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Vassaux, tributaires ou alliés?
Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés
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Jean Richard
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Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft
Richard, Jean. "Vassaux, tributaires ou alliés?: Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés". Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft: Einwanderer und Minderheiten im 12. und 13. Jahrhundert, edited by Eberhard Mayer, Berlin, Boston: Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 1997, pp. 141-152. https://doi.org/10.1524/9783486595895-011
Richard, J. (1997). Vassaux, tributaires ou alliés?: Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés. In E. Mayer (Ed.), Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft: Einwanderer und Minderheiten im 12. und 13. Jahrhundert (pp. 141-152). Berlin, Boston: Oldenbourg Wissenschaftsverlag. https://doi.org/10.1524/9783486595895-011
Richard, J. 1997. Vassaux, tributaires ou alliés?: Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés. In: Mayer, E. ed. Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft: Einwanderer und Minderheiten im 12. und 13. Jahrhundert. Berlin, Boston: Oldenbourg Wissenschaftsverlag, pp. 141-152. https://doi.org/10.1524/9783486595895-011
Richard, Jean. "Vassaux, tributaires ou alliés?: Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés" In Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft: Einwanderer und Minderheiten im 12. und 13. Jahrhundert edited by Eberhard Mayer, 141-152. Berlin, Boston: Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 1997. https://doi.org/10.1524/9783486595895-011
Richard J. Vassaux, tributaires ou alliés?: Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés. In: Mayer E (ed.) Die Kreuzfahrerstaaten als multikulturelle Gesellschaft: Einwanderer und Minderheiten im 12. und 13. Jahrhundert. Berlin, Boston: Oldenbourg Wissenschaftsverlag; 1997. p.141-152. https://doi.org/10.1524/9783486595895-011
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Jean Richard Vassaux, tributaires ou alliés? Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés L'implantation des Croisés en terre d'Orient s'est réalisée à partir de l'occupation de grandes citadelles, et tout d'abord des chefs-lieux - ceux-là dont la possession avait permis aux Seljuqides et aux Fatimides, directement ou par l'intermédiaire de représentants plus ou moins tentés par une certaine dose d'indépendance, de faire reconnaître leur souveraineté, comme ils continuaient à le faire à partir des grandes villes qui étaient restées entre leurs mains1. En pays musulman, cette souveraineté s'exprime par la proclamation du nom du souverain dans la prière publique; elle se manifeste par la perception des impôts. En pays franc, un quadrillage du territoire repose sur l'attribution à des fieffés de territoires où ils exercent les droits souve-rains qui leur sont délégués, là où le suzerain ne s'est pas réservé la domination directe, sur des villages dont les habitants s'acquittent à leur égard du paiement de droits qui continuent les impôts antérieurs. D'un côté comme de l'autre, ceci sup-pose que les sujets reconnaissent leur autorité et le manifestent en s'acquittant de leur dû. C'est ainsi que la construction du château du Mont-Glavien, près de Bey-routh (1125) devait contraindre les villageois de la région à payer leurs redevan-ces2. Il en est de même quand le roi Amaury rebâtit le Daron, près de Gaza: ceci a permis aux paysans de venir s'établir sous la protection du château et au roi d'en percevoir les redevances3. Cette soumission semble aller de soi dans le périmètre qui entoure immédiatement les chefs-lieux ou les forteresses qui sont le siège du pouvoir. Au delà d'une certaine distance, et en fonction des conditions physiques qui caractérisent les diverses régions, il faut un acte d'adhésion plus ou moins volontaire, qui dépend de l'appréciation des forces en présence: les habitants de la région de Naplouse ont fait acte de soumission aux chefs francs lorsque l'établis-1 L'établissement de l'autorité princière à partir de la ville capitale a été mise en lumière, à propos de Damas, par Jean-Michel Mouton, Damas et sa principauté sous les Saljoukides et les Bourides (Institut français d'archéologie orientale. Textes arabes et études orientales, t. XXXIII, Damas 1994). 2 Fulcherii Carnotensis Historia Hierosoiymorum, livre III, ch. XLV, ed. Hagenmeyer, p. 771-772. 3 Willelmi Tyrensis, Chronicon (abrégé ci-après W.T.). XX, 19.
142 Jean Richard sement de ceux-ci à Jérusalem leur a paru solide4, et cela bien que certains d'entre eux soient restés irréductibles dans leur hostilité à l'égard des Chrétiens - il a fallu toutefois bien des années pour qu'ils se décident à émigrer5. On ne peut sous-esti-mer le rôle qu'ont joué dans ce processus les notables de chaque village, les chefs des clans, des tribus nomades ou sédentaires qui, au plan local, garantissaient l'obéissance de ceux qui relevaient d'eux aux princes, qu'ils fussent francs ou mu-sulmans6. En effet, les Francs, suivant en cela l'exemple de leurs prédécesseurs, laissaient aux populations une certaine marge d'autonomie. Nous avons sur ce point le témoignage d'Ibn Jubaïr, selon lequel les villages voisins de Tyr, en majo-rité musulmans, s'administraient eux-mêmes en payant leurs redevances aux sei-gneurs francs. A ceux-ci appartient le maintien de l'ordre, c'est-à-dire de la justice. Mais le règlement des affaires propres aux habitants du village et même des villes, qu'ils fussent chrétiens ou musulmans, était du ressort de leur ra'ïs, à qui il appar-tenait aussi sans doute de collecter les sommes à payer à celui qui, au regard des in-stitutions franques, était leur seigneur7. Mais, dès leur premier contact avec les ter-res syriennes, les Croisés ont rencontré des personnages qui jouissaient d'une au-torité beaucoup plus large - et qui, en fait, levaient les impôts à leur profit. Ce sont les chefs arméniens établis dans le Taurus et l'Osrhoène: ceux-ci avaient tenu les postes avancés de l'empire byzantin jusqu'à ce que la défaite de Romain Diogène les eût laissés à leurs seules forces. Isolés de l'empire, ils avaient composé avec les conquérants turcs qui leur avaient laissé certaines de leurs forteresses et le com-mandement de leurs bandes de guerriers, avec le gouvernement des territoires re-levant de ces places, sous réserve de la reconnaissance, au moins théorique, de l'au-torité des Seljuqides. A l'arrivée des Francs, ces chefs avaient fait acte de soumis-sion à ces derniers, en qui ils reconnaissaient, par-delà les divergences rituelles, des coreligionnaires. Mais ils ne s'interdisaient pas pour autant de reprendre éventuel-lement contact avec les princes musulmans, en tenant compte du rapport des for-ces. Les accusations réciproques de déloyauté, de convoitise, que Francs et Armé-niens portent les uns contre les autres, montrent que le climat de coopération ne fut pas sans nuages. Plus d'une fois les Francs ont jugé nécessaire de substituer leur autorité directe à des situations mal définies qui n'avaient pas la netteté des obliga-tions vassaliques en usage dans le monde franc. Le cas edessénien a ainsi une colo-ration très particulière8. 4 W.T., IX, 20: „De montibus Samarie ... quorundam suburbanorum reguli" apportent des présents à Godefroy de Bouillon qui assiège Arsûf. L'historien estime qu'ils venaient surtout s'assurer de la puissance des Francs. 3 /. Drory, Hanbalis of the Nablus région in the eleventh and twelfth century, in: Asian and African Studies 22 (1988) 93-112. 6 Cf. note 4: ce sont les reguli (ra'is) qui viennent apporter le témoignage de leur soumission. 7 Joshua, Prawer; „Minorities" in the crusader states, in: The impact of the crusades on the Near East, ed. Norman P. Zacour and Harry W. Hazard (A history of the Crusades, ed. in-chief Kenneth M. Setton, 5, Madison 1980) 101-104. 8 Monique Amouroux-Mourad, Le comté d'Edesse, 1098-1150 (Bibliothèque archéologique et historique, 128, Paris 1988). Nous nous référons aussi à l'ouvrage en préparation de Gér-ard Dédéyan.
Vassaux, tributaires ou alliés? 143 Les trois autres Etats latins se sont établis le long de la côte méditerranéenne. Leur expansion maximale les a amenés à occuper le sillon que parcourent l'Oronte, le Litani et le Jourdain, parfois à le dépasser pour une période plus ou moins longue - c'est le cas de la partie antiochénienne du pays d'Outre-Oronte, du Sawâd („terre de Suète"), de la Transjordanie. Mais, dans l'ensemble, la domi-nation franque n'a guère dépassé le massif montagneux constitué par le Jabal An-sariya, le Liban et ses prolongements méridionaux. Un voyageur de la seconde moitié du XIIe siècle, Jean Phocas, considérait ces montagnes, à partir de la région de Tripoli, comme séparant les terres des Francs de celles des Musulmans9. Les choses se compliquent du fait de la présence de tribus nomades et en parti-culier des Bédouins. Ceux-ci sont considérés comme des hommes relevant des sei-gneurs francs dans les actes où on les mentionne. Mais lorsque leurs terrains de parcours associent les steppes aux zones montagneuses, ils sont amenés à passer d'un ressort à l'autre et, sans nul doute, à payer des redevances pour échapper aux convoitises dont ils étaient l'objet (ainsi voit-on les Templiers prendre fait et cause pour leurs Bédouins, razziés par les turcoples des Hospitaliers de Gibelin, en 1179): la délimitation des zones de pâturage relevait de coutumes antérieures à la définition des limites des terres franques10. C'est donc essentiellement la zone montagneuse définie plus haut qui doit rete-nir notre attention. Les Francs n'ont pas manqué d'y édifier des forteresses et de s'assurer le contrôle des passes qui permettaient de franchir la ligne des crêtes pour être en mesure de prélever leur part des ressources des riches territoires situés à l'est de la chaîne de montagnes - que ce fût en vertu d'accords prévoyant le partage des récoltes, accords qui intervinrent en particulier à propos de la Beqa'a au profit des comtes de Tripoli, ou bien à la faveur de razzias. Les comtes de Tripoli, maîtres pendant un temps de Raphanée, de Montferrand, de Tuban, de Melechin et du Moinetre, se regardaient comme étendant leur pouvoir jusqu'au cours de l'Oronte et au lac de Homs. Ils ont dû y renoncer, en cédant aux Hospitaliers leurs droits sur les places-frontière, y compris celles qui contrôlaient la trouée où coule le Nahr el-Kebir (le Crac, Tell Kalakh), et même un moment Gibelacar (Akkar al-Atiq) d'où on lançait des raids qui pénétraient profondément en pays musulman11. 9 Recueil des Historiens des Croisades. Historiens grecs, I, 530. 10 Joshua Prawer, „Minorities", 63-65. Amaury, vicomte de Naplouse, vend à l'Hôpital des Bédouins de dix lignages différents, 103 tentes en tout, qui étaient ses hommes (1178: Röh-richt, Regesta regni Hierosolymitani, 560, 567); mais Baudouin III donne aux Hospitaliers, en 1160, 50 tentes de Bédouins „qui n'avaient jusqu'alors servi ni ses prédécesseurs, ni lui-même" (ibid. 355); et, en 1161, cédant à Philippe de Milly la seigneurie de Montréal, il se ré-serve „les Bédouins qui ne sont pas originaires de la terre de Montréal" au même titre que les dx'oits levés sur les caravanes qui vont d'Egypte à Bagdad (ibid. 366). Usâma ibn Munqidh ra-conte l'affaire d'une razzia menée par le sire de Panéas à l'encontre de pasteurs qui faisaient paître leurs troupeaux en forêt de Panéas: Hartwig Derenbourg, Autobiographie d'Ousâma, in: Revue de l'Orient latin 3-4 (1894) 393. " Jean Richard, Questions de topographie tripolitaine, in: Journal Asiatique 236 (1948) 53-59 (réimprimé in: Occident et Orient au Moyen-Age, contacts et relations [London 1976] VIII); Ayyubids, Mamlukes and Crusaders. Sélections from the Tarikh al-Duwal wa'l Muluk
144 Jean Richard Mais ces forteresses paraissent avoir été isolées dans la „montagne" où le peuple-ment franc semble être resté assez limité. La montagne, du fait de l'obstacle qu'elle opposait à toute pénétration, se prêtait à l'établissement de chefferies, naturellement disposées à échapper à l'exercice de toute autorité extérieure. S'il avait fallu, en 1125, bâtir le château de Mont-Glavien pour assurer la soumission des villages situés au nord de Beyrouth aux seigneurs de cette cité, la présence de l'armée royale devant Belhacem (Qalat Abi-al-Hassen) qu'elle assiégeait en 1128 (c'est là que mourut le patriarche Gormond) permet de supposer que la vallée de Belhacem et les montagnes avoisinantes (caveam Belcias-sem cum montants)12 formaient à proximité de Sidon un autre territoire qui échap-pait au contrôle des seigneurs de Sidon13. Plus à l'intérieur, des clans montagnards ont maintenu leur indépendance plus longtemps encore. C'est seulement lorsque Baudouin IV construisit le Chastellet du Gué de Jacob qu'il se décida à en finir avec les „brigands" (latrunculi) qui tenaient „un lieu situé dans les montagnes d'Acre, appelé Bacades, en notre langue le Bouquiau (Bucael) ... , lieu très agré-able, bien arrosé en dépit de son altitude et planté d'arbres fruitiers." „Forts de leur nombre et de leurs aptitudes guerrières", ces gens contraignaient les villages voisins à leur payer tribut, offraient un refuge aux malfaiteurs qui coupaient les routes, moyennant une part de leur butin, et étaient redoutés des Chrétiens comme des Musulmans. Le roi les ayant chassés de leur repaire, ils avaient trouvé refuge en pays damascain; mais ils avaient repris leurs raids. C'est au retour de l'un d'eux que l'armée royale les surprit, tuant ou capturant toute la bande, le 20 avril 117914. Du fait qu'ils s'étaient retirés en terre damascaine, doit-on conclure que, précédemment, ils se réclamaient du prince de Damas ? Les chefs indigènes qui se maintenaient dans de tels repaires avaient en effet lieu de contracter des assurances du côté musulman ou du côté franc. Un exemple nous en est fourni par la Cave de Tyron. C'était une grotte fortifiée qui dominait la haute vallée du Jourdain dans l'arrière-pays du Toron, région ca-ractérisée par ses vallées très encaissées15. C'est peut-être en profitant de l'affai-of Ibn al-Furat, transi. U. and M. C. Lyons, annot./. S. C. Riley-Smith (Cambridge 1971) II, 148. Ce dernier auteur rapporte que lorsque les Francs avaient acquis les forteresses de la montagne (1110), ils s'étaient engagés à ne pas s'en servir pour mener des razzias. 12 Paul Descbamps, Etude sur un texte latin énumérant les possessions musulmanes dans le royaume de Jerusalem, in: Syria, 23 (1942-1943) 90. 13 De l'absence du sire de Sidon dans l'armée qui assiégeait à nouveau Belhacem en 1161, M. H.E. Mayer a conclu que ce siège peut être mis en relation avec une révolte de ce seigneur - qui serait donc devenu maître de Belhacem après 1128 - contre le roi. 14 W.T., XXI, 25. Le Bouquiau fut dès lors regardé comme un fief du royaume de Jérusalem: cf. L. de Mas-Latrie, Quelques seigneuries de Terre-Sainte oubliées dans les Familles d'Ou-tre-Mer de Du Cange: les seigneurs de Saint-Georges, du Bouquiau et du Saor, in: Revue hi-storique 8 (1878). Richard de Cornouailles en obtint la restitution par le sultan en 1240. Cf. Jean Richard, The Latin Kingdom of Jerusalem, trad. J. Shirley (Amsterdam 1979) I 325; J. Prawer, Histoire du Royaume latin de Jérusalem, trad. G. Nahon (Paris 1969) I, 556-557; René Dussaud, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale (Paris 1927) 18. 15 Paul Deschamps, Etude, 89: „et hec terra protenditur per unam magnam dietam et amplius super Tyrum in cavas maximas."
Vassaux, tributaires ou alliés? 145 blissement de la puissance fatimide, qui s'acheva en 1124 par la prise de Tyr, que les muqaddam arabes du clan Tamini, qui s'étaient taillé un domaine dans le Wadi al-Taîm, s'étaient rendus maîtres de cette grotte; ils avaient réussi à empêcher les Ismaïliens de Damas de s'emparer de leur repaire. Le sheikh Dahlak ibn Jandal était, nous dit-on, en bons termes avec les Francs. Aussi, lorsque le maître de Damas, Ismaîl, s'empara de la Cave en 1133, les Francs réagirent aussitôt en met-tant le siège devant elle. Ils ne purent s'en emparer, mais ne renoncèrent pas à la ré-occuper: l'atabeg de Damas la leur restitua en 1139-1140. Ils s'y maintinrent jusqu'en 1165, date à laquelle Shirkûh la reprit. Il ne semble pas qu'elle était reve-nue aux mains de ses anciens détenteurs; Guillaume de Tyr nous dit seulement que les défenseurs, qui furent accusés de s'être laissé acheter, s'étaient réfugiés en terre musulmane, sauf leur chef, qui fut arrêté à l'improviste et pendu à Sidon. Ceci pourrait laisser supposer qu'il était Franc lui-même; mais le chroniqueur ne le pré-cise pas16. Plus au nord, nous recontrons deux émirats, dont l'histoire nous est connue par des sources tardives, mais qui ne semblent pas devoir être contestées17. Les émirs du Schouf, les Ma'an, un clan des Banu Rabia venu d'Iraq dans la première moitié du XIIe siècle, auraient été établis par l'atabeg Tughtekin, vers 1120, dans la vallée du Litani. Ils auraient fortifié, aux environs de 1145, Baeqlin, dans l'arrière pays de Sidon: l'émirat du Schouf semble donc avoir été une marche musulmane surveillant Sidon. Mais les textes d'origine franque font aussi connaître une seigneurie franque du Schouf dont les terres s'imbriquent dans celles des Ma'an. Ceux-ci avaient sans doute mis à profit la conquête de Sidon par Saladin pour s'étendre dans les terres qui relevaient de cette ville: lorsque le traité conclu entre le sultan et Richard de Cor-nouailles eût rétabli la domination des Francs dans cette région, ils assaillirent Sidon, en 1245, mais furent refoulés par les Francs venus de Beaufort et de Safet18. Quant aux Bohtor dont l'histoire a été racontée par un de leurs descendants, Sa-lih ibn Yahya, eux aussi revendiquaient une origine arabe, se rattachant à une tribu yéménite précédemment établie dans la région d'al-Bira19. C'est aussi Tughtekin qui les aurait attirés à Damas et poussés à s'installer à proximité de Beyrouth, dans le Gharb; Buhtur, fils d'Ali Ibn ai-Hussein, aurait participé en 1148 à la défense de Damas contre les Croisés. L'année précédente, il aurait reçu un diplôme du Buride Abaq, l'investissant de l'autorité sur les villages du Gharb. Son successeur Karama obtint de Nur al-Dîn confirmation du précédent diplôme: le Gharb lui était donné à titre d'iqtâ'; il y ajouta des villages voisins, à charge de fournir 40 cavaliers pour 16 Paul Deschamps, La Cave de Tyron, in: Mélanges syriens offerts à M. Dussaud (Biblio-thèque archéologique et historique 30,2, Paris 1939) II 873-882. 17 Toutefois, une étude récente avance que „in their diplomatie", les documents cités par Salih ibn Yahya „were probably forged": Robert Irwin, Iqtâ and the end of Crusader states, in the Eastern Mediterranean lands in the period of the crusades, ed. P. M. Holt (Warminster 1977) 69. 18 KamalS. Salibi, Maronite Historians of médiéval Lebanon (Beirut 1973); C. H. Churchill, Mount Lebanon (London 1853) I, 263-267; Steven Tibble, Monarchy and lordships in the Latin Kingdom of j'erusalem, 1099-1291 (Oxford 1989) 53 et suiv. 19 Kamal S. Salibi, The Buhturids of the Garb, in: Arabica 8 (1961) 74-97.
146 Jean Richard lutter contre les Francs (1157-1161)20. C'est lui qui s'établit à Sarahmûr, mais ses fils, qui avaient fait la paix avec les Francs, auraient été victimes, vers 1170, d'un guet-apens tendu par le gouverneur de Beyrouth, qui leur enleva Sarahmûr: ils se replièrent sur Tirdâla et Aramûn. Saladin leur rendit les terres perdues, et les Boh-tor entretinrent au XIIIe avec les Francs des rapports tantôt tendus, tantôt pacifi-ques. Baîbars les châtia parce qu'ils avaient été en correspondance avec les Francs de Tripoli (la tradition familiale affirmait qu'ils avaient été victimes des manoeu-vres d'un ennemi qui aurait forgé ces lettres) après leur avoir pardonné de s'être temporairement soumis aux Mongols en 1260. De nouveaux diplômes leurs rendi-rent leurs iqtâ Mais ceci ne les empêcha pas de bénéficier d'une concession de terre à Damur, par le sire de Sidon (1256) et d'une autre à Amrusiya, par celui de Beyrouth (1281). Cette dernière, qui était scellée d'un sceau de cire rouge et écrite en arabe par Georges, scribe du château, stipulait que les Bohtor empêcheraient les Musulmans de nuire aux Francs et restitueraient à ceux-ci les serfs qui s'échapperaient de leur terre21. Ainsi, l'émir pouvait-il à la fois être détenteur d'une iqtâ tenue de Damas et de concessions très proches d'une inféodation de la part des seigneurs francs. Sans doute avait-il d'autres engagements à l'égard de ceux-ci. Car nous retrouvons dans la bulle de 1184 confirmant les possessions de l'église de Beyrouth les casaux d'Ar am un, Tordele et la moitié de celui de Samalor22: on y reconnaît les trois rési-dences des Bohtor, Aramûn, Tirdâla et Sarahmûr, dont la troisième seule était alors aux mains des Francs. On sait que les églises latines pouvaient concilier la possession de villages avec leur concession à des laïcs, chrétiens latins ou orientaux, mais aussi musulmans, par le biais de contrats de location - et, au diocèse de Beyrouth, l'évêque perçoit des dîmes sur des terres possédées par des Grecs ou des gens d'autre nation23. Il n'est pas impossible que Karama ou ses enfants aient accepté de payer un cens à l'évêque, détenteur original de leurs repaires, après s'être mis en possession de ceux-ci, pour régulariser leur occupation. Il semble donc que, dans le pays de Tyr, de Sidon et de Beyrouth, les seigneuries franques aient accepté la présence de chefs musulmans relevant en principe de Da-mas, mais qui pouvaient se prévaloir de compromis en vertu desquels ils promet-taient de respecter les frontières de ces seigneuries, et de payer un tribut qui pre-nait pour les Francs la forme d'un cens. Cela n'empêche pas ces émirs de s'associer 20 KamalS. Salibi, Maronite historians, 107-109. 21 Ch. Clermont-Gasneau, Deux chartes des croisés dans des archives arabes, in: Recueil d'archéologie orientale 6 (Paris 1906) 1-30. 22 Rudolf Hiestand, Papsturkunden für Kirchen im Heiligen Lande (Göttingen 1985) 303. 23 Ibid cf. Rudolf Hiestand, Die Integration der Maroniten in die römische Kirche, in: Ori-entalia Christiana Periodica 54 (1988) 110-152. La possibilité d'affermer un domaine à un Musulman ou à un Chrétien non assujetti au paiement de la dîme est évoquée dans un acte publié par J. Delaville le Roulx, Cartulaire général de l'ordre des Hospitaliers, 1,114-115. Cf. aussi Jean Richard, Le paiement des dîmes dans les Etats des Croisés, in: Bibliothèque de l'Ecole des Chartes 150 (1992) 71-83.
Vassaux, tributaires ou alliés? 147 aux guerres menées contre ces derniers. Deux Bohtor ont été tués par les Francs dans le Kesrouan en 1241; les Ma'an ont attaqué Sidon en 1245. Et ce double jeu comporte des risques: Baîbars a accusé les Bohtor de trahison. Mais l'existence de ces petits états-tampons a été aussi un élément d'équilibre24. On a vu que la prise de possession de la Cave de Tyron détenue par un chef arabe, par les Burides de Damas, est apparue aux Francs comme une violation d'un état de choses considéré comme acquis, et entraîne une riposte de leur part. Les comtes de Tripoli aussi ont dû s'accommoder, dès les premiers temps de leur établissement, de la situation particulière des „montagnes"25. On sait que les Croi-sés ont bénéficié d'un appui des populations chrétiennes de celles-ci qui ont pu fa-ciliter le passage le long de la côte. Mais ces chrétiens ne se sont pas intégrés à l'état franc: ils ont conservé leur armature sociale, leur organisation en clans et en villa-ges. Un poème tardif, les „Exploits des Chefs" (Hurub al-Muqaddamin), a con-servé le souvenir des chefs maronites de la région comprise entre Tripoli et Bsharré: ceux de Bsharré et de Munaitira ont, à certains moments, cherché à s'af-franchir de la domination franque: celui de Lihfid a refusé de se rallier à l'un d'eux pour ne pas manquer à la fidélité qu'il devait au sire de Gibelet. Un texte du milieu du XIIe siècle fait état de la cession par le comte Raymond II à Guillaume du Crat, en échange de ses deux châteaux (le Crac et la Boquée) de „la cave de David le Sy-rien avec tout le raisagium de la Montagne"; nous avons cherché à définir ce que pouvait être ce raisagium, sans doute un pouvoir de commandement, celui d'un ra'ïs, sur les populations chrétiennes, appuyé sur la possession d'une grotte forti-fiée. Nous avons même supposé à titre d'hypothèse que cette grotte et ce pouvoir avaient pu être confisqués par le comte à la suite de la trahison des „Syriens qui ha-bitent les montagnes au-dessus de Tripoli", qui avaient livré le comte Pons à l'émir Bazwaj en 1137 et que son fils Raymond avait durement châtiés26. Ce raisagium, toutefois, a pu ne demeurer que temporairement aux mains du seigneur franc. Et les chevaliers pourvus de fiefs dans la „montagne" n'étaient pas subordonnés féodalement au nouveau „ra'ïs" franc. Le cadre féodal permettait d'asseoir des fiefs pour ces chevaliers sans leur transférer les pouvoirs de comman-dement des chefs de clans et de villages, qui devaient limiter leur dépendance à une promesse de fidélité, à la fourniture de contingents armés (le sire de Gibelet béné-ficiait de l'une ou de l'autre) et, sans doute, au paiement de redevances correspon-dant aux anciens impôts levés par leurs maîtres musulmans avant la conquête fran-que. Maronites et Melkites n'étaient pas les seuls habitants des montagnes sur les-24 Michael A. Köhler, Allianzen und Verträge zwischen fränkischen und islamischen Herr-schern im Vorderen Orient (Berlin 1991), a surtout insisté sur les équilibres recherchés au XIIe siècle, entre les principautés syriennes, chrétiennes et musulmanes. 25 En 1105, Guillaume Jourdain confirmait au Saint-Sépulcre la donation de l'église de Saint-Georges in montanis; Bohémond 1er avait donné à l'Hôpital trois casaux in montanis Antio-chiae (Röhricht, Regesta, nos 48,86). 26 Jean Richard, Cum omni raisagio montanee ... A propos de la cession du Crac aux Hos-pitaliers, in: Itinéraires d'Orient. Hommages à Claude Cahen (Res orientales 6,1994) 87-194.
148 Jean Richard quels les comtes de Tripoli exerçaient une certaine autorité. On nous parle des féroces Vanirli., ennemis jurés des chrétiens, qui pourraient être des Nosaîris27. Des chefs musulmans ont sans doute, eux aussi, dû se maintenir en acceptant une sou-mission plus ou moins effective envers les Francs. De tels accords sont intervenus dans la principauté d'Antioche. Lorsque le chef des Ismaïliens d'Alep, ou plutôt son lieutenant Abu'l Fath, s'empara d'Apamée après avoir tué le seigneur du lieu, Khalaf Ibn Mulaib, Tancrède - appelé, dit-on, par les chrétiens du lieu - se porta sur la ville en compagnie d'un fils de Khalaf et, ayant pris la cité, fit périr Abul Fath (1106): ainsi paraît-il avoir vengé la mort du précédent seigneur qui aurait donc accepté sa protection28, en même temps qu'il empêchait cette citadelle de passer dans des mains hostiles aux Francs. Une autre place forte, Abu Qubaïs, le Bukebis des Francs, paraît aussi avoir été tenue par un chef musulman qui se serait reconnu dépendant du prince d'Antio-che. Bohémond III en fit don aux Hospitaliers29, mais ceux-ci paraissent l'avoir laissée à un chef musulman qui leur payait tribut - ce tribut montant à 800 dinars par an. Il n'empêche que ce personnage servait en même temps Saladin, dans l'ar-mée duquel il se trouvait lors du siège d'Alep, lorsqu'il fit échouer une tentative d'assassinat dirigé contre ce même Saladin (1174-1175)30. Les Ismaïliens, qui sont apparus en Syrie avant la croisade, ont d'abord cherché à s'implanter dans les villes en profitant des bonnes dispositions à leur égard de certains princes musulmans, pour y établir des centres de propagande (dar al-dawa'a), et éliminer leurs adversaires. A Alep, Abu Tahir avait gagné la confiance de Ridwân et ce n'est qu'en 1112 que l'échec d'un coup de main préparé par ses af-fidés entraîna l'expulsion de ceux-ci31. On a vu qu'entre temps ils avaient essayé d'occuper certaines places (Apamée, Kafarlata) d'où Tancrède les expulsa. A Da-mas, un autre da'i, Bahram, a bénéficié de la faveur de Tughtekin et s'est fait don-ner par lui le château de Panéas (Baniyâs), comme place de sûreté (1126); il chercha à éliminer les sheikhs du Wadi al-Taîm. Des auteurs tardifs ont fait état d'une col-lusion entre les Assassins et les Francs auxquels les premiers auraient voulu livrer Damas en 1129; il semble qu'il faille écarter cette affirmation: les Francs ont mis à profit les troubles consécutifs au massacre des Ismaïliens par Buri pour tenter un coup de main sur Damas et se faire livrer Panéas par le lieutenant de Bahram32. 27 Burchard de Mont-Sion, Descriptio Terrae Sanctae, ed. J. C. M. Laurent, Peregrinatores medii aevi quatuor (Leipzig 1864), p. 29. Sur les Nosaîris, cf.: H. Lammens, Les Nosaîris dans le Liban, in: Revue de l'Orient chrétien VII (1902) 452-477. 28 Claude Cahen, La Syrie du Nord à l'époque des Croisades et la principauté franque d'An-tioche (Paris 1940) L 43. Tancrède a épargné le chef des Ismaïliens, Abu Tahir, qu'il a renvoyé à Alep, alors qu'il faisait périr Abu'l Fath. 29 Röhricht, Regesta, 428-649. „Bokebis" figure aussi dans la donation que le même Bohé-mond fit aux chevaliers de Santiago: Hans E. Mayer, Varia Antiochena (Hannover 1993) 117. 30 Ayyubids, Mamlûkes and Crusaders, 91. 31 Anne-Marie Eddé, Ridwan, prince d'Alep, in: Mélanges Dominique Sourdel (Paris 1989) 116-118. 32 Bernard Lewis, The Isma'ilites and the Assassins, in: A history of the Crusades, ed. in-chief K. M. Setton, I, The first hundred years, ed. M. W. Baldwin (Madison2! 969) 116-118.
Vassaux, tributaires ou alliés? 149 C'est la défaite subie par les Francs d'Antioche, en 1130, qui a permis aux Ismaï-liens de s'implanter dans le Jabal Ansariya, soit en achetant des places à des chefs locaux (celui d'Abu Qubaïs leur céda Qadmûs), soit en les enlevant aux Francs (Khariba) ou aux Munqidhites (Masyâf). Ils ont été sur le point de s'établir à Shaî~ zar en 1157 et, entre 1180 et 1186, les places franques du Jabal Bahra (Maniqa, Ollaiqa) semblent leur avoir été abandonnées33. Ainsi s'interposa entre les Etats francs et les territoires d'obédience seljuquide relevant des Zengides et des Aiyû-bides en Syrie intérieure une grande seigneurie tenue par les lieutenants du „Vieux de la Montagne". Pour assurer leur sécurité, ceux-ci pouvaient compter sur la ter-reur que répandaient leurs fidâ'i, qui „assassinèrent" Raymond II de Tripoli en 1152. Mais il leur fallait aussi composer avec leurs voisins pour se mettre à l'abri des opérations de reconquête des uns et des autres - d'autant que les Francs trou-vèrent une parade en installant sur leurs frontières les ordres militaires, moins sen-sibles aux menaces d'assassinat. Dès 1148-1149, un chef ismaîlien, Ali ibn-Wafa, a trouvé la mort auprès du prince d'Antioche, Raymond de Poitiers34. Les Assas-sins, que Jean Phocas définit comme des Sarrasins qui ne sont ni chrétiens, ni mu-sulmans35, ne reculaient donc pas devant des accords avec les Francs. En 1180, Bohémond III donnait aux chevaliers de l'ordre espagnol de Santiago le château de la Vieille (Bikisrail) avec celui de Gerennes; de ce dernier dépendent des casaux que le „Vieux des Assassins" a reçus du prince d'Antioche pour les tenir de celui-ci. Le mot de „fief", utilisé à propos d'Abu Qubaïs, n'est pas menti-onné ici, mais cette concession s'apparente à une inféodation36. Et lorsque Renaud Mazoir, sire de Margat, cède sa seignerie aux Hospitaliers, il cite parmi les dépen-dances de celle-ci Qadmûs, Ollaiqa et Maniqa, tous trois détenus par les Assas-sins37. Ces concessions peuvent être intervenues à la suite d'une occupation réali-sée par la ruse ou par la force, lorsque les Francs l'ont acceptée, soit parce qu'ils étaient hors d'état de reprendre ces places fortes, soit parce qu'ils craignaient, s'ils essayaient de le faire, de susciter l'intervention de quelque prince musulman. C'est ce qui arriva en 1213, lorsque le prince Bohémond IV, en représailles pour le meur-tre de son fils Raymond, tué par des fidâ'i dans l'église de Tortose, lança une atta-33 Claude Cahen, Syrie du Nord, 353; Paul Deschamps, Les châteaux des Croisés en Terre Sainte, III, La défense du comté de Tripoli et de la principauté d'Antioche (Paris 1973) 260-261, 333-336; Peter Thorau, Die Burgen der Assassinen in Syrien und ihre Einnahme durch Sultan Baîbars, in: Das Welt des Orients 18 (1987) 132-158. 34 Thorau, Die Burgen, 143. 35 Historiens grecs, I, 530. 36 „Illis casalibus quos concessimus tenendos Vetulo Assideorum": H. E. Mayer, Varia An-tiochena, 117. „Gerennes" serait Ghanneri, à l'est de Jabala: Paul Deschamps, Les châteaux, III, 74, 196, 337-338. 37 Paul Deschamps, Les châteaux, 336; Bernard Lewis, The Isma'ilites, 121; Peter Thorau, Die Burgen, 146, parle des „prétentions des Francs". Celles-ci peuvent, en fait, s'appuyer sur des conventions en forme. On sait qu'Ollaiqa avait été prise par le maître des Assassins, Si-nân.
150 Jean Richard que contre Al-Khawabi: il lui fallut lever le siège du fait de l'arrivée de secours venus d'Alep38. Les Ismaïliens étaient-ils assujettis à des obligations d'ordre militaire ? Ils ont pu rendre des services inavouables (on a accusé divers princes d'avoir utilisé les bons offices du „Vieux de la Montagne" pour se débarrasser d'adversaires39). Mis à part le cas déjà cité de 1148, on peut citer l'accusation portée par Saladin contre Sinân, qui aurait conclu une alliance avec les Francs et les Alépins, en 1181. Mais si l'Aiyûbide fut l'objet ces années-là de plusieurs tentatives d'assassinat40, on ne cite pas d'envoi de troupes par le sheikh de la Montagne à ses alliés supposés. Le paiement d'un tribut est bien assuré. Guillaume de Tyr a raconté comment Sinân envoya au roi Amaury, en 1173, des ambassadeurs dont le principal était Abû Abdallah, pour solliciter la suppression ou au moins la diminution du tribut de 2.000 besants qu'il devait envoyer aux Templiers. Sinân offrait même de se faire baptiser, offre qui pouvait ne pas paraître invraisemblable en ce moment où le grand maître d'Alamut avait aboli la shari'a et les pratiques coraniques. Amaury se montra très attentif et proposa même de prendre sur son propre trésor une rente de 2.000 besants pour dédommager le Temple. Mais le meurtre des envoyés par le templier Gautier du Mesnil mit fin à cette négociation41. Sans doute ce tribut ré-pondait-il à ce que les Assassins payaient au titre de leurs châteaux voisins des deux grandes forteresses du Temple, Chastel Blanc (Safitha) et Tortose. D'autres rentes étaient vraisemblablement dues au seigneur de Margat et à celui de Mara-clée; lorsque le seigneur de ce dernier château, détruit en 1188 par Saladin, le céda à l'Hôpital, en 1199, le maître des Assassins s'opposa à ce transfert qui aurait fait des Hospitaliers les voisins immédiats de Masyâf et d'al-Kahf, tout proches du Camel (Qalat al Qsair), dépendance de Maraclée. Bohémond IV, timoré domini Assessi-norum compulsus, obtint des Hospitaliers de conserver, sa vie durant, Maraclée et le Camel42. Les chevaliers en prirent cependant possession43 et l'Hôpital conserva jusqu'au temps du sultan Baîbars une rente de 1200 dinars et 100 mesures de blé par an, qui était sans doute celle que percevait avant 1199 le sire de Maraclée. 38 René Grousset, Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem, III (Paris 1936) 195-196. 39 Lors du meurtre de Conrad de Montferrat, Richard Coeur-de-Lion fut soupçonné d'avoir demandé l'aide des Assassins, alors que d'autres pensaient à un acte de représailles du „Vieux de la Montagne": René Grousset, Histoire, III, 92; Bernard Lewis, The Isma'ilites, 125-127. En 1194, lorsque Henri de Champagne visite „le Vieux", celui-ci lui offre de faire tuer qui-conque gênerait le seigneur du royaume de Jerusalem: René Grousset, Histoire III, 133-134. 40 En 1174-1175, des assassins sont démasqués de justesse. En 1177, une tentative échoue lors du siège de 'Azâz. Saladin veut alors attaquer Masyâf à tître de représailles; il recule devant une nouvelle menace d'assassinat. 41 Sur cette affaire, cf. W.T. XX, 29-30; René Grousset, Histoire, II (Paris 1934) 598-602. Amaury châtia le coupable et parvint à éviter que les Ismaïliens usent de représailles. 42 Jean Richard, Les comtes de Tripoli de la dynastie antiochénienne et leurs vassaux, in: Crusade and Settlement, ed. P. W. Edbury (Cardiff 1985) 214, n.ll. Le tribut payé à Margat est cité par Wilbrand d'Oldenburg, Peregrinatio (Laurent, Peregrinatores, 170). 43 L'assassinat du jeune Raymond d'Antioche, à Tortose, est peut-être la conséquence de cette rupture de l'accord passé à propos de la seigneurie de Maraclée.
Vassaux, tributaires ou alliés? 151 Baîbars reprochait aux Assassins d'avoir mis en sûreté dans leur territoire les troupeaux des Francs, lorsque son armée ravageait leur terre: nous pourrions avoir ici l'indice d'une clause de l'accord intervenu entre Francs et Assassins, pour dimi-nuer les pertes que les premiers pouvaient subir du fait d'attaques musulmanes44. Le paiement du tribut étant difficilement supporté: en 1250-1251, Saint Louis étant à Acre, le „Vieux" chercha à l'intimider pour obtenir la diminution de la somme qu'il devait au Temple et à l'Hôpital. Il prétendait même obtenir du roi de France le paiement d'une somme qui le mettrait à l'abri d'un assassinat (de telles assurances étaient, disait-il, d'usage courant45). Mais le roi donna sa réponse en présence des maîtres des deux ordres, qui menacèrent d'user de représailles si les Assassins se dérobaient à leurs obligations46. Ces accords ne mettaient pas les Francs à l'abri des meurtres commis par les fidâ'i, comme le montre l'assassinat de Philippe de Montfort en 1270. Mais on sait que les Assassins avaient fini par fournir des tueurs à gages à qui voulait les employer: si Baîbars avait fait „assassiner" Philippe, Bohémond VI aurait loué les services de deux fidâ'i d'Ollaiqa pour tuer le sultan47. Ces accords n'en assuraient pas moins la permanence d'un modus vivendi. La secte ismaîlienne avait une autre envergure que les modestes chefferies de la montagne libanaise ou les émirats du Schouf et du Gharb; on prétendit que le „Vieux" avait pressenti les rois de France et d'Angleterre pour s'allier avec eux contre les Mongols48. Mais les châteaux des Assassins entraient, comme les repaires des émirs et des moqaddam, dans le sy-stème franc. On peut remarquer d'ailleurs que ce type d'accomodements n'a pas joué à sens unique. Quand Baîbars entreprit de conquérir le littoral sur les Francs, certains de ceux-ci n'hésitèrent pas à essayer de conserver leurs forteresses en les prenant au sultan à titre d'iqtâ': ce qui aurait été le cas de Jean d'Ibelin lui-même, pour son château de Jaffa, en 1266, comme plus tard du sire de Gibelet en 1283. Et la dame de Beyrouth, quand elle fut contrainte à se remarier par le roi Hugues III, suscita l'intervention du sultan qui, se référant au traité conclu avec elle quelque temps plus tôt, fit savoir qu'il la considérait comme placée sous sa protection49. Au len-44 Ayyubids, Mamlûkes and Crusades, 90, 100. De tels accords sont intervenus en Occident entre des abbayes cisterciennes et certains donateurs, qui obtenaient que les religieux reçoi-vent leurs bêtes à l'abri dans leur domaine en cas de guerre avec leurs ennemis (par exemple, plusieurs actes en ce sens ont été conservés par l'abbaye bourguignonne de Fontenay). 45 De fait, si on n'a pas la preuve qu'une assurance de ce type avait été contractée par l'empe-reur Frédéric II, ce qui fut avancé par certains historiens, un passage d'Ibn al-Furat (Ayyu-bids, Mamlûkes and Crusaders, 83) nous montre Baîbars réclamant un droit de douane sur les présents que le roi de Castille envoyait au „Vieux de la Montagne" pour détourner les coups des assassins. 46 Joinville, Vie de Saint Louis, ed. N. de Wailly, nos 451-455 et 458-462. 47 Ayyubids, Mamlûkes and Crusaders, 146. 48 Mathieu Paris, Chronica Majora, ed. Luard, III, 488-489; Giovanni Soranzo, Il Papato, l'Europa cristiana e gli Tartari (Milano 1936) 33. 49 Robert Irwin, Iqta, 68-69; René Grousset, Histoire, III, 665-666.
152 Jean Richard demain de la Troisième Croisade, Saladin aussi avait concédé à des barons francs des seigneuries à tenir de lui50. Il faut donc tenir compte, lorsqu'on envisage les rapports entre les Francs d'Orient et leurs voisins musulmans, de tout cet ensemble de conventions, de con-cessions, de prises à cens ou à loyer, qui permettait aux chefs indigènes de s'accro-cher à leurs repaires et d'exercer leur autorité sur les districts qu'ils contrôlaient, tout en laissant aux Francs la perception de revenus qui contribuaient à assurer la rétribution du service des fieffés. Et, tout en concluant avec les princes musulmans des accords qui contrebalançaient ceux qu'ils passaient avec les Francs, ces dyna-stes assuraient aux Etats des Croisés une couverture qui les garantissait - plus ou moins - des offensives que pouvaient diriger contre eux leurs voisins de l'Est. Ils participaient ainsi au maintien de l'équilibre proche-oriental. 50 La cession de Sarepta à Renaud de Sidon et de Caymont à Balian d'Ibelin, comme celle de la plaine du 'Amq à Bohémond III (René Grousset, Histoire, III, 119,122), était-elle assortie de marques de dépendance envers Saladin? Beha al-Dîn rapporte un propos de Richard Coeur-de-Lion qui demandait à Saladin de lui céder Jaffa et Ascalon: „il est de règle chez les Francs que la personne à qui une autre a donné une ville devienne le partisan et le serviteur du donateur" et par conséquent, „les troupes que j'y installerai seront toujours à votre service" (Recueil des Historiens des Croisades, Historiens Orientaux, III, 334-335).
Jean Richard Vassaux, tributaires ou alliés? Les chefferies montagnardes et les Ismaïliens dans l'orbite des Etats des Croisés L'implantation des Croisés en terre d'Orient s'est réalisée à partir de l'occupation de grandes citadelles, et tout d'abord des chefs-lieux - ceux-là dont la possession avait permis aux Seljuqides et aux Fatimides, directement ou par l'intermédiaire de représentants plus ou moins tentés par une certaine dose d'indépendance, de faire reconnaître leur souveraineté, comme ils continuaient à le faire à partir des grandes villes qui étaient restées entre leurs mains1. En pays musulman, cette souveraineté s'exprime par la proclamation du nom du souverain dans la prière publique; elle se manifeste par la perception des impôts. En pays franc, un quadrillage du territoire repose sur l'attribution à des fieffés de territoires où ils exercent les droits souve-rains qui leur sont délégués, là où le suzerain ne s'est pas réservé la domination directe, sur des villages dont les habitants s'acquittent à leur égard du paiement de droits qui continuent les impôts antérieurs. D'un côté comme de l'autre, ceci sup-pose que les sujets reconnaissent leur autorité et le manifestent en s'acquittant de leur dû. C'est ainsi que la construction du château du Mont-Glavien, près de Bey-routh (1125) devait contraindre les villageois de la région à payer leurs redevan-ces2. Il en est de même quand le roi Amaury rebâtit le Daron, près de Gaza: ceci a permis aux paysans de venir s'établir sous la protection du château et au roi d'en percevoir les redevances3. Cette soumission semble aller de soi dans le périmètre qui entoure immédiatement les chefs-lieux ou les forteresses qui sont le siège du pouvoir. Au delà d'une certaine distance, et en fonction des conditions physiques qui caractérisent les diverses régions, il faut un acte d'adhésion plus ou moins volontaire, qui dépend de l'appréciation des forces en présence: les habitants de la région de Naplouse ont fait acte de soumission aux chefs francs lorsque l'établis-1 L'établissement de l'autorité princière à partir de la ville capitale a été mise en lumière, à propos de Damas, par Jean-Michel Mouton, Damas et sa principauté sous les Saljoukides et les Bourides (Institut français d'archéologie orientale. Textes arabes et études orientales, t. XXXIII, Damas 1994). 2 Fulcherii Carnotensis Historia Hierosoiymorum, livre III, ch. XLV, ed. Hagenmeyer, p. 771-772. 3 Willelmi Tyrensis, Chronicon (abrégé ci-après W.T.). XX, 19.
142 Jean Richard sement de ceux-ci à Jérusalem leur a paru solide4, et cela bien que certains d'entre eux soient restés irréductibles dans leur hostilité à l'égard des Chrétiens - il a fallu toutefois bien des années pour qu'ils se décident à émigrer5. On ne peut sous-esti-mer le rôle qu'ont joué dans ce processus les notables de chaque village, les chefs des clans, des tribus nomades ou sédentaires qui, au plan local, garantissaient l'obéissance de ceux qui relevaient d'eux aux princes, qu'ils fussent francs ou mu-sulmans6. En effet, les Francs, suivant en cela l'exemple de leurs prédécesseurs, laissaient aux populations une certaine marge d'autonomie. Nous avons sur ce point le témoignage d'Ibn Jubaïr, selon lequel les villages voisins de Tyr, en majo-rité musulmans, s'administraient eux-mêmes en payant leurs redevances aux sei-gneurs francs. A ceux-ci appartient le maintien de l'ordre, c'est-à-dire de la justice. Mais le règlement des affaires propres aux habitants du village et même des villes, qu'ils fussent chrétiens ou musulmans, était du ressort de leur ra'ïs, à qui il appar-tenait aussi sans doute de collecter les sommes à payer à celui qui, au regard des in-stitutions franques, était leur seigneur7. Mais, dès leur premier contact avec les ter-res syriennes, les Croisés ont rencontré des personnages qui jouissaient d'une au-torité beaucoup plus large - et qui, en fait, levaient les impôts à leur profit. Ce sont les chefs arméniens établis dans le Taurus et l'Osrhoène: ceux-ci avaient tenu les postes avancés de l'empire byzantin jusqu'à ce que la défaite de Romain Diogène les eût laissés à leurs seules forces. Isolés de l'empire, ils avaient composé avec les conquérants turcs qui leur avaient laissé certaines de leurs forteresses et le com-mandement de leurs bandes de guerriers, avec le gouvernement des territoires re-levant de ces places, sous réserve de la reconnaissance, au moins théorique, de l'au-torité des Seljuqides. A l'arrivée des Francs, ces chefs avaient fait acte de soumis-sion à ces derniers, en qui ils reconnaissaient, par-delà les divergences rituelles, des coreligionnaires. Mais ils ne s'interdisaient pas pour autant de reprendre éventuel-lement contact avec les princes musulmans, en tenant compte du rapport des for-ces. Les accusations réciproques de déloyauté, de convoitise, que Francs et Armé-niens portent les uns contre les autres, montrent que le climat de coopération ne fut pas sans nuages. Plus d'une fois les Francs ont jugé nécessaire de substituer leur autorité directe à des situations mal définies qui n'avaient pas la netteté des obliga-tions vassaliques en usage dans le monde franc. Le cas edessénien a ainsi une colo-ration très particulière8. 4 W.T., IX, 20: „De montibus Samarie ... quorundam suburbanorum reguli" apportent des présents à Godefroy de Bouillon qui assiège Arsûf. L'historien estime qu'ils venaient surtout s'assurer de la puissance des Francs. 3 /. Drory, Hanbalis of the Nablus région in the eleventh and twelfth century, in: Asian and African Studies 22 (1988) 93-112. 6 Cf. note 4: ce sont les reguli (ra'is) qui viennent apporter le témoignage de leur soumission. 7 Joshua, Prawer; „Minorities" in the crusader states, in: The impact of the crusades on the Near East, ed. Norman P. Zacour and Harry W. Hazard (A history of the Crusades, ed. in-chief Kenneth M. Setton, 5, Madison 1980) 101-104. 8 Monique Amouroux-Mourad, Le comté d'Edesse, 1098-1150 (Bibliothèque archéologique et historique, 128, Paris 1988). Nous nous référons aussi à l'ouvrage en préparation de Gér-ard Dédéyan.
Vassaux, tributaires ou alliés? 143 Les trois autres Etats latins se sont établis le long de la côte méditerranéenne. Leur expansion maximale les a amenés à occuper le sillon que parcourent l'Oronte, le Litani et le Jourdain, parfois à le dépasser pour une période plus ou moins longue - c'est le cas de la partie antiochénienne du pays d'Outre-Oronte, du Sawâd („terre de Suète"), de la Transjordanie. Mais, dans l'ensemble, la domi-nation franque n'a guère dépassé le massif montagneux constitué par le Jabal An-sariya, le Liban et ses prolongements méridionaux. Un voyageur de la seconde moitié du XIIe siècle, Jean Phocas, considérait ces montagnes, à partir de la région de Tripoli, comme séparant les terres des Francs de celles des Musulmans9. Les choses se compliquent du fait de la présence de tribus nomades et en parti-culier des Bédouins. Ceux-ci sont considérés comme des hommes relevant des sei-gneurs francs dans les actes où on les mentionne. Mais lorsque leurs terrains de parcours associent les steppes aux zones montagneuses, ils sont amenés à passer d'un ressort à l'autre et, sans nul doute, à payer des redevances pour échapper aux convoitises dont ils étaient l'objet (ainsi voit-on les Templiers prendre fait et cause pour leurs Bédouins, razziés par les turcoples des Hospitaliers de Gibelin, en 1179): la délimitation des zones de pâturage relevait de coutumes antérieures à la définition des limites des terres franques10. C'est donc essentiellement la zone montagneuse définie plus haut qui doit rete-nir notre attention. Les Francs n'ont pas manqué d'y édifier des forteresses et de s'assurer le contrôle des passes qui permettaient de franchir la ligne des crêtes pour être en mesure de prélever leur part des ressources des riches territoires situés à l'est de la chaîne de montagnes - que ce fût en vertu d'accords prévoyant le partage des récoltes, accords qui intervinrent en particulier à propos de la Beqa'a au profit des comtes de Tripoli, ou bien à la faveur de razzias. Les comtes de Tripoli, maîtres pendant un temps de Raphanée, de Montferrand, de Tuban, de Melechin et du Moinetre, se regardaient comme étendant leur pouvoir jusqu'au cours de l'Oronte et au lac de Homs. Ils ont dû y renoncer, en cédant aux Hospitaliers leurs droits sur les places-frontière, y compris celles qui contrôlaient la trouée où coule le Nahr el-Kebir (le Crac, Tell Kalakh), et même un moment Gibelacar (Akkar al-Atiq) d'où on lançait des raids qui pénétraient profondément en pays musulman11. 9 Recueil des Historiens des Croisades. Historiens grecs, I, 530. 10 Joshua Prawer, „Minorities", 63-65. Amaury, vicomte de Naplouse, vend à l'Hôpital des Bédouins de dix lignages différents, 103 tentes en tout, qui étaient ses hommes (1178: Röh-richt, Regesta regni Hierosolymitani, 560, 567); mais Baudouin III donne aux Hospitaliers, en 1160, 50 tentes de Bédouins „qui n'avaient jusqu'alors servi ni ses prédécesseurs, ni lui-même" (ibid. 355); et, en 1161, cédant à Philippe de Milly la seigneurie de Montréal, il se ré-serve „les Bédouins qui ne sont pas originaires de la terre de Montréal" au même titre que les dx'oits levés sur les caravanes qui vont d'Egypte à Bagdad (ibid. 366). Usâma ibn Munqidh ra-conte l'affaire d'une razzia menée par le sire de Panéas à l'encontre de pasteurs qui faisaient paître leurs troupeaux en forêt de Panéas: Hartwig Derenbourg, Autobiographie d'Ousâma, in: Revue de l'Orient latin 3-4 (1894) 393. " Jean Richard, Questions de topographie tripolitaine, in: Journal Asiatique 236 (1948) 53-59 (réimprimé in: Occident et Orient au Moyen-Age, contacts et relations [London 1976] VIII); Ayyubids, Mamlukes and Crusaders. Sélections from the Tarikh al-Duwal wa'l Muluk
144 Jean Richard Mais ces forteresses paraissent avoir été isolées dans la „montagne" où le peuple-ment franc semble être resté assez limité. La montagne, du fait de l'obstacle qu'elle opposait à toute pénétration, se prêtait à l'établissement de chefferies, naturellement disposées à échapper à l'exercice de toute autorité extérieure. S'il avait fallu, en 1125, bâtir le château de Mont-Glavien pour assurer la soumission des villages situés au nord de Beyrouth aux seigneurs de cette cité, la présence de l'armée royale devant Belhacem (Qalat Abi-al-Hassen) qu'elle assiégeait en 1128 (c'est là que mourut le patriarche Gormond) permet de supposer que la vallée de Belhacem et les montagnes avoisinantes (caveam Belcias-sem cum montants)12 formaient à proximité de Sidon un autre territoire qui échap-pait au contrôle des seigneurs de Sidon13. Plus à l'intérieur, des clans montagnards ont maintenu leur indépendance plus longtemps encore. C'est seulement lorsque Baudouin IV construisit le Chastellet du Gué de Jacob qu'il se décida à en finir avec les „brigands" (latrunculi) qui tenaient „un lieu situé dans les montagnes d'Acre, appelé Bacades, en notre langue le Bouquiau (Bucael) ... , lieu très agré-able, bien arrosé en dépit de son altitude et planté d'arbres fruitiers." „Forts de leur nombre et de leurs aptitudes guerrières", ces gens contraignaient les villages voisins à leur payer tribut, offraient un refuge aux malfaiteurs qui coupaient les routes, moyennant une part de leur butin, et étaient redoutés des Chrétiens comme des Musulmans. Le roi les ayant chassés de leur repaire, ils avaient trouvé refuge en pays damascain; mais ils avaient repris leurs raids. C'est au retour de l'un d'eux que l'armée royale les surprit, tuant ou capturant toute la bande, le 20 avril 117914. Du fait qu'ils s'étaient retirés en terre damascaine, doit-on conclure que, précédemment, ils se réclamaient du prince de Damas ? Les chefs indigènes qui se maintenaient dans de tels repaires avaient en effet lieu de contracter des assurances du côté musulman ou du côté franc. Un exemple nous en est fourni par la Cave de Tyron. C'était une grotte fortifiée qui dominait la haute vallée du Jourdain dans l'arrière-pays du Toron, région ca-ractérisée par ses vallées très encaissées15. C'est peut-être en profitant de l'affai-of Ibn al-Furat, transi. U. and M. C. Lyons, annot./. S. C. Riley-Smith (Cambridge 1971) II, 148. Ce dernier auteur rapporte que lorsque les Francs avaient acquis les forteresses de la montagne (1110), ils s'étaient engagés à ne pas s'en servir pour mener des razzias. 12 Paul Descbamps, Etude sur un texte latin énumérant les possessions musulmanes dans le royaume de Jerusalem, in: Syria, 23 (1942-1943) 90. 13 De l'absence du sire de Sidon dans l'armée qui assiégeait à nouveau Belhacem en 1161, M. H.E. Mayer a conclu que ce siège peut être mis en relation avec une révolte de ce seigneur - qui serait donc devenu maître de Belhacem après 1128 - contre le roi. 14 W.T., XXI, 25. Le Bouquiau fut dès lors regardé comme un fief du royaume de Jérusalem: cf. L. de Mas-Latrie, Quelques seigneuries de Terre-Sainte oubliées dans les Familles d'Ou-tre-Mer de Du Cange: les seigneurs de Saint-Georges, du Bouquiau et du Saor, in: Revue hi-storique 8 (1878). Richard de Cornouailles en obtint la restitution par le sultan en 1240. Cf. Jean Richard, The Latin Kingdom of Jerusalem, trad. J. Shirley (Amsterdam 1979) I 325; J. Prawer, Histoire du Royaume latin de Jérusalem, trad. G. Nahon (Paris 1969) I, 556-557; René Dussaud, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale (Paris 1927) 18. 15 Paul Deschamps, Etude, 89: „et hec terra protenditur per unam magnam dietam et amplius super Tyrum in cavas maximas."
Vassaux, tributaires ou alliés? 145 blissement de la puissance fatimide, qui s'acheva en 1124 par la prise de Tyr, que les muqaddam arabes du clan Tamini, qui s'étaient taillé un domaine dans le Wadi al-Taîm, s'étaient rendus maîtres de cette grotte; ils avaient réussi à empêcher les Ismaïliens de Damas de s'emparer de leur repaire. Le sheikh Dahlak ibn Jandal était, nous dit-on, en bons termes avec les Francs. Aussi, lorsque le maître de Damas, Ismaîl, s'empara de la Cave en 1133, les Francs réagirent aussitôt en met-tant le siège devant elle. Ils ne purent s'en emparer, mais ne renoncèrent pas à la ré-occuper: l'atabeg de Damas la leur restitua en 1139-1140. Ils s'y maintinrent jusqu'en 1165, date à laquelle Shirkûh la reprit. Il ne semble pas qu'elle était reve-nue aux mains de ses anciens détenteurs; Guillaume de Tyr nous dit seulement que les défenseurs, qui furent accusés de s'être laissé acheter, s'étaient réfugiés en terre musulmane, sauf leur chef, qui fut arrêté à l'improviste et pendu à Sidon. Ceci pourrait laisser supposer qu'il était Franc lui-même; mais le chroniqueur ne le pré-cise pas16. Plus au nord, nous recontrons deux émirats, dont l'histoire nous est connue par des sources tardives, mais qui ne semblent pas devoir être contestées17. Les émirs du Schouf, les Ma'an, un clan des Banu Rabia venu d'Iraq dans la première moitié du XIIe siècle, auraient été établis par l'atabeg Tughtekin, vers 1120, dans la vallée du Litani. Ils auraient fortifié, aux environs de 1145, Baeqlin, dans l'arrière pays de Sidon: l'émirat du Schouf semble donc avoir été une marche musulmane surveillant Sidon. Mais les textes d'origine franque font aussi connaître une seigneurie franque du Schouf dont les terres s'imbriquent dans celles des Ma'an. Ceux-ci avaient sans doute mis à profit la conquête de Sidon par Saladin pour s'étendre dans les terres qui relevaient de cette ville: lorsque le traité conclu entre le sultan et Richard de Cor-nouailles eût rétabli la domination des Francs dans cette région, ils assaillirent Sidon, en 1245, mais furent refoulés par les Francs venus de Beaufort et de Safet18. Quant aux Bohtor dont l'histoire a été racontée par un de leurs descendants, Sa-lih ibn Yahya, eux aussi revendiquaient une origine arabe, se rattachant à une tribu yéménite précédemment établie dans la région d'al-Bira19. C'est aussi Tughtekin qui les aurait attirés à Damas et poussés à s'installer à proximité de Beyrouth, dans le Gharb; Buhtur, fils d'Ali Ibn ai-Hussein, aurait participé en 1148 à la défense de Damas contre les Croisés. L'année précédente, il aurait reçu un diplôme du Buride Abaq, l'investissant de l'autorité sur les villages du Gharb. Son successeur Karama obtint de Nur al-Dîn confirmation du précédent diplôme: le Gharb lui était donné à titre d'iqtâ'; il y ajouta des villages voisins, à charge de fournir 40 cavaliers pour 16 Paul Deschamps, La Cave de Tyron, in: Mélanges syriens offerts à M. Dussaud (Biblio-thèque archéologique et historique 30,2, Paris 1939) II 873-882. 17 Toutefois, une étude récente avance que „in their diplomatie", les documents cités par Salih ibn Yahya „were probably forged": Robert Irwin, Iqtâ and the end of Crusader states, in the Eastern Mediterranean lands in the period of the crusades, ed. P. M. Holt (Warminster 1977) 69. 18 KamalS. Salibi, Maronite Historians of médiéval Lebanon (Beirut 1973); C. H. Churchill, Mount Lebanon (London 1853) I, 263-267; Steven Tibble, Monarchy and lordships in the Latin Kingdom of j'erusalem, 1099-1291 (Oxford 1989) 53 et suiv. 19 Kamal S. Salibi, The Buhturids of the Garb, in: Arabica 8 (1961) 74-97.
146 Jean Richard lutter contre les Francs (1157-1161)20. C'est lui qui s'établit à Sarahmûr, mais ses fils, qui avaient fait la paix avec les Francs, auraient été victimes, vers 1170, d'un guet-apens tendu par le gouverneur de Beyrouth, qui leur enleva Sarahmûr: ils se replièrent sur Tirdâla et Aramûn. Saladin leur rendit les terres perdues, et les Boh-tor entretinrent au XIIIe avec les Francs des rapports tantôt tendus, tantôt pacifi-ques. Baîbars les châtia parce qu'ils avaient été en correspondance avec les Francs de Tripoli (la tradition familiale affirmait qu'ils avaient été victimes des manoeu-vres d'un ennemi qui aurait forgé ces lettres) après leur avoir pardonné de s'être temporairement soumis aux Mongols en 1260. De nouveaux diplômes leurs rendi-rent leurs iqtâ Mais ceci ne les empêcha pas de bénéficier d'une concession de terre à Damur, par le sire de Sidon (1256) et d'une autre à Amrusiya, par celui de Beyrouth (1281). Cette dernière, qui était scellée d'un sceau de cire rouge et écrite en arabe par Georges, scribe du château, stipulait que les Bohtor empêcheraient les Musulmans de nuire aux Francs et restitueraient à ceux-ci les serfs qui s'échapperaient de leur terre21. Ainsi, l'émir pouvait-il à la fois être détenteur d'une iqtâ tenue de Damas et de concessions très proches d'une inféodation de la part des seigneurs francs. Sans doute avait-il d'autres engagements à l'égard de ceux-ci. Car nous retrouvons dans la bulle de 1184 confirmant les possessions de l'église de Beyrouth les casaux d'Ar am un, Tordele et la moitié de celui de Samalor22: on y reconnaît les trois rési-dences des Bohtor, Aramûn, Tirdâla et Sarahmûr, dont la troisième seule était alors aux mains des Francs. On sait que les églises latines pouvaient concilier la possession de villages avec leur concession à des laïcs, chrétiens latins ou orientaux, mais aussi musulmans, par le biais de contrats de location - et, au diocèse de Beyrouth, l'évêque perçoit des dîmes sur des terres possédées par des Grecs ou des gens d'autre nation23. Il n'est pas impossible que Karama ou ses enfants aient accepté de payer un cens à l'évêque, détenteur original de leurs repaires, après s'être mis en possession de ceux-ci, pour régulariser leur occupation. Il semble donc que, dans le pays de Tyr, de Sidon et de Beyrouth, les seigneuries franques aient accepté la présence de chefs musulmans relevant en principe de Da-mas, mais qui pouvaient se prévaloir de compromis en vertu desquels ils promet-taient de respecter les frontières de ces seigneuries, et de payer un tribut qui pre-nait pour les Francs la forme d'un cens. Cela n'empêche pas ces émirs de s'associer 20 KamalS. Salibi, Maronite historians, 107-109. 21 Ch. Clermont-Gasneau, Deux chartes des croisés dans des archives arabes, in: Recueil d'archéologie orientale 6 (Paris 1906) 1-30. 22 Rudolf Hiestand, Papsturkunden für Kirchen im Heiligen Lande (Göttingen 1985) 303. 23 Ibid cf. Rudolf Hiestand, Die Integration der Maroniten in die römische Kirche, in: Ori-entalia Christiana Periodica 54 (1988) 110-152. La possibilité d'affermer un domaine à un Musulman ou à un Chrétien non assujetti au paiement de la dîme est évoquée dans un acte publié par J. Delaville le Roulx, Cartulaire général de l'ordre des Hospitaliers, 1,114-115. Cf. aussi Jean Richard, Le paiement des dîmes dans les Etats des Croisés, in: Bibliothèque de l'Ecole des Chartes 150 (1992) 71-83.
Vassaux, tributaires ou alliés? 147 aux guerres menées contre ces derniers. Deux Bohtor ont été tués par les Francs dans le Kesrouan en 1241; les Ma'an ont attaqué Sidon en 1245. Et ce double jeu comporte des risques: Baîbars a accusé les Bohtor de trahison. Mais l'existence de ces petits états-tampons a été aussi un élément d'équilibre24. On a vu que la prise de possession de la Cave de Tyron détenue par un chef arabe, par les Burides de Damas, est apparue aux Francs comme une violation d'un état de choses considéré comme acquis, et entraîne une riposte de leur part. Les comtes de Tripoli aussi ont dû s'accommoder, dès les premiers temps de leur établissement, de la situation particulière des „montagnes"25. On sait que les Croi-sés ont bénéficié d'un appui des populations chrétiennes de celles-ci qui ont pu fa-ciliter le passage le long de la côte. Mais ces chrétiens ne se sont pas intégrés à l'état franc: ils ont conservé leur armature sociale, leur organisation en clans et en villa-ges. Un poème tardif, les „Exploits des Chefs" (Hurub al-Muqaddamin), a con-servé le souvenir des chefs maronites de la région comprise entre Tripoli et Bsharré: ceux de Bsharré et de Munaitira ont, à certains moments, cherché à s'af-franchir de la domination franque: celui de Lihfid a refusé de se rallier à l'un d'eux pour ne pas manquer à la fidélité qu'il devait au sire de Gibelet. Un texte du milieu du XIIe siècle fait état de la cession par le comte Raymond II à Guillaume du Crat, en échange de ses deux châteaux (le Crac et la Boquée) de „la cave de David le Sy-rien avec tout le raisagium de la Montagne"; nous avons cherché à définir ce que pouvait être ce raisagium, sans doute un pouvoir de commandement, celui d'un ra'ïs, sur les populations chrétiennes, appuyé sur la possession d'une grotte forti-fiée. Nous avons même supposé à titre d'hypothèse que cette grotte et ce pouvoir avaient pu être confisqués par le comte à la suite de la trahison des „Syriens qui ha-bitent les montagnes au-dessus de Tripoli", qui avaient livré le comte Pons à l'émir Bazwaj en 1137 et que son fils Raymond avait durement châtiés26. Ce raisagium, toutefois, a pu ne demeurer que temporairement aux mains du seigneur franc. Et les chevaliers pourvus de fiefs dans la „montagne" n'étaient pas subordonnés féodalement au nouveau „ra'ïs" franc. Le cadre féodal permettait d'asseoir des fiefs pour ces chevaliers sans leur transférer les pouvoirs de comman-dement des chefs de clans et de villages, qui devaient limiter leur dépendance à une promesse de fidélité, à la fourniture de contingents armés (le sire de Gibelet béné-ficiait de l'une ou de l'autre) et, sans doute, au paiement de redevances correspon-dant aux anciens impôts levés par leurs maîtres musulmans avant la conquête fran-que. Maronites et Melkites n'étaient pas les seuls habitants des montagnes sur les-24 Michael A. Köhler, Allianzen und Verträge zwischen fränkischen und islamischen Herr-schern im Vorderen Orient (Berlin 1991), a surtout insisté sur les équilibres recherchés au XIIe siècle, entre les principautés syriennes, chrétiennes et musulmanes. 25 En 1105, Guillaume Jourdain confirmait au Saint-Sépulcre la donation de l'église de Saint-Georges in montanis; Bohémond 1er avait donné à l'Hôpital trois casaux in montanis Antio-chiae (Röhricht, Regesta, nos 48,86). 26 Jean Richard, Cum omni raisagio montanee ... A propos de la cession du Crac aux Hos-pitaliers, in: Itinéraires d'Orient. Hommages à Claude Cahen (Res orientales 6,1994) 87-194.
148 Jean Richard quels les comtes de Tripoli exerçaient une certaine autorité. On nous parle des féroces Vanirli., ennemis jurés des chrétiens, qui pourraient être des Nosaîris27. Des chefs musulmans ont sans doute, eux aussi, dû se maintenir en acceptant une sou-mission plus ou moins effective envers les Francs. De tels accords sont intervenus dans la principauté d'Antioche. Lorsque le chef des Ismaïliens d'Alep, ou plutôt son lieutenant Abu'l Fath, s'empara d'Apamée après avoir tué le seigneur du lieu, Khalaf Ibn Mulaib, Tancrède - appelé, dit-on, par les chrétiens du lieu - se porta sur la ville en compagnie d'un fils de Khalaf et, ayant pris la cité, fit périr Abul Fath (1106): ainsi paraît-il avoir vengé la mort du précédent seigneur qui aurait donc accepté sa protection28, en même temps qu'il empêchait cette citadelle de passer dans des mains hostiles aux Francs. Une autre place forte, Abu Qubaïs, le Bukebis des Francs, paraît aussi avoir été tenue par un chef musulman qui se serait reconnu dépendant du prince d'Antio-che. Bohémond III en fit don aux Hospitaliers29, mais ceux-ci paraissent l'avoir laissée à un chef musulman qui leur payait tribut - ce tribut montant à 800 dinars par an. Il n'empêche que ce personnage servait en même temps Saladin, dans l'ar-mée duquel il se trouvait lors du siège d'Alep, lorsqu'il fit échouer une tentative d'assassinat dirigé contre ce même Saladin (1174-1175)30. Les Ismaïliens, qui sont apparus en Syrie avant la croisade, ont d'abord cherché à s'implanter dans les villes en profitant des bonnes dispositions à leur égard de certains princes musulmans, pour y établir des centres de propagande (dar al-dawa'a), et éliminer leurs adversaires. A Alep, Abu Tahir avait gagné la confiance de Ridwân et ce n'est qu'en 1112 que l'échec d'un coup de main préparé par ses af-fidés entraîna l'expulsion de ceux-ci31. On a vu qu'entre temps ils avaient essayé d'occuper certaines places (Apamée, Kafarlata) d'où Tancrède les expulsa. A Da-mas, un autre da'i, Bahram, a bénéficié de la faveur de Tughtekin et s'est fait don-ner par lui le château de Panéas (Baniyâs), comme place de sûreté (1126); il chercha à éliminer les sheikhs du Wadi al-Taîm. Des auteurs tardifs ont fait état d'une col-lusion entre les Assassins et les Francs auxquels les premiers auraient voulu livrer Damas en 1129; il semble qu'il faille écarter cette affirmation: les Francs ont mis à profit les troubles consécutifs au massacre des Ismaïliens par Buri pour tenter un coup de main sur Damas et se faire livrer Panéas par le lieutenant de Bahram32. 27 Burchard de Mont-Sion, Descriptio Terrae Sanctae, ed. J. C. M. Laurent, Peregrinatores medii aevi quatuor (Leipzig 1864), p. 29. Sur les Nosaîris, cf.: H. Lammens, Les Nosaîris dans le Liban, in: Revue de l'Orient chrétien VII (1902) 452-477. 28 Claude Cahen, La Syrie du Nord à l'époque des Croisades et la principauté franque d'An-tioche (Paris 1940) L 43. Tancrède a épargné le chef des Ismaïliens, Abu Tahir, qu'il a renvoyé à Alep, alors qu'il faisait périr Abu'l Fath. 29 Röhricht, Regesta, 428-649. „Bokebis" figure aussi dans la donation que le même Bohé-mond fit aux chevaliers de Santiago: Hans E. Mayer, Varia Antiochena (Hannover 1993) 117. 30 Ayyubids, Mamlûkes and Crusaders, 91. 31 Anne-Marie Eddé, Ridwan, prince d'Alep, in: Mélanges Dominique Sourdel (Paris 1989) 116-118. 32 Bernard Lewis, The Isma'ilites and the Assassins, in: A history of the Crusades, ed. in-chief K. M. Setton, I, The first hundred years, ed. M. W. Baldwin (Madison2! 969) 116-118.
Vassaux, tributaires ou alliés? 149 C'est la défaite subie par les Francs d'Antioche, en 1130, qui a permis aux Ismaï-liens de s'implanter dans le Jabal Ansariya, soit en achetant des places à des chefs locaux (celui d'Abu Qubaïs leur céda Qadmûs), soit en les enlevant aux Francs (Khariba) ou aux Munqidhites (Masyâf). Ils ont été sur le point de s'établir à Shaî~ zar en 1157 et, entre 1180 et 1186, les places franques du Jabal Bahra (Maniqa, Ollaiqa) semblent leur avoir été abandonnées33. Ainsi s'interposa entre les Etats francs et les territoires d'obédience seljuquide relevant des Zengides et des Aiyû-bides en Syrie intérieure une grande seigneurie tenue par les lieutenants du „Vieux de la Montagne". Pour assurer leur sécurité, ceux-ci pouvaient compter sur la ter-reur que répandaient leurs fidâ'i, qui „assassinèrent" Raymond II de Tripoli en 1152. Mais il leur fallait aussi composer avec leurs voisins pour se mettre à l'abri des opérations de reconquête des uns et des autres - d'autant que les Francs trou-vèrent une parade en installant sur leurs frontières les ordres militaires, moins sen-sibles aux menaces d'assassinat. Dès 1148-1149, un chef ismaîlien, Ali ibn-Wafa, a trouvé la mort auprès du prince d'Antioche, Raymond de Poitiers34. Les Assas-sins, que Jean Phocas définit comme des Sarrasins qui ne sont ni chrétiens, ni mu-sulmans35, ne reculaient donc pas devant des accords avec les Francs. En 1180, Bohémond III donnait aux chevaliers de l'ordre espagnol de Santiago le château de la Vieille (Bikisrail) avec celui de Gerennes; de ce dernier dépendent des casaux que le „Vieux des Assassins" a reçus du prince d'Antioche pour les tenir de celui-ci. Le mot de „fief", utilisé à propos d'Abu Qubaïs, n'est pas menti-onné ici, mais cette concession s'apparente à une inféodation36. Et lorsque Renaud Mazoir, sire de Margat, cède sa seignerie aux Hospitaliers, il cite parmi les dépen-dances de celle-ci Qadmûs, Ollaiqa et Maniqa, tous trois détenus par les Assas-sins37. Ces concessions peuvent être intervenues à la suite d'une occupation réali-sée par la ruse ou par la force, lorsque les Francs l'ont acceptée, soit parce qu'ils étaient hors d'état de reprendre ces places fortes, soit parce qu'ils craignaient, s'ils essayaient de le faire, de susciter l'intervention de quelque prince musulman. C'est ce qui arriva en 1213, lorsque le prince Bohémond IV, en représailles pour le meur-tre de son fils Raymond, tué par des fidâ'i dans l'église de Tortose, lança une atta-33 Claude Cahen, Syrie du Nord, 353; Paul Deschamps, Les châteaux des Croisés en Terre Sainte, III, La défense du comté de Tripoli et de la principauté d'Antioche (Paris 1973) 260-261, 333-336; Peter Thorau, Die Burgen der Assassinen in Syrien und ihre Einnahme durch Sultan Baîbars, in: Das Welt des Orients 18 (1987) 132-158. 34 Thorau, Die Burgen, 143. 35 Historiens grecs, I, 530. 36 „Illis casalibus quos concessimus tenendos Vetulo Assideorum": H. E. Mayer, Varia An-tiochena, 117. „Gerennes" serait Ghanneri, à l'est de Jabala: Paul Deschamps, Les châteaux, III, 74, 196, 337-338. 37 Paul Deschamps, Les châteaux, 336; Bernard Lewis, The Isma'ilites, 121; Peter Thorau, Die Burgen, 146, parle des „prétentions des Francs". Celles-ci peuvent, en fait, s'appuyer sur des conventions en forme. On sait qu'Ollaiqa avait été prise par le maître des Assassins, Si-nân.
150 Jean Richard que contre Al-Khawabi: il lui fallut lever le siège du fait de l'arrivée de secours venus d'Alep38. Les Ismaïliens étaient-ils assujettis à des obligations d'ordre militaire ? Ils ont pu rendre des services inavouables (on a accusé divers princes d'avoir utilisé les bons offices du „Vieux de la Montagne" pour se débarrasser d'adversaires39). Mis à part le cas déjà cité de 1148, on peut citer l'accusation portée par Saladin contre Sinân, qui aurait conclu une alliance avec les Francs et les Alépins, en 1181. Mais si l'Aiyûbide fut l'objet ces années-là de plusieurs tentatives d'assassinat40, on ne cite pas d'envoi de troupes par le sheikh de la Montagne à ses alliés supposés. Le paiement d'un tribut est bien assuré. Guillaume de Tyr a raconté comment Sinân envoya au roi Amaury, en 1173, des ambassadeurs dont le principal était Abû Abdallah, pour solliciter la suppression ou au moins la diminution du tribut de 2.000 besants qu'il devait envoyer aux Templiers. Sinân offrait même de se faire baptiser, offre qui pouvait ne pas paraître invraisemblable en ce moment où le grand maître d'Alamut avait aboli la shari'a et les pratiques coraniques. Amaury se montra très attentif et proposa même de prendre sur son propre trésor une rente de 2.000 besants pour dédommager le Temple. Mais le meurtre des envoyés par le templier Gautier du Mesnil mit fin à cette négociation41. Sans doute ce tribut ré-pondait-il à ce que les Assassins payaient au titre de leurs châteaux voisins des deux grandes forteresses du Temple, Chastel Blanc (Safitha) et Tortose. D'autres rentes étaient vraisemblablement dues au seigneur de Margat et à celui de Mara-clée; lorsque le seigneur de ce dernier château, détruit en 1188 par Saladin, le céda à l'Hôpital, en 1199, le maître des Assassins s'opposa à ce transfert qui aurait fait des Hospitaliers les voisins immédiats de Masyâf et d'al-Kahf, tout proches du Camel (Qalat al Qsair), dépendance de Maraclée. Bohémond IV, timoré domini Assessi-norum compulsus, obtint des Hospitaliers de conserver, sa vie durant, Maraclée et le Camel42. Les chevaliers en prirent cependant possession43 et l'Hôpital conserva jusqu'au temps du sultan Baîbars une rente de 1200 dinars et 100 mesures de blé par an, qui était sans doute celle que percevait avant 1199 le sire de Maraclée. 38 René Grousset, Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem, III (Paris 1936) 195-196. 39 Lors du meurtre de Conrad de Montferrat, Richard Coeur-de-Lion fut soupçonné d'avoir demandé l'aide des Assassins, alors que d'autres pensaient à un acte de représailles du „Vieux de la Montagne": René Grousset, Histoire, III, 92; Bernard Lewis, The Isma'ilites, 125-127. En 1194, lorsque Henri de Champagne visite „le Vieux", celui-ci lui offre de faire tuer qui-conque gênerait le seigneur du royaume de Jerusalem: René Grousset, Histoire III, 133-134. 40 En 1174-1175, des assassins sont démasqués de justesse. En 1177, une tentative échoue lors du siège de 'Azâz. Saladin veut alors attaquer Masyâf à tître de représailles; il recule devant une nouvelle menace d'assassinat. 41 Sur cette affaire, cf. W.T. XX, 29-30; René Grousset, Histoire, II (Paris 1934) 598-602. Amaury châtia le coupable et parvint à éviter que les Ismaïliens usent de représailles. 42 Jean Richard, Les comtes de Tripoli de la dynastie antiochénienne et leurs vassaux, in: Crusade and Settlement, ed. P. W. Edbury (Cardiff 1985) 214, n.ll. Le tribut payé à Margat est cité par Wilbrand d'Oldenburg, Peregrinatio (Laurent, Peregrinatores, 170). 43 L'assassinat du jeune Raymond d'Antioche, à Tortose, est peut-être la conséquence de cette rupture de l'accord passé à propos de la seigneurie de Maraclée.
Vassaux, tributaires ou alliés? 151 Baîbars reprochait aux Assassins d'avoir mis en sûreté dans leur territoire les troupeaux des Francs, lorsque son armée ravageait leur terre: nous pourrions avoir ici l'indice d'une clause de l'accord intervenu entre Francs et Assassins, pour dimi-nuer les pertes que les premiers pouvaient subir du fait d'attaques musulmanes44. Le paiement du tribut étant difficilement supporté: en 1250-1251, Saint Louis étant à Acre, le „Vieux" chercha à l'intimider pour obtenir la diminution de la somme qu'il devait au Temple et à l'Hôpital. Il prétendait même obtenir du roi de France le paiement d'une somme qui le mettrait à l'abri d'un assassinat (de telles assurances étaient, disait-il, d'usage courant45). Mais le roi donna sa réponse en présence des maîtres des deux ordres, qui menacèrent d'user de représailles si les Assassins se dérobaient à leurs obligations46. Ces accords ne mettaient pas les Francs à l'abri des meurtres commis par les fidâ'i, comme le montre l'assassinat de Philippe de Montfort en 1270. Mais on sait que les Assassins avaient fini par fournir des tueurs à gages à qui voulait les employer: si Baîbars avait fait „assassiner" Philippe, Bohémond VI aurait loué les services de deux fidâ'i d'Ollaiqa pour tuer le sultan47. Ces accords n'en assuraient pas moins la permanence d'un modus vivendi. La secte ismaîlienne avait une autre envergure que les modestes chefferies de la montagne libanaise ou les émirats du Schouf et du Gharb; on prétendit que le „Vieux" avait pressenti les rois de France et d'Angleterre pour s'allier avec eux contre les Mongols48. Mais les châteaux des Assassins entraient, comme les repaires des émirs et des moqaddam, dans le sy-stème franc. On peut remarquer d'ailleurs que ce type d'accomodements n'a pas joué à sens unique. Quand Baîbars entreprit de conquérir le littoral sur les Francs, certains de ceux-ci n'hésitèrent pas à essayer de conserver leurs forteresses en les prenant au sultan à titre d'iqtâ': ce qui aurait été le cas de Jean d'Ibelin lui-même, pour son château de Jaffa, en 1266, comme plus tard du sire de Gibelet en 1283. Et la dame de Beyrouth, quand elle fut contrainte à se remarier par le roi Hugues III, suscita l'intervention du sultan qui, se référant au traité conclu avec elle quelque temps plus tôt, fit savoir qu'il la considérait comme placée sous sa protection49. Au len-44 Ayyubids, Mamlûkes and Crusades, 90, 100. De tels accords sont intervenus en Occident entre des abbayes cisterciennes et certains donateurs, qui obtenaient que les religieux reçoi-vent leurs bêtes à l'abri dans leur domaine en cas de guerre avec leurs ennemis (par exemple, plusieurs actes en ce sens ont été conservés par l'abbaye bourguignonne de Fontenay). 45 De fait, si on n'a pas la preuve qu'une assurance de ce type avait été contractée par l'empe-reur Frédéric II, ce qui fut avancé par certains historiens, un passage d'Ibn al-Furat (Ayyu-bids, Mamlûkes and Crusaders, 83) nous montre Baîbars réclamant un droit de douane sur les présents que le roi de Castille envoyait au „Vieux de la Montagne" pour détourner les coups des assassins. 46 Joinville, Vie de Saint Louis, ed. N. de Wailly, nos 451-455 et 458-462. 47 Ayyubids, Mamlûkes and Crusaders, 146. 48 Mathieu Paris, Chronica Majora, ed. Luard, III, 488-489; Giovanni Soranzo, Il Papato, l'Europa cristiana e gli Tartari (Milano 1936) 33. 49 Robert Irwin, Iqta, 68-69; René Grousset, Histoire, III, 665-666.
152 Jean Richard demain de la Troisième Croisade, Saladin aussi avait concédé à des barons francs des seigneuries à tenir de lui50. Il faut donc tenir compte, lorsqu'on envisage les rapports entre les Francs d'Orient et leurs voisins musulmans, de tout cet ensemble de conventions, de con-cessions, de prises à cens ou à loyer, qui permettait aux chefs indigènes de s'accro-cher à leurs repaires et d'exercer leur autorité sur les districts qu'ils contrôlaient, tout en laissant aux Francs la perception de revenus qui contribuaient à assurer la rétribution du service des fieffés. Et, tout en concluant avec les princes musulmans des accords qui contrebalançaient ceux qu'ils passaient avec les Francs, ces dyna-stes assuraient aux Etats des Croisés une couverture qui les garantissait - plus ou moins - des offensives que pouvaient diriger contre eux leurs voisins de l'Est. Ils participaient ainsi au maintien de l'équilibre proche-oriental. 50 La cession de Sarepta à Renaud de Sidon et de Caymont à Balian d'Ibelin, comme celle de la plaine du 'Amq à Bohémond III (René Grousset, Histoire, III, 119,122), était-elle assortie de marques de dépendance envers Saladin? Beha al-Dîn rapporte un propos de Richard Coeur-de-Lion qui demandait à Saladin de lui céder Jaffa et Ascalon: „il est de règle chez les Francs que la personne à qui une autre a donné une ville devienne le partisan et le serviteur du donateur" et par conséquent, „les troupes que j'y installerai seront toujours à votre service" (Recueil des Historiens des Croisades, Historiens Orientaux, III, 334-335).
Chapters in this book
- Frontmatter I
- Inhalt V
- Zur Einführung VII
- Verzeichnis der Tagungsteilnehmer XI
- Families, Crusades and Settlement in the Latin East, 1102–1131 1
- King Consorts of Jerusalem and their Entourages from the West from 1186 to 1250 13
- Einwanderer in der Kanzlei und am Hof der Kreuzfahrerkönige von Jerusalem 25
- Der lateinische Klerus der Kreuzfahrerstaaten: geographische Herkunft und politische Rolle 43
- Durchreisende und Zuwanderer 69
- Famagusta Society ca. 1300 from the Registers of Lamberto di Sambuceto 87
- Italian Migration and Settlement in Latin Greece: The Impact on the Economy 97
- Some New Sources on Palestinian Muslims before and during the Crusades 129
- Vassaux, tributaires ou alliés? 141
- Le rôle politique et militaire des Arméniens dans les Etats croisés pendant la première partie du XIIe siècle 153
- The Role and Meanings of Crusader Architectural Decoration: From Local Romanesque Traditions to Gothic Hegemony 165
- Personenregister 179
- Backmatter 188
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