Abstract
The Saturnalia of Poetry in The Gay Science. In 1882, The Gay Science was the first of Nietzsche’s works to include a large number of poems by the philosopher, a practice he owned up to in 1887 with the addition of Songs of Prince Vogelfrei. However, whether the texts are prose or poetry, the author never fails to parody, criticize – or even condemn – the artists and their art. The aim of this contribution is to highlight the role played by the simultaneity of such criticism and poetic practice: to reverse the ancillary position that poetry has held since the advent of theoretical optimism and, in so doing, to redefine its nature, role and status. This key step marks the transition from theory to practice in Nietzsche’s project of transvaluation.
Tout lecteur de Nietzsche est coutumier des affirmations contradictoires, lapidaires ou déconcertantes. Tout lecteur soucieux de bien lire Nietzsche sait combien elles exigent une attention accrue : les apories résistent rarement à l’analyse méticuleuse et indiquent souvent une nuance capitale. En la matière, le traitement de la poésie dans Le Gai savoir (1882–87) est paradigmatique. À plusieurs reprises, Nietzsche réserve aux poètes une sentence sévère et ce, dès le premier aphorisme : « Les poètes […] furent toujours les valets de chambre d’une morale ou d’une autre » (FW 1).[1] Le lecteur pourrait s’attendre, après une telle condamnation, à ce que la poésie disparaisse définitivement – en théorie et en pratique – des ouvrages nietzschéens, à plus forte raison du Gai savoir, qui se présente et s’affirme comme un renversement radical.
« ‹Gai savoir› : cela veut dire les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue oppression […] et qu’envahit soudain l’espoir, l’espoir de la santé, l’ivresse de la guérison » (FW, Avant-propos 1). Pourtant, l’œuvre inclut un recours inédit à la pratique poétique et une revendication sans commune mesure du statut de poète – les Chansons du Prince Vogelfrei sont bien le fait d’« un poète [qui] tourne tous les poètes en ridicule » (FW, Avant-propos 1). Non content d’adjoindre des poèmes à sa prose en 1882,[2] le philosophe renchérit en 1887 et choisit, pour nommer son nouvel appendice poétique, un titre significatif. La part des poèmes revisités des Idylles de Messine[3] s’intitule désormais Chansons du Prince Vogelfrei.[4] Si le statut de prince – qu’il règne ou soit destiné à régner – est déjà opposé à celui de valet, Nietzsche associe en outre explicitement la notion de « vogelfrei »[5] à celle d’esprit libre. Les deux qualificatifs, qui servent de masque au philosophe, le situent – selon ses propres termes – par-delà la morale. « À l’époque, je m’étais baptisé moi-même ‹esprit libre›, ou ‹le Prince Vogelfrei› ; et celui qui m’eût demandé : où donc habites-tu en vérité ? Je lui aurais répondu ‹peut-être par-delà bien et mal, et nulle part ailleurs› » (Nachlass 1885, 40[59], KSA 11.657).
Il est curieux qu’une poésie placée sous la houlette de la morale dès les premières pages puisse paradoxalement être le lieu d’expression privilégié – pour ne pas dire exclusif –, de la figure de l’esprit libre. En effet, le Prince Vogelfrei, comme Zarathoustra et à la différence d’autres masques nietzschéens (Dionysos, le crucifié), ne s’exprime jamais que poétiquement.[6] Comment comprendre que la poésie puisse être au service de la morale et, paradoxalement, si intimement liée à l’indépendance d’esprit, vertu chère à Nietzsche ? Pourquoi la condamner en théorie et lui réserver, en pratique, une place capitale au sein d’un ouvrage destiné au renversement ? Car Nietzsche, tout en déployant son art poétique, ne cesse de déplorer le recours à ce dernier et multiplie les attaques ad hominem. « N’est-ce pas une chose extrêmement plaisante que de voir les philosophes les plus sérieux, si sévères qu’ils soient le reste du temps avec toute certitude, en appeler sans cesse à des sentences de poètes pour assurer force et crédibilité à leur pensée ? » (FW 84)
Le philosophe en veut pour preuve… une sentence de poète. Et pas n’importe laquelle, celle qui place ce dernier du côté de la morale : « Car comme le dit Homère : ‹Ils mentent beaucoup, les aèdes !› » (FW 84). Moins que le recours à la poésie de la part des philosophes donc, c’est un certain usage que Nietzsche récuse : celui qui consiste à mettre cet art du langage au service de la morale, alors même qu’il se situe précisément – l’auteur ne cesse de l’indiquer – par-delà bien et mal. Pour le lecteur qui manquerait l’ironie de la tournure et le propos, l’ouvrage abonde en références[7] ou citations poétiques,[8] et use constamment du rythme et de la rime[9] pour traiter ou soutenir les idées qu’il expose. Comment faut-il comprendre, somme toute, que Nietzsche contredise en pratique les critiques théoriques qu’il formule au sujet de la poésie ? Pourquoi recourir à un art dont il ne cesse de récuser l’usage par la philosophie ? En définitive que fait poétiquement le philosophe ? Nous souhaiterions montrer que la pratique poétique de Nietzsche dans Le Gai savoir vise à renverser la position à laquelle est soumise la poésie depuis l’avènement de la philosophie. Ces contradictions de surface servent à mettre en évidence le hiatus entre les potentialités de l’art poétique et son usage effectif, usage qui repose notamment sur une interprétation moralisante de l’art. L’exercice, loin de se limiter à un pur jeu théorique ou esthétique, consiste à inhiber et rendre caduque durablement la position ancillaire qui échoie à la poésie depuis le changement de paradigme institué par Socrate et Platon, et qui participe à soutenir l’optimisme théorique et ses effets sur l’humanité. Or ce renversement ne peut advenir sans étapes : Nietzsche, par une articulation savante de la théorie et de la pratique poétiques, métamorphose au fil de l’ouvrage le statut et le rôle du poète, jusqu’à offrir à cet artiste du langage une indépendance et une fonction inédites. Ce faisant, il le prépare à légiférer, et non plus seulement à obéir, ouvrant ainsi la voie à Zarathoustra.
Du poète « valet de chambre » au négateur
L’originalité de la critique de la position ancillaire du poète relativement à la morale dans le Gai savoir tient moins à sa nature qu’à son positionnement dans l’ouvrage. En effet, dès La Naissance de la tragédie (1872), Nietzsche ne cesse de lier l’émergence de la philosophie à la subordination de la poésie à la dialectique[10] – et ce faisant, à la disparition de l’esprit tragique. Mais tandis qu’il s’agissait d’une conclusion dans les ouvrages précédents, Le Gai savoir s’ouvre sur ce problème et en dresse les contours. Le devant de la scène est occupé, depuis l’avènement de l’optimisme théorique, par un type spécifique : les « fondateurs de morales et de religions », les « théoriciens du but de l’existence » (FW 1). Ceux-ci s’évertuent, par tous les moyens possibles, à faire perdurer le spectacle « en favorisant la foi en la vie », en rendant l’existence digne d’être vécue. À grand renfort d’illusions, de falsifications, de mises en scène et d’artifices, ces héros déterminent des sujets d’intérêts, des raisons de prendre la vie au sérieux.[11] Or, si Nietzsche insiste sur le caractère vital de cette mise en scène,[12] il imagine un avenir où, ayant « ‹pris conscience› d’elle-même », la comédie de l’existence cessera, où rire et sagesse seront liés, où il ne restera plus « qu’un ‹gai savoir› » (FW 1). Tout l’enjeu consiste donc à déterminer comment en finir avec la grande comédie européenne et, corrélativement, comment affaiblir ce et ceux qui la renforcent. Deux maux qu’elle occasionne font ici l’objet d’une mise en relief : l’instauration de sujets de sérieux n’ayant d’intérêt que celui qui leur est concédé, et la formation corrélative de « croyants », d’« animaux fantastiques ». La poésie, bien qu’uniquement « sous forme de machinerie et de coulisses », joue nommément un rôle dans ce processus : elle se met au service « d’une morale ou d’une autre » (FW 1). Extrêmement efficace dans ce cadre, elle bénéficie d’une puissance contraignante sans commune mesure, ce que Nietzsche prend soin de mettre à nu dans l’aphorisme dédié à sa réflexion sur l’origine de la poésie. « [L]e rythme est une contrainte », il exerce une « domination élémentaire » sur l’homme (FW 84). Aussi, renverser la fonction de la poésie pourrait consister à retourner cette puissance du rythme contre la morale en vigueur ce que, précisément, Nietzsche s’attelle à mettre en œuvre dans son expérience poétique comme s’attachera à le montrer le développement par la suite. Or si le philosophe se bornait à placer le pouvoir de l’art au service de la réévaluation, il cantonnerait la pratique au servage, à la manière de ceux qu’il dénonce. Il faut, pour comprendre, être attentif, pour comprendre, aux nuances de la pratique nietzschéenne, à la forme et au ton de la poésie dans Le Gai savoir, ainsi qu’à la façon dont ils sont justifiés. Si les théoriciens du but de l’existence instaurent sans relâche de nouveaux sujets de sérieux, c’est dans la mesure où aucun n’est immuable. Sans qu’une intervention ne soit nécessaire, les valeurs finissent toujours par révéler leur caractère relatif et chimérique. Quatre facteurs sont cités dans le processus de déclin des « buts de l’existence » : le temps – qui conditionne les autres facteurs dans la mesure où ceux-ci n’agissent « qu’à la longue » (FW 1) –, « le rire, la raison et la nature ».[13] Or Nietzsche va s’appliquer à montrer que trois de ces éléments[14] sont intimement liés à la pratique poétique. Ce faisant, il ne se contente pas de réaffirmer l’efficacité de la poésie pour combattre les valeurs, mais précise qu’elle est la plus apte à mener cette guerre. Le renversement ne se borne plus simplement à retourner sa fonction, il permet de la redéfinir – et met ainsi d’autant plus en relief le caractère pervers de son servage moral. Nietzsche indique en premier lieu combien la poésie est liée, dès l’origine, à la question du temps (1). Parmi ses effets, il mentionne le pouvoir supposé de « contraindre l’avenir » (FW 84). « Dès que la formule est prononcée, exacte dans sa lettre et dans son rythme elle enchaîne l’avenir : mais la formule est l’invention d’Apollon, qui comme dieu des rythmes peut aussi lier les déesses du destin. » En versifiant, le poète influerait sur le cours des événements. Il ne s’agit pas seulement d’une croyance antique aux yeux de Nietzsche : le langage forme le monde interprétatif – nommer, c’est interpréter. Ce pouvoir d’informer l’environnement de la poésie est renforcé par la puissance rythmique et l’apparence de vérité et de rationalité (2) que celle-ci confère aux vers – c’est à ce titre qu’elle est intimement liée à la raison.
[A]ujourd’hui encore, après un travail de plusieurs millénaires pour combattre cette superstition, même le plus sage d’entre nous se transforme à l’occasion en dément du rythme, fût-ce simplement en ce qu’il ressent une pensée comme plus vraie lorsqu’elle a une forme métrique et qu’elle s’avance sur un hop-la-la divin (FW 84).
Si l’art poétique a été réduit au statut d’instrument des valeurs, c’est précisément grâce à sa capacité d’intensification du sentiment de vérité : il s’oppose intrinsèquement à la naturalité, donc à l’irrationalité de la vie.[15] Cette caractéristique fait « la fierté de l’homme ; c’est grâce à elle qu’il aime l’art en tant qu’expression d’une non-naturalité, d’une convention élevée » (FW 80). L’art poétique est donc le meilleur allié pour entrer en guerre contre les valeurs régnantes pour les raisons mêmes qui en ont fait l’instrument le plus efficace pour les introniser. Mais Nietzsche ajoute à cela un dernier élément capital justifiant que seule la poésie puisse s’adonner au discrédit des « buts de l’existence » : le rire (3). « Rire signifie : prendre plaisir au malheur d’autrui, mais avec bonne conscience » (FW 200). L’indissociabilité du rire et de la bonne conscience est le socle sur lequel repose le renversement de la fonction de la poésie. En effet, dans la pratique artistique du langage – dans la reconnaissance de son caractère fictionnel donc, seule fidèle à sa nature –, un unique élément distingue le menteur du poète. « Poètes et menteurs. – Le poète voit dans le menteur son frère de lait qu’il a privé de son lait ; et aussi ce dernier est-il demeuré misérable et n’est-il même pas parvenu à la bonne conscience » (FW 222).
La poésie assure l’accession à la bonne conscience – prérequis du rire donc – en tant que pratique artistique[16] et, à ce titre, en tant que phénomène amoral. En d’autres termes, elle est le seul recours langagier par lequel peuvent s’exprimer pleinement les bénéfices du rire, c’est-à-dire qu’elle est la seule en mesure d’endiguer avec une telle force les valeurs régnantes. Ceci explique que la dérision, l’ironie, la parodie ou le burlesque s’expriment très majoritairement – pour ne pas dire exclusivement – chez Nietzsche sous forme poétique – comme l’ont noté plusieurs commentateurs,[17] et qu’ils ne soient jamais associés à une antithèse de la tragédie.[18] Nietzsche identifie ainsi, entre les lignes, le véritable ennemi de l’esprit tragique : non le rire, la gaieté, mais l’optimisme de la science, la morale, et le sérieux dont elles se nimbent.[19] Aussi, l’association des vertus correctrices du rire à celles curatives[20] de la poésie s’avère redoutable pour contrer les « théoriciens du but de l’existence ». Nietzsche entreprend donc de multiplier les poèmes destinés non plus à soutenir les valeurs ascétiques, mais à les railler : « Unseren Tugenden auch soll’n leicht die Füsse sich heben: / Gleich den Versen Homer’s müssen sie kommen und gehn! » (FW, Plaisanterie 5, KSA 3.354);[21] « Nah hab den Nächsten ich nicht gerne: / Fort mit ihm in die Höh und Ferne! » (FW, Plaisanterie 30, KSA 3.359);[22] « Roll’ selig hin durch diese Zeit! / Ihr Elend sei dir fremd und weit! » (FW, Plaisanterie 63, KSA 3.367);[23] « Mitleid soll Sünde für dich sein! » (FW, Plaisanterie 63, KSA 3.367).[24] L’exercice est plus évident encore en 1887 avec les Chansons du Prince Vogelfrei. Tour à tour, le poète s’attaque aux grands motifs de sérieux : la vérité et la raison (Im Süden), la piété (Die fromme Beppa), l’amour et le sacrifice (Lied eines theokritischen Ziegenhirten), la sagesse (Narr in Verzweiflung), la morale (An den Mistral) … Loin d’être exhaustive, cette liste témoigne du minutieux travail de sape axiologique engagé dans l’art poétique nietzschéen. Retournant la puissance des vers contre les spoliateurs, le philosophe fait passer la poésie du statut d’instrument de la morale à celui d’outil d’émancipation axiologique. Un indice de ce changement d’allégeance est transmis au lecteur dès 1882 par le titre du Prélude en rimes allemandes – Plaisanterie, ruse et vengeance – emprunté à un Singspiel de Goethe rédigé en 1790. Le texte d’origine narre la revanche prise par deux protagonistes lésés de leur héritage sur celui qui les en a dépouillés. C’est bien ce dont il est question dans cette ouverture : se réapproprier le bien spolié (une position indépendante et centrale) par un bénéficiaire illégitime (les « théoriciens du but de l’existence »). Dans Le Gai savoir, Nietzsche entreprend de renverser la tendance : la poésie n’est plus là désormais pour soutenir, mais pour accompagner au contraire un travail de destruction des sujets de sérieux. Pour autant, elle ne change pas d’allégeance. Les précisions théoriques données au fil des aphorismes visent à redessiner les contours de sa pratique et de sa nature : fondamentalement par-delà bien et mal, la poésie ne peut ni ne doit être mise au service d’« une morale ou d’une autre ». Son recours pour saper l’autorité morale est ainsi distingué d’un pur usage instrumental, et par-là même justifié.
Du poète « pitre à grelots » à l’émancipateur
Et peu importe le nom que l’on donne à tous ces doit et à tous ces donc et qu’on leur donnera encore à l’avenir ! (FW 1)
Si le recours à la vertu dissolvante de la poésie sur l’axiologie dominante est une étape nécessaire, elle n’est pas suffisante. Certes, la victoire des valeurs ascétiques est totale. Mais leur déclin est déjà amorcé : nul motif de sérieux n’est voué à perdurer. Les valeurs comptent donc moins que le mécanisme à l’œuvre derrière leur établissement, raison pour laquelle « l’ensemble du processus – théâtre, public et poète compris – […] devient […] le véritable spectacle tragique et comique, de sorte que la pièce que l’on joue n’a quant à elle que peu d’importance » (FW 1). Or, si de nouveaux motifs de sérieux réapparaissent inlassablement, c’est que le besoin de croyance a été rendu vital par l’habitude, en d’autres termes, incorporé. «[L]’homme doit de temps en temps croire qu’il sait pourquoi il existe, son espèce ne peut prospérer sans avoir périodiquement confiance en la vie ! Sans croire à la rationalité de la vie ! » (FW 1).
Cet « instinct de faiblesse » (FW 347) offre, selon Nietzsche, une « échelle de mesure » de la force des individus.[25] Mais s’il existe des degrés inférieurs caractérisés par un fort besoin de croyance, le philosophe postule la présence, à l’autre bout du spectre, d’hommes dénués de cette nécessité instinctive – ceux que Nietzsche baptise les esprits libres : « on pourrait penser un plaisir et une force de l’auto-détermination, une liberté de la volonté par lesquelles un esprit congédie toute croyance, tout désir de certitude » (FW 347). Puisque l’art peut soutenir l’émergence et le rayonnement d’un type faible, mû par le besoin de certitude, tout le problème est désormais de travailler au développement d’un art contraire – « pour artistes » (FW, Avant-propos 4) –, qui bénéficierait à l’épanouissement d’esprits libres, de créateurs. Ce recours à l’art est d’autant plus justifié que les artistes et les poètes sont déjà souvent, face aux croyances partagées par le plus grand nombre, « des déserteurs » (FW 76). En effet, le besoin de certitude n’est aucunement lié à un quelconque désir de vérité – raison pour laquelle il est inutile de raisonner quant aux valeurs[26] – mais correspond plutôt à un désir instinctif de stabilité. Sous l’impulsion de celui-ci, le corps assimile tous types de croyances, les incorpore de sorte qu’elles deviennent régulatrices. Cette contrainte constitue pour Nietzsche l’antagonisme radical de la folie. « Ce ne sont pas la vérité et la certitude qui constituent l’opposé du monde du fou, mais l’universalité et le caractère absolument contraignant d’une croyance, bref l’absence de caprice dans le jugement » (FW 76).
Or c’est chez les artistes, et plus particulièrement les poètes, « que fait irruption le véritable plaisir de la folie, en raison du tempo si gai qu’elle possède ! » (FW 76). Les aèdes seraient donc potentiellement le type le plus prompt à donner naissance à des esprits libres – à plus forte raison dans la mesure où Nietzsche assimile l’entièreté du monde à un poème[27] et, corrélativement, l’acte d’interpréter à celui de poétiser.[28] La figure du poète ne se réduit donc pas à l’acteur d’une pratique poétique, mais renvoie à un type plus large, que Nietzsche nomme également « contemplatif », c’est-à-dire à ceux qui ne cessent « de construire réellement quelque chose qui n’existe pas encore » (FW 301). Malheureusement, la réduction de la poésie à un rôle accessoire empêche l’épanouissement de ces hommes.[29] Ils aspirent dès lors à une autre position, comme en témoigne selon Nietzsche le Jules César de Shakespeare. Le philosophe interprète en effet la figure de Brutus comme reflet d’une soif d’indépendance – aspiration qui, du reste, peut demeurer inconsciente, étrangère au créateur.[30] La poésie joue ainsi le rôle de révélateur : elle dévoile un désir infra-conscient d’émancipation, d’invitation à une grandeur qui outrepasse le champ restreint de sa pratique et aspire à s’étendre « dans la philosophie de l’action et de la vie » (FW 98). Si l’ensemble du monde est un poème, l’exercice poétique exige une radicalité dont elle est, pour l’heure, privée : « nous, nous voulons être les poètes de notre vie, et d’abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes » (FW 299). Il est donc capital de congédier le pitre à grelots, « suffisant, pathétique, importun » (FW 98), de sortir en d’autres termes du carcan de la philosophie. « ‹S’il connaît son époque, je connais ses lubies, – dehors, le pitre à grelots !› – lance Brutus. Que l’on retraduise cela dans l’âme du poète qui l’écrivit. »
Pour ce faire et agir non plus sur les valeurs incorporées mais sur le besoin de croyance lui-même, Nietzsche ne peut simplement substituer un socle axiologique à un autre – raison pour laquelle l’entreprise est jugée si dangereuse.[31] C’est pourquoi la poésie du Gai savoir se caractérise par l’absence radicale d’idéaux. Sa seule proposition est un horizon dégagé, une invitation à chercher en soi des perspectives nouvelles. Véritable Leitmotiv du Prélude en rimes allemandes, l’invitation à découvrir son propre idéal imprègne un très grand nombre de textes : « Wo du stehst, grab tief hinein! / Drunten ist die Quelle! » (FW, Plaisanterie 3, KSA 3.353).[32] Le vade-mecum est un « vadetecum » : « Geh nur dir selber treulich nach: – / So folgst du mir – gemach! gemach! » (FW, Plaisanterie 7, KSA 3.354).[33] Les exemples sont légion : « ‹Kein Pfad mehr! Abgrund rings und Todtenstille!› » (FW, Plaisanterie 27, KSA 3.359).[34] Nul chemin n’est balisé ici. La structure même des Chansons du Prince Vogelfrei témoigne des deux directions poétiques prises successivement par Nietzsche. Le recueil est constitué de quatorze poèmes dont deux chants d’ouverture. Les huit suivants sont consacrés à la parodie des valeurs, les quatre derniers à l’exposition d’un espace vide. Le premier temps consiste donc à la négation, le second à la création. Mais il s’agit d’une proposition sans proposition, d’une invitation sans point de rendez-vous… L’importance des lieux et du mouvement en témoigne au fil des poèmes. Im Süden marque une première étape : le narrateur est à l’arrêt, il se repose. Tout indique néanmoins que cette « pause » suit un mouvement important : « Wo bin ich doch? Ach, weit! Ach, weit! » (FW, Dans le Sud, KSA 3.641).[35] Si une direction est donnée, aucune destination précise n’est évoquée : « Nach Süden flog ich über’s Meer. »[36] Pire encore, la destination – le but – est précisément interprétée comme ce qu’il s’agit de ne pas rejoindre trop vite : « Vernunft! Verdriessliches Geschäfte! / Das bringt uns allzubald an’s Ziel! »[37] En d’autres termes, le salut est dans le mouvement. Il s’agit donc moins de rejoindre le Sud à proprement parler que d’aspirer à l’ailleurs, sentiment préalable au travail de sape qui suivra dans le recueil. Mein Glück! annonce une nouvelle étape. Le poème est situé à Venise, sur la place Saint-Marc, mais prédit de nouveaux mouvements. Le narrateur aspire déjà, craintivement, à d’autres cieux : « Du stilles Himmels-Dach, blau-licht, von Seide, / Wie schwebst du schirmend ob des bunten Bau’s, / Den ich – was sag ich? – liebe, fürchte, neide … » (FW, Mon bonheur !, KSA 3.648).[38] Le Sud n’est définitivement pas une destination mais bien une contreproposition. Le départ est pris dès le poème suivant, Nach neuen Meeren : « Dorthin – will ich; und ich traue / Mir fortan und meinem Griff. / Offen liegt das Meer, in’s Blaue / Treibt mein Genueser Schiff » (FW, Vers de nouvelles mers, KSA 3.649).[39] Comme le note Marie Wokalek dans son étude détaillée des cinq versions du poème (dont la première remonte à l’été 1882), l’une des transformations les plus frappantes est l’indétermination croissante de l’espace d’action, la perte progressive de tout repère et de toute stabilité.[40] L’autrice le souligne encore, il est possible de lire là la révolte contre une conception divinisée – donc morale – du monde. L’aspiration à une vie animée, en mouvement, est réaffirmée avec force dans An den Mistral. Là encore, le narrateur veut bondir, galoper, dévaler les monts, il se précipite, court, danse … Tout invite à faire place nette, chasser, effaroucher, vider, rendre limpide, comme le note notamment l’analyse détaillée de Stavros Patoussis : le Mistral est un phénomène amoral à effet cathartique, purifiant.[41] « Lösen wir die ganze Küste » (FW, Au Mistral, KSA 3.651),[42] « Jagen wir die Himmels-Trüber, / Welten-Schwärzer, Wolken-Schieber, / Hellen wir das Himmelreich! » (FW, Au Mistral, KSA 3.651).[43] La poésie de Nietzsche aspire à des ciels purs, aux départs, aux horizons ouverts. En d’autres termes, il ne s’agit plus de proposer de nouveaux idéaux, mais de faire place nette pour que chacun puisse découvrir son propre chemin et, ce faisant, se découvrir. Le philosophe-poète se distingue ainsi radicalement – malgré un recours apparent à la poésie pour soutenir sa philosophie – des fondateurs de religion. Il n’est jamais question d’instaurer de nouveaux sujets de sérieux, mais bien de les supprimer. L’objectif est clair : préparer le terrain aux esprits libres, favoriser à la fois leur émergence et leur épanouissement. Aussi, la poésie de Nietzsche dans le Gai savoir vise l’émancipation axiologique, laquelle passe autant par une décrédibilisation des valeurs régnantes que par le renforcement des individus grâce à la conquête de leur indépendance. C’est ainsi que Nietzsche, non content de renverser le statut de la poésie en lui conférant un rôle émancipateur et non plus castrateur, se distingue d’un recours à cette dernière comme servante de la/sa philosophie. L’art poétique nietzschéen entraîne « à se tenir sur des cordes et des possibilités légères et même à danser jusque sur le bord des abîmes » (FW 76). Somme toute, il entraîne à se passer de croyances. Nietzsche espère, ce faisant, participer à l’épanouissement des esprits libres, voire encourager leur surgissement. « Nous, artistes ! […] Nous, voyageurs […] qui parcourons des sommets où nous ne voyons pas des sommets mais nos plaines, nos certitudes ! » (FW 59).
Du poète ancillaire au Prince Vogelfrei
[…] l’apparence initiale finit presque toujours par se transformer en essence et agit comme essence ! (FW 58)
Certes, la poésie est momentanément protégée par la plume nietzschéenne : nul recours instrumental n’est plus permis par l’auteur qui menace toute tentative en ce sens de nouvelles attaques parodiques.[44] Mais le temps est ici un ennemi : qu’en est-il des philosophes et fondateurs de morale à venir, qui ne manqueront pas de réinvestir la scène de l’existence ? Comment prévenir toute réminiscence d’une réduction de l’art poétique à l’esclavage, l’en préserver durablement, rendre caduque cette option ? Il faut, en premier lieu, empêcher que les poètes eux-mêmes n’aient une trop haute opinion de cette tâche subalterne. En d’autres termes, il faut se prémunir de toute croyance concernant l’intérêt et l’importance de ce servage, de ce rôle de soutien et de renfort des valeurs. C’est précisément ce que Nietzsche condamne avec le plus de véhémence chez les romantiques : ils se prennent au sérieux et font ainsi basculer avec eux la poésie vers la sphère dangereuse des choses dont il n’est plus toléré de rire.[45] Dans ses poèmes, l’auteur prend un soin particulier à endiguer cette tendance, à ramener la poésie dans le giron de la légèreté, de la gaieté, du rire. Si de nombreux textes visent à parodier le sérieux des poètes, Dichters Berufung fait, dans cette optique, office de modèle. Le poème est placé stratégiquement au début des Chansons du Prince Vogelfrei en vue de décrédibiliser la poésie ancillaire. Il ne s’agit pas, comme certains commentateurs ont pu l’écrire,[46] de signifier que la poésie n’est pas une affaire sérieuse ou qu’elle échoue, mais que son importance ne consiste jamais dans le soutien aux valeurs d’une part, que la légèreté et la gaieté ne sont aucunement des contre-arguments à une position stratégique d’autre part. Nietzsche s’attaque, pour ce faire, à un texte paradigmatique du sérieux qui gangrène l’art en ce xixe siècle : The Raven d’Edgar Allan Poe.[47] L’intervention de l’oiseau – métaphore traditionnelle de l’aède, ici de Nietzsche – qui raille, se moque,[48] permet au poète de se distancier de sa pratique, sans pour autant y renoncer : « Doch der Dichter – Reime flicht er / Selbst im Grimm noch schlecht und recht » (FW, Une vocation de poète, KSA 3.641).[49] C’est l’étape préalable à toute reformulation de la tâche poétique : le poète doit rire, des valeurs certes, mais surtout de lui-même et de sa pratique. C’est ainsi seulement qu’il sera possible de congédier les « pourvoyeurs d’enthousiasme » (FW 86), de renoncer à leurs vins, d’endiguer leur perpétuelle réémergence. « Wie mir so im Verse-Machen / Silb’ um Silb’ ihr Hopsa sprang, / Musst’ ich plötzlich lachen, lachen / Eine Viertelstunde lang » (FW, Une vocation de poète, KSA 3.640).[50] Le poète n’est plus dès lors susceptible de faire marche arrière, de revenir sous la coupe des fondateurs de morales. C’est ce qu’indique nettement le changement d’épigraphe de 1887 : à une citation d’Emerson, Nietzsche substitue une production dont la forme est significativement versifiée. L’autodérision doit présider à toute création saine et joyeuse.[51]
Ich wohne in meinem eignen Haus,
Hab Niemandem nie nichts nachgemacht
Und – lachte noch jeden Meister aus,
Der nicht sich selber ausgelacht.
Ueber meiner Hausthür. (FW, Épigraphe de l’édition de 1887, KSA 3.343)[52]
Rire de la poésie est par conséquent l’étape préalable à l’émergence d’une poésie destinée à régner et non servir, à l’avènement du Prince Vogelfrei donc, un type poétique nouveau, ayant conquis de haute lutte son droit à gouverner – à créer[53] –, ayant renoncé à tout idéal, en particulier poétique. La préface du Gai savoir est très claire sur le processus enclenché par Nietzsche : il faut avoir ressenti la tyrannie de la raison pour pardonner ces « chants dans lesquels un poète tourne tous les poètes en ridicule de manière difficilement pardonnable » (FW, Avant-propos 1). En d’autres termes, il faut avoir senti combien la poésie et l’art ont été contraints, dévoyés, réduits à des statuts subalternes. À ce titre, la relation entretenue par Nietzsche avec la tradition poétique est cruciale : l’objectif est de souligner combien celle-ci a travaillé, malgré des apparences de variété, à une même tâche : soutenir les valeurs dominantes. « [L]a poésie occupe par rapport à la philosophie dialectique la même position hiérarchique qui fut durant des siècles celle de cette même philosophie par rapport à la théologie : à savoir la position d’ancilla. C’est à cette condition nouvelle que Platon réduisit la poésie, sous l’influence du démonique Socrate » (GT 14).
La tâche consiste donc moins à parodier la poésie, toute poésie, que celle qui sert le projet mortifère de survalorisation de la science et de la raison propre à l’optimisme socratique[54] qui a dominé jusqu’alors. Or c’est précisément ce que Nietzsche met en œuvre en apparence. Bien que justifiant avec finesse son recours à la poésie, le penseur met celle-ci au service de son projet de réévaluation, de renversement axiologique. Il serait ainsi possible de reprocher au philosophe-poète son manque de radicalité, s’il n’avait pris un soin méticuleux à souligner l’inanité d’une telle pratique, comme ceci est exposé en introduction. « N’est-ce pas une chose extrêmement plaisante que de voir les philosophes les plus sérieux, si sévères qu’ils soient le reste du temps avec toute certitude, en appeler sans cesse à des sentences de poètes pour assurer force et crédibilité à leur pensée ? » (FW 84).
Se moquer d’une tendance et la mettre en pratique, n’est-ce pas précisément le ressort de l’auto-dérision ? Nietzsche verse son statut de philosophe-poète dans la caricature. En d’autres termes, c’est précisément en recourant aux mêmes procédés qui prêtent à rire de la part des philosophes que Nietzsche invalide et rend caduque ces tendances. L’emploi et la dénonciation simultanée d’une poésie ancillaire sont le médium de libération de cet art, du renversement de sa position. Le recours à la poésie dans Le Gai savoir permet donc de s’attaquer simultanément aux valeurs dominantes et au besoin de certitudes, tout en renversant la croyance qui les soutient, à savoir la supériorité de la philosophie – de la science – sur la poésie. Dans ce cadre, l’art poétique recèle une fonction d’émancipation axiologique totale : pour les individus, mais aussi pour elle-même, puisqu’elle permet sa propre sortie du giron de la science. De fait, c’est le jugement sur la valeur de l’art et sa dépréciation face au savoir qui se renversent dans Le Gai savoir, donc la définition même de ce qu’est la poésie et le fondement du socle de l’optimisme de la science. Les véritables créateurs de valeur sont des poètes – ce qui n’implique pas que tous les artistes soient des fondateurs de valeur puisqu’ils ne sont pas, pour l’heure, les « véritables estimateurs ».[55] En revanche, toute valeur, toute appréciation est un poème, une création artistique. La poésie est bien le modèle idoine pour penser et représenter les créations d’ordre axiologique, les évaluations et, somme toute, l’entièreté du monde, science incluse. L’homme est fondamentalement un animal poétique : il forme et informe continuellement son environnement, crée, imite. Il convient donc de renverser la tendance, d’endiguer la mutation de celui-ci en « animal fantastique », de permettre l’épanouissement d’un type créateur de ses propres valeurs, qui ne vit sous l’égide d’aucune axiologie extérieure. Ce « plus heureux » (FW 302), celui qui accède à la gaieté, c’est Homère qui l’illustre le mieux. En créant « ses propres dieux », il a imprégné toute une société.
[J]ouir d’une âme forte, audacieuse, téméraire ; traverser la vie l’œil calme et le pas ferme, être toujours prêt à l’extrême comme à une fête et plein de l’aspiration à des mondes et des mers, des hommes et des dieux encore à découvrir ; prêter l’oreille à toute musique pleine de gaieté d’esprit […] : qui ne souhaiterait que tout cela soit précisément son bien, son état ! C’était le bonheur d’Homère ! L’état de celui qui inventa les dieux des Grecs, – non, s’inventa ses propres dieux ! (FW 302)
La poésie a les ressources pour assurer à la fois l’épanouissement des hommes qui assimileront le poème et de ceux qui le crée, elle est la nature même de toute activité créatrice. L’art poétique est donc clé dans la tâche que Nietzsche s’assigne. Dès La Naissance de la tragédie, le penseur identifie le véritable ennemi de la science, de l’optimisme théorique – ce qui explique l’acharnement dont font montre les philosophes pour bannir la poésie de toute cité. Renverser le statut de la poésie est l’étape nécessaire à toute autre forme de renversement : les individus doivent regagner leur droit à légiférer. Il ne s’agit aucunement d’en revenir à une société ou à un modèle tragique – l’hypothèse d’une renaissance de l’esprit tragique a succombé à la désillusion wagnérienne –, ni même à l’art des troubadours.[56] C’est la position de la poésie qui est valorisable dans ces deux propositions selon Nietzsche, non sa forme, son expression ou son contenu. Sa visée est pratique, non théorique : elle n’explique rien ni ne raisonne, elle ne délivre pas de message ni n’en soutien aucun, elle forme et informe, invite à l’action, à la création et au mouvement préalables à toute réévaluation véritable. « Mais ce que l’on vous fera entendre est du moins nouveau ; et si vous ne le comprenez pas, si vous comprenez le chanteur de travers, qu’importe ! C’est cela, la ‹malédiction du chanteur›. Vous pourrez entendre sa musique et sa mélodie d’autant plus clairement, au son de son fifre d’autant mieux – danser. Le voulez-vous ? » (FW 383).
Du Prince Vogelfrei à Zarathoustra
« Gai savoir » : cela veut dire les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue oppression […] et qu’envahit soudain l’espoir, l’espoir de la santé, l’ivresse de la guérison (FW, Avant-propos 1).
Si Le Gai savoir célèbre des saturnales, ce sont celles de la poésie. Les apparentes contradictions entre un discours « philosophique » critique de l’art poétique et une pratique récurrente et assumée ne résistent pas à l’analyse. Les nombreux reproches adressés aux poètes ne sont pas une condamnation de leur art mais de la philosophie et de l’usage qu’elle en fait. Nietzsche passe ainsi à l’offensive, c’est-à-dire à la pratique : il faut en finir avec les valeurs délétères qui minent les sociétés européennes et avec la toute-puissance d’un optimisme socratique qui identifie la vie un problème qu’il faudrait résoudre. Or dès La Naissance de la tragédie, Nietzsche démasque le véritable antagonisme de cette interprétation mortifère : la poésie qui, sur le terrain même de la philosophie – le langage –, permet l’acceptation et le dépassement de la connaissance tragique, offre une joie et une gaieté sans commune mesure, non artificielles mais pleinement conscientes du « tragique du monde ».
« Je ne parlerai que de l’antagonisme le plus éminent à l’égard de la considération tragique du monde, je veux parler de la science, par essence profondément optimiste, avec à sa tête son ancêtre Socrate » (GT 16). Pour régner en maître, l’optimisme socratique devait nécessairement incorporer l’idée que la poésie – tout l’art en vérité – était de moindre valeur que la science. Cela étant admis, rien ne s’opposait plus à ce que la poésie soit réduite en esclavage par la philosophie, que sa puissance soit mise au service des valeurs. Face à cette situation, le diagnostic de Nietzsche est simple : renverser la position de la poésie, c’est la faire passer d’instrument de servage moral et axiologique à celui d’agent émancipateur. Désormais, l’art ne se dévoue plus à l’incorporation ou au soutien des valeurs mais à leur négation. Il ne participe plus à former des esclaves, des croyants, mais à séduire des esprits libres. À ce titre, la poésie du Gai savoir n’est pas un pur ajout qui se suffirait à lui-même – comme semble l’indiquer son titre trompeur – mais bien une partie de l’ouvrage qui œuvre philosophiquement au même titre que ses parties en prose.[57] En parodiant le recours instrumental à l’art poétique, en le mettant à son tour au service d’une tâche et en dénonçant cette tendance, Nietzsche émancipe définitivement la poésie elle-même du joug de la philosophie – elle ne peut donc plus non plus être un pur délassement, un simple contrepoids à une activité scientifique.[58] Cette poésie, il faut l’entendre au sens large : il ne s’agit pas de libérer une pratique poétique formelle, restreinte, voire d’agrément, mais le socle même de toute activité interprétative. Notre monde est assimilable à un poème, une création. La philosophie elle-même est de nature poétique.[59] Aussi, le changement de statut de la poésie préside nécessairement à tout renversement axiologique efficace : la vie a besoin de poètes, de créateurs, mais ceux-ci doivent être libres. Les frontières entre philosophie et poésie sont vouées à s’effacer pour laisser place à un créateur pluriel, à la fois poète, esprit libre et législateur.
Les Chants du Prince Hors-la-Loi en grande partie composés en Sicile rappellent très expressément l’idée provençale de la « gaya scienza », cette unité du troubadour, du chevalier et de l’esprit libre par laquelle cette magnifique culture ancienne des Provençaux se distingue de toutes les cultures équivoques (EH, FW).[60]
Nietzsche, le Prince Vogelfrei, conquiert donc, dans cet ouvrage, son droit à créer. Il est l’étape préalable à une nouvelle génération de poètes, dont l’avènement est annoncé à maintes reprises, y compris poétiquement : un poète pleinement conscient de la nature de sa pratique, détaché de toute morale, ouvert au jeu et à la légèreté.
Hier sass ich, wartend, wartend, – doch auf Nichts,
Jenseits von Gut und Böse, bald des Lichts
Geniessend, bald des Schattens, ganz nur Spiel,
[…]
Da, plötzlich, Freundin! wurde Eins zu Zwei –
– Und Zarathustra gieng an mir vorbei … (FW, Sils-Maria, KSA 3.649)[61]
Si Le Gai savoir est une introduction à Ainsi parlait Zarathoustra (1883–85), c’est précisément parce que l’ouvrage permet à la poésie de se déployer philosophiquement et ainsi de se confondre avec l’activité philosophique pour redevenir un modèle interprétatif, le socle d’un « réarrangement » du monde. « C’est seulement en créateur que nous pouvons anéantir ! » (FW 58). Il est donc bien question d’une renaissance : celle d’un type libéré du joug des valeurs, de ses idéaux, celle de poètes législateurs en somme : des créateurs conscients de leur force, de leur pouvoir, de leur tâche. La renaissance d’une poésie « modèle » enfin, déterminée à créer de nouveaux poèmes, de nouveaux mondes, de nouveaux jeux, sous l’égide d’une gaieté sans précédent. Une poésie qui, à l’image des troubadours selon Nietzsche, a identifié son véritable antagonisme, l’ennemi de toute allégresse authentique, de tout « gai savoir » : non la connaissance mais la colère et la tristesse, l’optimisme de la science.
Dans la noble et royale cité de Toulouse, vécurent sept vaillants, sages, subtils et réservés seigneurs qui éprouvèrent le désir et le grand Amour de retrouver cette merveilleuse et vertueuse Dame Science, afin qu’elle leur donne le gai savoir pour composer des poèmes en langue romane […] pour instruire les ignorants et freiner les amoureux fous et sots, de même que pour vivre dans la joie et la liesse et fuir la colère et la tristesse, ennemies du gai savoir.[62]
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