces, dont rien ne garantit la validité de façon définitive et univoque. En somme, il permet de faire émerger des structures “risquées parce que rien n’empêche que les anticipations qu’elles suscitent soient déçues” (Bitbol 2010: 456; italiques de Bitbol). Une telle approche de l’allégorie implique donc tout un questionnement philosophique sur la nature des objets complexes en général et notre manière de les appréhender: de fait, elle est inspirée des travaux épistémologiques qui ont remis en question le dualisme sujet/objet, notamment dans le domaine de la biologie et de la mécanique quantique (cf. par example Varela et al. 1993; Bitbol 1998, 2010).

5 Conclusion: un événement

Compte tenu de tout cela, une évidence s’impose nous semble-t-il: les agencements discursifs complexes comme l’allégorie hugolienne ne sont pas à proprement parler des objets verbaux impénétrables aux contours nettement délimités; ils doivent plutôt être appréhendés comme des événements qui surviennent si (et seulement si) un texte donné est envisagé par un observateur donné sous un angle spécifique qui fait émerger certains types de relations entre ses composantes et leur entour verbal et pragmatique. Ces événements doivent par définition être étudiés dans le cadre d’une démarche méthodologique mixte, à la fois ouverte et dialogique: il s’agit de conjoindre la précision technique qui caractérise les sciences du langage avec la flexibilité et la puissance heuristique propres aux approches herméneutiques du discours littéraire. Une telle stratégie permet en fait d’aborder les œuvres d’art verbales avec une certaine liberté de réflexion, sans s’encombrer de catégorisations inutiles, de limitations stériles, de partages de territoire purement sociologiques, d’interdits institutionnels absurdes et de techniques d’analyse figées: l’esprit à la fois contestataire, créatif et rigoureux du texte hugolien demeure plus que jamais à nos yeux l’exemple à suivre.

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Published Online: 2016-10-4
Published in Print: 2016-11-1

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