Home Surinterprétation idiomatique en sémiotique de la traduction : De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad et ses traductions turques
Article Open Access

Surinterprétation idiomatique en sémiotique de la traduction : De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad et ses traductions turques

  • Sündüz Öztürk Kasar EMAIL logo and Didem Tuna
Published/Copyright: January 22, 2024

Resumé

Dans cette étude, nous nous proposons d’analyser de la perspective sémiotique de la traduction l’œuvre intitulée De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad, écrivaine francophone, qui a une identité multiculturelle étant donné qu’elle est princesse ottomane du côté de sa mère et princesse indienne du côté de son père. Née à Paris dans des conditions de la Deuxième guerre mondiale, et orpheline de mère à l’âge d’un an et demi, Kenizé Mourad a été élevée dans le contexte culturel français car son père en Inde ignorait qu’elle était vivante. Dans cette œuvre, elle raconte l’histoire tragique de sa mère en exil, la Princesse Selma, petite-fille du Sultan Mourad V, padischah ottoman. Nous abordons le texte et ses deux traductions turques intitulées toutes les deux Saraydan Sürgüne pour étudier les conséquences de la transformation des expressions neutres en français en des locutions idiomatiques en turc. Nous menons à bien cette interrogation au prisme de la notion de surinterprétation conçue dans le cadre de la Systématique de la désignification en traduction comme « un commentaire excessif du sens de l’original » tout en analysant en quoi les expressions idiomatiques constituent la surinterprétation et de quelle manière elles naturalisent le discours original.

Abstract

In this study, we propose to analyze, from the perspective of semiotics of translation, the work entitled De la part de la princesse morte by Kenizé Mourad, a French-speaking writer, who has a multicultural identity in that she is an Ottoman princess on her mother’s side and an Indian princess on her father’s side. Born in Paris under the conditions of World War II and orphaned by her mother at the age of one-and-a-half, Kenizé Mourad was raised in a French cultural context because her father in India did not know that she was alive. In this work, she tells the tragic story of her mother in exile, Princess Selma, granddaughter of Sultan Murad V, Ottoman padishah. We approach the text and its two Turkish translations, both entitled Saraydan Sürgüne, in order to study the consequences of the transformation of neutral expressions in French into idiomatic expressions in Turkish. We carry out this questioning through the prism of the notion of over-interpretation, conceived within the framework of the Systematics of Designification in Translation as “an excessive commentary on the meaning of the original” while analyzing in what ways the idiomatic expressions constitute overinterpretation and how they naturalize the original discourse.

1 Introduction : perspective et problématique

Dans ce travail,[1] nous tâcherons de mener à bien une analyse de la traduction littéraire en adoptant un point de vue interdisciplinaire entre la théorie sémiotique et la théorie traductologique étant donné que ces deux théories se retrouvent au souci de saisir des signes qui bâtissent un texte littéraire, de les analyser, de les interpréter et de les rendre à juste titre dans le contexte d’arrivée. Les signes actualisent des significations à la fois par leur contenu et par leur forme. Aussi les formes linguistiques qui précisent le style d’un auteur entrent-elles en jeu dans l’activité traduisante et doivent-elles être tenues en compte. Un style idiomatiquement marqué fait un autre effet sur le lecteur et assure une différente saisie du texte. Nous allons interroger ce sujet du point de vue de la sémiotique de la traduction sur un corpus qui illustre la problématique du transfert stylistique en traduction.

1.1 De la sémiotique à la sémiotique de la traduction

La sémiotique vise à analyser la constitution et la réception du sens dans un système de signes. Dans le domaine du langage, les fondements de la théorie sémiotique sont établis au début de vingtième siècle par deux théoriciens de deux côtés de l’Océan Atlantique, qui s’ignoraient l’un l’autre : il s’agit de Charles Sanders Peirce, philosophe américain, et de Ferdinand de Saussure, linguiste suisse. Mais il a fallu attendre un demi-siècle pour l’émergence de la discipline et cela a été, pour le côté européen, au sein de la linguistique contrairement à la prévision de son précurseur genevois qui plaçait la linguistique sous une théorie générale de signes qu’il reliait à la psychologie générale. C’est donc dans les années 1960 et par l’initiative d’un savant français d’origine lithuanienne, Algirdas Julien Greimas, épaulé par les linguistes français Jean-Claude Coquet et Michel Arrivé et d’autres chercheurs que la sémiotique européenne est née au sein de l’École de Paris. L’aventure de la sémiotique américaine a suivi un autre processus puisque son précurseur n’a connu qu’une notoriété posthume.

La théorie sémiotique s’intéresse à tout système de signes que ce soit verbal, pictural, plastique, culturel, etc. Mais l’intérêt porté à l’activité traduisante apparaît surtout à partir des années 1990 malgré l’article intitulé « A Semiotic Approach to the Theory of Translation » de Ludskanov (1975). Étant donné que la traduction consiste à saisir un univers sémiotique bâti dans un texte de départ pour le reproduire dans un texte d’arrivée, une fructueuse collaboration entre la théorie du signe et la théorie de la traduction est prévue par des chercheurs en traduction qui ont une formation en sémiotique tels que Eco (2010), Fabbri (2020), Gorlée (1994), Kourdis (2019), Nowotna (2002, 2019, 2021, Öztürk Kasar (2003, 2009, 2016, et d’autres.

Selon la Théorie des instances énonçantes élaborée par Coquet (1997, 2007, 2022, derrière chaque discours se trouvent un producteur et un récepteur, et ces rôles sont sans cesse interchangeables. Lorsque le producteur du discours termine sa parole, il commence à écouter et devient le récepteur, et vice versa. Le discours en tant que « le langage mis en action, et nécessairement entre partenaires » (Benveniste 1966 : 258) est réalisé grâce à cette coopération, et la signification est formée non seulement par ce que le producteur du discours dit, mais aussi par ce que le récepteur du discours en déduit. Quant au traducteur, il est à la fois récepteur du texte source et producteur du texte cible. Cependant, il arrive que l’univers sémiotique du texte source ne corresponde pas entièrement à celui qui est produit dans le texte cible en raison des transformations de sens survenues à de différents degrés dans le texte cible. Ces transformations potentielles peuvent être traitées dans le cadre de la Systématique de la désignification en traduction (Öztürk Kasar 2020).

1.2 Systématique de la désignification en traduction

Des travaux de sémiotique de la traduction existent également en Turquie depuis les années 2000 au sein de l’Université technique de Yıldız où les cours de sémiotique appliquée à la traduction sont menés à bien par Sündüz Öztürk Kasar, à tous les niveaux académiques, de licence, de master et de doctorat. En s’inspirant de la Systématique des tendances déformantes d’Antoine Berman (1999 : 49–68) mais voyant le problème du point de vue sémiotique, Öztürk Kasar conçoit une systématique qui regroupe et classifie les atteintes portées à l’univers du sens du texte original lors de sa traduction d’une langue à l’autre. Cette systématique dite d’abord Systématique des tendances désignifiantes est présentée en 2008 à Paris au colloque intitulé Les traces du traducteur, et le travail est publié l’année suivante (Öztürk Kasar 2009). Öztürk Kasar continue à la développer en multipliant des études sur différents corpus en même temps qu’elle dirige au sein de l’École doctorale de l’Université technique de Yıldız plusieurs thèses qui se servent de cette systématique comme cadre de réflexion et d’analyse. La version ajournée et définitive est publiée en 2020 dans la revue Parallèles de l’Université de Genève sous une nouvelle appellation : Systématique de la désignification en traduction (Öztürk Kasar 2020). Cette systématique classifie les préjudices au sens et à la signification, volontaires ou involontaires, conscientes ou inconscientes, survenus pendant le travail du traducteur. Il s’agit d’un processus qui va de la démesure sémantique jusqu’à l’abolition complète du sens. Ce processus comporte une dégradation à neuf degrés de tendances désignifiantes réparties équitablement dans trois niveaux de désignification : ainsi, les traductions désignifiées dites surtraduction, mé-traduction et sous-traduction se placent au niveau de la modification du sens, celles appelées para-traduction, dé-traduction et contre-traduction se réalisent au niveau de la transformation du sens et celles nommées anti-traduction, a-traduction et non-traduction surviennent au niveau de la détérioration du sens. Dans plusieurs travaux d’analyse sémio-traductologique, la Systématique de la désignification en traduction est utilisée comme cadre de référence méthodologique (cf. Can Rençberler 2021; C. Çelik 2022; K. Çelik 2022; Gülmüş Sırkıntı 2021; Kuleli 2018; Tuna 2020; Tuna et Kuleli 2017; Tuna et Çelik 2021; Yaman 2022 ; Yanya 2020, et d’autres).

1.3 Surinterprétation par l’usage des locutions idiomatiques

Au premier degré de la systématique, la tendance de surinterpréter désigne une attitude qui « fournit un commentaire excessif du sens de l’original ou rend explicite un sens implicite du texte de départ ; elle transmet finalement un sens excessif et produit une surtraduction » (Öztürk Kasar 2020 : 160). La surinterprétation porte une grande atteinte dans certains exemples en affichant une signification cachée volontairement dans l’original ; une telle surtraduction est sûrement à éviter. Mais dans d’autres cas où il s’agit d’une surinterprétation mineure à valeur d’expliciter un signe méconnu dans le contexte d’arrivée, elle peut être acceptable. Bien évidemment, les exemples de deuxième type ne rentrent pas dans la classification de la systématique des tendances désignifiantes.

Le Trésor de la langue française [2] définit ce qu’est l’expression idiomatique en citant la définition donnée par Aristita Negreanu dans son article « ldiomaties françaises, idiomaties roumaines » : « Nous considérons comme idiomatique : Toute lexie complexe saisie comme une seule signification formée par des éléments lexicaux soudés. Est idiomatique à l’intérieur de la chaîne syntagmatique, tout segment de plusieurs éléments lexicaux à signifié unique, par la cohésion indestructible de toutes les unités (A. NEGRENU [sic] ds Cah. Lexicol. 1975, no 27, p. 118) ».[3]

Les expressions idiomatiques sont des formulations qui portent les couleurs et les images locales d’une langue-culture : le sens de l’expression n’est pas la totalité des significations de ses éléments. Ainsi, l’expression idiomatique turque etekleri zil çalıyor est constituée par les éléments suivants :

etek + ler + i : ses jupes (ou leurs jupes)

jupe + suffixe du pluriel + suffixe de la possession pour la 3ème personne du singulier ou du pluriel

zil : cloche (la)

çal + ıyor : [il/ils ou elle/elles] tinte(nt), sonne(nt)

radical du verbe çalmak [tinter, sonner] + suffixe de conjugaison du présent indicatif [+ l’absence du suffixe de la personne montre qu’il s’agit de la troisième personne du singulier, et plus rarement, dans des cas particuliers comme ici, de la troisième personne du pluriel]

Par conséquent, une traduction mot à mot de l’expression serait « les cloches de ses (ou leurs) jupes tintent (ou sonnent) ». En fait, derrière cette expression imagée, il s’agit tout simplement d’une personne très heureuse. L’expression est utilisable même pour un homme alors que dans la culture turque, les hommes ne portent pas des jupes ; tellement le sens premier des mots constituants est effacé. Donc cette expression qui signifie que la personne est très heureuse ne trouve pas forcément son correspondant exact imagé dans une autre langue.

Dès lors, nous nous posons les questions suivantes : Quels seraient les enjeux de la transmission des expressions neutres par des locutions idiomatiques ? Quelles seraient les conséquences de la surinterprétation idiomatique dans la traduction des œuvres littéraires, et plus particulièrement, dans les traductions turques du roman intitulé De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad?

2 Corpus : De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad et ses deux traductions turques

Dans notre analyse, nous allons aborder une œuvre biographique qui présente la vie d’une Princesse ottomane ayant parcouru l’Europe et l’Asie dans sa courte vie sous l’ombre de cinq grandes guerres dans la première moitié du vingtième siècle. Aussi le texte nous fait-il visiter quatre métropoles de langue et de culture différentes très éloignées géographiquement l’une de l’autre : il s’agit des villes d’Istanbul, de Beyrouth, de Lucknow et de Paris représentées dans quatre parties différentes du roman. Kenizé Mourad, l’auteur de ce roman intitulé De la part de la princesse morte est la fille orpheline de cette princesse ottomane dont elle trace le portrait à partir des documents, des photos et des informations qu’elle a obtenus au bout de longues recherches car lorsqu’elle a perdu sa mère, elle n’était qu’un bébé, et donc n’avait pas de souvenir d’elle. Notre corpus contient également les deux traductions turques du roman de Kenizé Mourad (1987) parues sous le même intitulé Saraydan Sürgüne ; la première traduction (Mourad 1990) est réalisée par Esin Çelikkan et publiée en 1990 par les éditions ISIS à Istanbul alors que la seconde version (Mourad 2012) appartient aux deux traductrices, Nuriye Yiğitler et Gökçe Tuncer et elle est publiée pour la première fois en 2012 par les éditions Everest et rééditée plusieurs fois de suite.

2.1 Kenizé Mourad, sa vie exceptionnelle et ses œuvres

Kenizé Mourad est née à Paris au commencement de la Seconde Guerre Mondiale. Sa mère est la Princesse ottomane Selma, petite fille du Sultan Mourad V et son père est le rajah Seyyid Sacid Hüseyin Ali, gouverneur de l’État de Badalpour en Inde. Orpheline de mère à l’âge d’un an et demi déjà, elle a été élevée en France d’abord par une famille suisse, et ensuite, par des familles françaises qui ont assuré le relais pour différentes raisons. Son père qui a ignoré qu’elle vivait après le décès de sa mère a su la vérité tardivement et il a essayé de la rejoindre par le biais des ambassades de deux pays, mais la quête s’est soldée en échec. Elle est partie à la recherche de ses origines paternelles à l’âge de 21 ans et est allée en Inde pour faire la connaissance avec son père et ses demi-frères. Puis, elle a achevé ses études de journalisme à la Sorbonne et a commencé à travailler en tant que journaliste. Elle est allée en Palestine en pleine guerre pour une mission de journalisme. Lorsqu’elle avait 40 ans, elle a pris la décision décisive de sa vie : quitter son métier de journaliste et commencer à écrire. Sa recherche d’identité a continué pour rejoindre ses origines maternelles en Turquie. Le résultat de ses recherches est le roman intitulé De la part de la princesse morte publié en 1987 qui raconte l’histoire tragique de sa mère morte en exil. Le livre devient un best-seller, il est traduit en une trentaine de langues et publié dans plus de quarante pays. Vient après le roman intitulé Le jardin de Badalpour, un livre semi-autobiographique paru en 1998. En 2003, elle a publié un livre fruit de son expérience de journaliste, ce livre intitulé Le parfum de notre terre regroupe ses reportages avec des Palestiniens et des Israéliens. Elle a continué à écrire des romans et elle a publié en 2010 Dans la ville d’or et d’argent et en 2018 Au pays des purs. Tous les livres de Kenizé Mourad, excepté Le jardin de Badalpour, sont traduits en langue turque.

Le livre que nous allons étudier dans ce travail, De la part de la princesse morte, relate une histoire qui passe dans quatre pays différents, Turquie, Liban, Inde et France. Les événements se situent dans la période de la fin de l’Empire ottomane et du début de la République turque fondée en 1923. Comme les membres de la dynastie ottomane doivent quitter le pays lorsque la République supplante le régime des sultans, l’héroïne du roman, la Princesse Selma, va au Liban avec sa mère, son frère et leurs serviteurs ; le Liban est sous la domination française dans ces années-là. L’histoire continue en Inde où la Princesse se rend pour épouser le rajah de Badalpour et se termine à Paris où elle va pour s’éloigner des troubles sociaux et politiques en Inde et qu’elle met au monde sa fille dans des conditions très difficiles puisque la guerre éclate en Europe et que la ville de Paris est occupée par des Allemands.

Mourad a fait de longues recherches sur ses origines, à la fois maternelles et paternelles, en Turquie et en Inde. Elle essaie d’appréhender et de montrer la différence de ces deux cultures. D’autre part, elle est née et a grandi à Paris dans le contexte de langue et de culture françaises. Fruit exceptionnel d’une telle mosaïque, elle pense que l’identité dépasse la famille et la religion. Pour elle, l’essentiel est d’être humain ; les différences de langue, de culture, de religion ou d’origines n’importent point.[4]

2.2 Contenu et particularité du roman choisi : De la part de la princesse morte et ses deux traductions turques

Le livre est structuré en quatre parties dont chacune relate les événements survenus dans un pays différent, d’ailleurs les parties portent comme titres les noms de ces pays, Turquie, Liban, Les Indes et France. Nous pouvons même considérer chaque partie comme un livre indépendant puisque d’une partie à l’autre la perspective socio-culturelle est foncièrement différente. Dans ces quatre pays, la Princesse Selma rencontre cinq guerres ; par conséquent :

Tous les espaces traversés par cette princesse se présentent comme des espaces dysphoriques. Certains comme Beyrouth et Paris peuvent apparaître comme étant euphoriques au départ, avec des « thés dansants », des « bals », des « amours », etc., mais ils ne tardent pas à devenir des espaces dysphoriques et finissent tous par se transformer en des espaces de souffrance. (Öztürk Kasar 2017 : 584)

La première partie concerne la Turquie, et reflète la culture turque et la société ottomane dans la ville d’Istanbul au premier quart du vingtième siècle. Dans cette partie, beaucoup d’éléments culturels représentent la façon de vivre à la fois du peuple et des souverains ottomans du palais, leur façon de s’habiller (fez, tcharchaf et stambouline), de s’amuser (parties de hammam entre femmes et la dance du ventre), de se saluer (baiser la main d’une personne plus âgée, s’incliner et temennah devant le Sultan ainsi que les sultanes c’est-à-dire, mère, épouses, sœurs ou filles du Sultan), etc. La gastronomie turco-ottomane, la relation femme-homme, la séparation des mondes de femmes et d’hommes, l’interdit concernant les hommes dans le harem dont la garde est assurée par des eunuques, la rivalité entre les geuzdé, favorites du Sultan, les privilèges des princesses, seules femmes ottomanes ayant droit de divorcer et qui reçoivent un palais comme cadeau de mariage, le malheur des princes à cause de l’usage de fratricide reconnu par les ulema (les docteurs de la loi) peignent une atmosphère qui pourrait faire passer le texte en français comme une traduction d’autant plus que l’auteure utilise également des mots empruntés à la langue turque.

Dès lors, la première partie des traductions turques consacrée à la Turquie pourrait se faire passer pour un texte original en raison du contexte socio-culturel et de l’usage du langage. Cette impression est renforcée davantage lorsqu’il s’agit des locutions idiomatiques pour transmettre des expressions neutres du texte en français. Dans ce travail, nous allons analyser une douzaine de locutions idiomatiques de la langue turque, qui remplacent des expressions dénotatives en français. Par le surplus connotatif et imagé qu’elles apportent, ces locutions idiomatiques donnent un caractère d’originalité au texte traduit qui n’est en fait que rétro-traduit puisqu’il est ramené à son contexte d’origine. Par conséquent, nous allons les considérer comme exemples de surtraduction suivant la Systématique de la désignification en traduction et tâcher de montrer l’enjeu de leur usage.

3 Analyse sémio-traductologique des exemples de surtraduction idiomatique

Nous allons analyser douze exemples choisis dans la première partie du roman au prisme de la notion de surinterprétation conçue dans le cadre de la Systématique de désignification en traduction littéraire ; cette systématique définit la surinterprétation comme « un commentaire excessif du sens de l’original » (Öztürk Kasar 2020 : 160). Notre analyse vise à montrer en quoi les expressions idiomatiques constituent la surinterprétation et de quelle manière le discours original en français est accoutumé au contexte turc avec un surplus sémantique.[5]

Exemple 1
TS Très conscient de ses intérêts, il sait céder un peu pour obtenir beaucoup (21).
TC1 Nerede çıkarı olduğunu iyi bilenlerden olduğu için, kaz gelecek yerden tavuk esirgemeyenlerdendi (6).
TC2 Nereden menfaat elde edeceğini gayet iyi bildiği için, kaz gelecek yerden tavuğu esirgemezdi (11).

L’expression française « céder un peu pour obtenir trop » actualisant le sens premier de ses constituants, n’a pas de caractère idiomatique. Tandis que l’expression turque « kaz gelecek yerden tavuğu esirgememek [délaisser /offrir/ ne pas épargner un poulet afin de recevoir une oie] » actualise un sens métaphorique qui signifie « faire de petits sacrifices pour de grands avantages espérés ». Par conséquent, il s’agit d’une surinterprétation en raison du fait qu’une expression dénotative en français est rendue en turc par une locution idiomatique qui crée une image très particulière et cause une différence de style et d’emphase.

Exemple 2
TS Se pourrait-il que sa maîtresse désire passer incognito, et justement lorsque son époux, Haïri Bey, est en voyage? (23)
TC1 Acaba Sultan Hazretleri, tam da eşi Hayri Bey seyahatte iken, tebdil mi gezmek istiyordu? (7–8)
TC2 Acaba sultan hazretleri, tam da kocası Hayri Bey seyahatteyken tebdil mi gezmek istiyordu? (13)

L’adverbe incognito en français signifie « sans se faire connaître, sans révéler sa véritable identité, en usant même d’un faux nom, pour échapper aux règles du protocole ou pour préserver sa liberté » [6] et il est utilisé pour n’importe quel sujet. Alors que l’expression « tebdil gezmek [se promener en s’étant déguisé] » en turc n’est utilisée que pour le Sultan et les sultanes qui se déguisent afin de se promener dans la ville parmi le peuple sans être connus. L’expression qui n’a pas de couleur ni de valeur particulière en français le gagne au retour à son origine. Cette transmission imagée constitue une surinterprétation qui naturalise le récit.

Exemple 3
TS Sa table est toujours somptueusement servie alors que, même au palais impérial, on a, par décence, restreint les menus (39).
TC1 Padişah sarayında bile yiyecek kısıtlanmışken, Enver Paşa’nın sofrasında bir kuş sütü eksikti (19).
TC2 Padişah Sarayı’nda bile mönüler küçültülmüşken, onun masasında bir kuş sütü eksikti (30).

L’expression « somptueusement servie » utilisée pour décrire la table dans le texte original signifie qu’elle est « d’une grande richesse, d’une grande magnificence » et « coûteuse ».[7] La table dont il s’agit est donc garnie d’une grande diversité de plats et rien n’est épargné pour son luxe. Le même sens est reconstruit en turc mais par un surplus très imagé puisque le texte turc nous dit « qu’il ne manque que du lait d’oiseau dans cette table » ! Formule étonnante car l’oiseau n’a pas de lait, c’est donc quelque chose d’introuvable et d’inexistant qui manque à cette table ! L’expression idiomatique turque renforce l’idée de luxe exagéré en mettant l’accent sur le fait que si jamais l’oiseau donnait du lait, il en aurait à cette table. Ainsi, la formule neutre du français devient une formule très parlante en turc en donnant lieu à une surinterprétation idiomatique naturalisante.

Exemple 4
TS Il n’est pas sûr que cette vieille fille écervelée soit la gouvernante idéale (68).
TC1 Bu aklı bir karış havada kızkurusunun, ideal bir mürebbiye olduğundan pek emin değildi (39).
TC2 Bu kuş beyinli kız kurusunun ideal bir mürebbiye olduğundan pek emin değildi. (60).

Le mot « écervelé » signifie en français « sans cervelle, étourdi; dépourvu de bon sens, de jugement »[8] et il est traduit différemment dans les deux versions turques : dans la première version, l’expression idiomatique utilisée « aklı bir karış havada [sa raison est en l’air en haut d’un empan sur la tête] » signifie « celui ou celle qui n’est plus en état de bien juger pour différentes raisons »[9] ou « celui ou celle qui se comporte de façon frivole »[10] et rend le sens original avec succès mais toujours en y ajoutant une image idiomatique. Quant à la deuxième version, elle donne une autre expression idiomatique « kuş beyinli [personne ayant une cervelle d’oiseau] » qui a en outre une connotation dépréciative et même une valeur de mépris car elle désigne une personne pas du tout intelligente. Dans les deux cas, il s’agit d’une surinterprétation qui donne des images et couleurs locales au discours.

D’autre part, le syntagme dénotatif « vielle fille » utilisé dans la même phrase pour décrire la personne en question a un caractère sexiste et discriminatoire car il désigne une « femme célibataire d’un certain âge ».[11] Il est rendu dans les deux versions turques par une même locution idiomatique sexiste et discriminatoire « kız kurusu » mais cette expression turque que l’on peut traduire littéralement comme « fille desséchée » augmente en turc la dose d’insulte à la femme.

Exemple 5
TS Selma ne voit plus rien, les larmes ruissellent sur son visage, elle suffoque (71).
TC1 Selma’nın gözleri göz yaşlarından görmez olmuştu (41).
TC2 Selma, gözyaşlarından etrafını görmüyordu, boğazı düğümlenmişti (63).

Le verbe « suffoquer » utilisé en relation avec « les larmes » dans le texte source signifie « empêcher de respirer, provoquer une sensation d’étouffement ».[12] L’expression « boğazı düğümlenmek [avoir la gorge nouée] » utilisée dans TC2 est une expression idiomatique signifiant « (pour la gorge) se contracter de tristesse »,[13] et elle reflète le sens dans le texte original en établissant la relation implicite avec la sensation de pleurer. Cependant, la différence de style et d’emphase est produite par l’usage idiomatique à la suite d’une surinterprétation. Par contre, le verbe « suffoquer » n’est pas traduit dans TC1.

Exemple 6
TS Habituées au luxe et à la vie raffinée, elles frissonnaient à l’idée du travail et de l’existence grossière qui les y attendaient (78).
TC1 Lükse, nazik işlere alışkın oldukları için, kendilerini bekleyen yorucu işlerin altından nasıl kalkacakları akıllarına gelmiş olsa bile, bu yolu seçmişlerdi (47).
TC2 Lükse ve ellerini sıcak sudan soğuk suya sokmadan yaşamaya alışmış oldukları için, kendilerini bekleyen niteliksiz hayattan ve yorucu işlerden gözleri korkuyordu (70).

Dans la première traduction turque, le syntagme verbal altından kalkmak (altından [par-dessous de] + kalkmak [se relever]) signifie réussir à accomplir un travail difficile et il a un caractère idiomatique puisque les mots qui composent cette expression sont soudés pour un seul signifié qui est « réussir ». Mais, dans le texte en français, il n’existe pas d’usage verbal équivalent, aussi la traduction constitue-elle une surinterprétation idiomatique.

Le verbe « frisonner » dans le texte source signifie « être saisi d’un tremblement à la suite d’une sensation intense, d’une émotion vive ».[14] Dans TC2, ce verbe est rendu par un syntagme idiomatique gözü korkmak (gözü [son œil] + korkmak [avoir peur]) signifiant « être intimidé ». Cette expression idiomatique peut être définie comme « à la suite d’une mauvaise expérience antérieure, être convaincu que l’on peut être blessé par quelqu’un ou quelque chose ».[15] Malgré les nuances entre les deux expressions, il y a l’idée de « peur » comme noyau de sens commun. Dans cet exemple, on peut parler d’une surinterprétation, puisqu’un verbe neutre est transféré par un verbe idiomatique.

D’autre part, l’expression « habituées au luxe et à la vie raffinée » dans le texte source est rendue par la phrase « ellerini sıcak sudan soğuk suya sokmamak [ne pas passer la main de l’eau chaude à l’eau froide] » dans le TC2. Cet énoncé idiomatique signifie « ne rien faire » et il est utilisé pour des femmes qui ne font ni ménage ni cuisine chez elles. « Être habituées au luxe et à la vie raffinée » peut signifier implicitement « ne pas travailler » mais cette expression ne constitue pas la même image aux yeux du lecteur francophone, aussi s’agit-il d’une surinterprétation idiomatique qui naturalise le récit. Par contre, le TC1 n’actualise pas la même tendance de surinterprétation ni de recours à l’idiome.

Exemple 7
TS A grands cris, le cocher tente de se frayer un passage à travers le chaos des véhicules de tous acabits qui tirent à hue et à dia, dans un joyeux désordre (48).
TC1 Arabacı bağıra çağıra, binbir aracın birbirine girdiği, arabacıların deh-çüş sesleriyle şenlenen bu curcunadan kurtulmağa çalışıyordu (25).
TC2 Arabacı bağıra çağıra, bu eğlenceli karmaşa içinde her biri ayrı telden okuyan bin çeşit aracın ortasında kendine bir yol açmaya uğraşıyordu. (41)

La locution adverbiale « à hue et à dia » reflète des cris des charretiers à leurs bêtes : “hue” signifie “ à droite ” et “dia” signifie “à gauche”. Quant à l’expression « deh-çüş sesleri » utilisée dans TC1 calque des sons utilisés par des cochers turcs pour faire avancer et arrêter des montures. Les deux expressions indiquent une action similaire sauf la direction du mouvement des bêtes. Quant à la locution « ayrı telden okumak » dans TC2, elle signifie la cacophonie « des gens qui parlent de choses différentes, dans le même environnement et dans la même interaction ». A l’origine de cette expression se trouve une autre expression « ayrı telden çalmak » [jouer à plusieurs d’un instrument de musique à corde mais chacun sur une autre corde, ce qui crée ainsi un désaccord] ». Le sens initial est donc surinterprété d’une façon idiomatique dans la seconde version turque et le choix de cette expression imagée fait encore une fois l’effet de naturalisation.

Exemple 8
TS Mais le véritable scandale a été le décret annonçant qu’à l’université d’Istamboul les cours, dorénavant, seraient mixtes (153).
TC1 Asıl kıyamet, İstanbul Üniversitesi’nde bundan böyle karma eğitim yapılacağının ilân edilmesiyle koptu (101).
TC2 Oysa asıl rezalet, Darülfünun’da artık karma eğitim yapılacağının ilan edilmesiyle patlak verdi (142).

Le mot « scandale » dans le texte source est un substantif signifiant « grand rétention d’un fait ou d’une conduite qui provoque la réprobation, l’indignation, le blâme ».[16] Tandis que « kıyamet [apocalypse] » qui y correspond dans TC1 désigne « la fin du monde selon la croyance des religions monothéistes et le dernier jour où tous les morts seront ressuscités et rassemblés, jour du compte à faire, jour du jugement ».[17] La signification de l’expression idiomatique turque « kıyamet koptu » utilisée dans TC1 peut être définie dans un premier sens comme « la fin du monde ou le Jour du Jugement est arrivé », et aussi dans un sens métaphorique comme « il y avait beaucoup de bruit et d’agitation ». Dès lors, ce surplus sémantique actualise une surinterprétation localisante. De la même manière, dans la seconde version turque, le verbe « patlak vermek » [éclater] choisi pour traduire le verbe « être » relié au substantif « scandale » actualise une signification imagée : ce verbe est utilisé en turc dans le sens d’« apparaître soudainement » pour « un événement inattendu ou qui est destiné à être tenu secret ».[18] L’ajout idiomatique cause une surinterprétation qui affiche les couleurs de la langue turque.

Exemple 9
TS . . . elle appréciait sa finesse et surtout sa discrétion qui le différenciait des autres eunuques, bavards comme de vieilles femmes (22).
TC1 Üstelik, diğer haremağaları, çeneleri düşük halayıklar gibi dedikoducu iken, Zeynel ağırbaşlı ve ketum idi (7).
TC2 . . . ondaki inceliği ve bilhassa onu kocakarılar gibi çenesi düşük haremağalarından ayıran ağırbaşlılığını takdir ediyordu (12).

L’adjectif « bavard » dans le texte source est traduit dans les deux textes cibles par le syntagme « çenesi düşük [sa mâchoire tombée] ». L’expression idiomatique « personne ayant une mâchoire tombée » signifie « [quelqu’un] qui parle beaucoup de choses inutiles, des conneries, des babillages » et dans ce contexte, il reflète sémantiquement le texte source. Cependant, lorsqu’un adjectif dénotatif dans le texte source est rendu par un adjectif idiomatique dans le texte cible, ce transfert peut être évalué comme une surinterprétation. Autrement, les substantifs qualificatifs de « finesse » et de « discrétion » de l’original sont véhiculés par des adjectifs « ağırbaşlı [pondéré] et ketum [sobre] » dans TC1. Ces équivalents sont plus aptes à répondre au mot « discrétion » plutôt qu’à « la finesse ». Le mot « discrétion » peut être relié directement à l’adjectif « ketum [sobre] » et indirectement à l’adjectif « ağırbaşlı [pondéré] ». En turc ağırbaşlı (ağır [lourd,e] + baş [tête] + lı [ayant] = [personne] qui a une attitude posée) est une expression idiomatique qui signifie qu’une personne est « mature » ou qu’un comportement est « pondéré, modéré, digne, sérieux ».[19] Une personne dont le comportement est modéré a aussi du langage modéré. L’usage de l’expression idiomatique « ağırbaşlı » crée donc un style plus orné et emphatique. La même expression idiomatique est utilisée également dans TC2.

Exemple 10
TS Ainsi, bien qu’enfermée dans l’enceinte du haremlik, Hatidjé sultane est plus au fait de l’humeur populaire que la plupart des membres de la famille impériale (23).
TC1 Böylece Hatice Sultan haremde kapalı da kalsa, ailenin diğer fertlerine oranla, olan bitenden haberdar olurdu (7).
TC2 Böylece Hatice Sultan haremde kapalı kalmasına rağmen, imparatorluk hanedanının diğer fertlerinden çok daha fazla halkın nabzını tutabiliyordu (13).

L’expression « être au fait de l’humeur populaire » signifie en français « être au courant de l’humeur populaire ».[20] D’autre part, l’énoncé « halkın nabzını tutmak [prendre le pouls des gens du peuple] » dans TC2 peut être défini comme « essayer de comprendre les pensées, les intentions et les tendances des gens du peuple ».[21] Malgré les nuances entre les deux expressions en français et en turc, il y a l’idée d’« apprendre les opinions du peuple » comme noyau de sens commun aux deux expressions. Dans cet exemple, rendre l’énoncé original neutre par un énoncé ayant du caractère idiomatique dans le texte source est une surintrprétation. En revanche, il n’y a pas de recours à l’idiome dans le même contexte dans TC1.

Exemple 11
TS Et Bulent Agha, l’heureux propriétaire de Gulfilis, plutôt que de prendre le risque de contacter la cour, préféra négocier discrètement (78).
TC1 Gülfiliz’in sahibi Bülent Ağa da, saraya doğrudan başvurmayı göze alamayarak , el altından pazarlık etmeyi yeğlemişti (47).
TC2 Gülfiliz’in tuzu kuru sahibi Bülent Ağa ise, sarayla doğrudan temasa geçmek yerine, el altından pazarlık etmeyi yeğlemişti (70).

Dans la première traduction, l’expression idiomatique « göze alamamak (göze [à l’œil] + alamamak [ne pas pouvoir prendre] » signifie < ne pas assumer les risques de quelque chose > et elle rend le syntagme dénotatif « [ne pas] prendre le risque de » de l’original. Du fait qu’il s’agit d’une locution qui crée une image localisante en dépassant le sémantisme de ses constituants, la traduction produit une surinterprétation idiomatique.

Dans les deux versions turques, le syntagme verbal « négocier discrètement » est traduit par la même locution idiomatique : el altından pazarlık etmek (el altından [sous la main]+ pazarlık etmek [marchander]). Ce choix commun à deux traductions constitue une surinterprétation idiomatique.

L’adjectif « heureux » dans le texte source signifie dans son usage général « qui est favorisé par le destin en général » et il est synonyme des mots « chanceux » et « fortuné ».[22] Contrairement à cette signification générale en français, l’expression turque « tuzu kuru (tuzu [son sel] + kuru [sec]) » dans TC2 actualise une signification plus spécifique et restreinte désignant une « (personne) qui n’est pas lésée par un commerce et a un bon revenu ».[23] En d’autres termes, le terme français « heureux » a un champ sémantique plus vaste par rapport au terme turc « tuzu kuru » qui ne peut partager qu’une partie de ce champ en apportant plus de précision. En ce sens, si une expression générale est transmise par une expression plus spécifique, cela peut être considérée déjà comme une surinterprétation, et de plus si elle est traduite par un élément idiomatique, la surinterprétation se renforce. Par contre, la traduction de l’adjectif « l’heureux » est omise dans TC1.

Exemple 12
TS Lui n’était pas marié mais il était volage (43).
TC1 Gerçi adam evli değildi ama, uçarı idi (22).
TC2 Bu seferki evli değildi, ama ayrangönüllünün tekiydi (35).

Le mot « volage » dans le texte source est un adjectif qui signifie dans le domaine des relations amoureuses, « cavalier, coureur, frivole, inconstant, infidèle ».[24] Il est rendu dans TC2 par une expression presque intraduisible : « ayrangönüllü (ayran [boisson fraîche à base de yaourt frappée et salée]+ gönül [âme]+ -lü [ayant]) ». Cette expression peut être utilisée pour celui ou celle « qui tombe amoureux, amoureuse rapidement ».[25] Malgré les nuances entre les deux expressions, il y a l’idée de « changement rapide d’amant,e » comme noyau de sens commun aux deux. Dans cet exemple où un adjectif neutre en français est rendu en turc encore une fois par un adjectif idiomatique, il y a surinterprétation qui dessine une image locale. En revanche, il n’y a pas d’usage idiomatique dans le même contexte dans TC1.

4 Conclusions

Dans le cadre de cette étude, nous avons interrogé l’enjeu de la transmission des expressions dénotatives et neutres par des locutions idiomatiques en traduction littéraire en comparant le roman intitulé De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad avec ses deux traductions turques publiées sous un même titre : Saraydan Sürgüne. Kenizé Mourad a formé son roman en quatre parties dont chacune reflète une autre géographie et une autre culture, d’où les intitulés des parties : la Turquie, le Liban, les Indes et la France. On dirait que le roman est composé de quatre livres indépendants, tellement chaque partie a une atmosphère différente. Pour ce travail, nous nous sommes concentrées sur le contexte de la première partie dont les événements se déroulent à Istanbul. La comparaison de trois textes nous permet de faire un constat assez paradoxal : le texte original français sonne comme une traduction tandis que les traductions turques donnent l’impression d’être original. La principale raison en est sans doute que la partie intitulé la Turquie concerne la fin de la dynastie ottomane au début du vingtième siècle dans le cadre historique de la Guerre de Libération turque menée de front par Mustafa Kemal. La tragique histoire de la Princesse Selma commence dans sa ville natale occupée à la fin de la Première Guerre mondiale et continue dans chaque pays où elle va sous d’autres guerres : « Dans toutes ces guerres, elle se place parmi les vaincus : même au moment de la libération de son pays, elle se trouve parmi les exclus puisque sa famille impériale doit quitter le pays » (Öztürk Kasar 2017 : 584).

Dans De la part de la princesse morte, la première partie intitulée « La Turquie » reflète la vie des sultans au palais ottoman à Istanbul et leur relation avec le peuple ainsi qu’avec les forces alliées qui ont occupé la capitale de l’Empire ottoman. Par conséquent, des éléments reflétant la façon de vivre des ottomans, leur culture et la religion islamique, des références au Coran et des prières évoquées en français dans la fiction renforcent cette illusion de lire une traduction. De plus, des mots turcs correspondant à divers concepts et faits ottomans sont inclus selon leur prononciation française sans être traduits en français et sans aucune paraphrase. Ceci fait que le texte original est perçu comme un texte traduit tandis que les textes cibles turcs peuvent être perçus comme des textes sources exactement pour les mêmes raisons.

A part ces éléments contextuels qui attribuent aux textes cibles la caractéristique du texte source, nous avons constaté qu’un grand nombre de locutions idiomatiques de la langue turque sont utilisés dans les textes cibles pour rendre des expressions neutres du texte français, et ceci fait un effet naturalisant sur des textes traduits. Dans ce sens, nous avons collecté une douzaine d’exemples où des locutions idiomatiques en turc remplacent les expressions non-idiomatiques en français. Plus exactement, la première version turque actualise le choix de onze expressions idiomatiques dans neuf cas tandis que la seconde traduction affiche quinze locutions idiomatiques dans douze exemples. Ces exemples sélectionnés sont discutés et évalués suivant la « Systématique de la Désignification en Traduction » (2021 : 28) développée par Sündüz Öztürk Kasar. Cette systématique organise les troubles du sens survenus en traduction dans trois champs, à savoir le champ de sens, le champ de péri-sens et le champ de non-sens. Les exemples étudiés restent dans le champ du sens où les problèmes de traduction modifient en quelque sorte l’original mais sans donner lieu à de graves conséquences sémantiques. Néanmoins, le recours à l’idiome a pour effet de créer un style plus orné et emphatique qui s’éloigne du langage neutre et simple du texte source en même temps qu’il renforce le sens. Ainsi, les exemples étudiés actualisent une certaine surinterprétation qui transforme l’énoncé du départ à la fois du point de vue stylistique et du point de vue sémantique. Dans certains cas, les locutions idiomatiques utilisées dans la traduction peuvent actualiser des connotations non-existantes dans le texte source ; ainsi la locution turque « kız kurusu [fille desséchée] » utilisée à la place de « vieille fille » du français accentue la discrimination envers les femmes en augmentant la dose d’injure par les connotations créées par cette expression.

La surinterprétation est définie comme une traduction donnant plus d’informations que le texte original ou révélant une connotation implicite. À la suite de cette étude, nous avons constaté qu’une surinterprétation peut survenir dans les interventions faites au style du texte à traduire, et par conséquent, une surtraduction peut se produire amenant une signification excessive.

La traduction est un acte qui va bien au-delà du transfert d’une langue à une autre. Surtout lorsqu’il s’agit d’un texte littéraire, traduire le texte nécessite également de transmettre la culture, l’idéologie, les connexions intertextuelles et toutes sortes d’axes multiples de lecture et d’interprétation dans l’univers du sens explicite ou implicite du texte. Une analyse sémiotique réalisée afin de traduire permet de véhiculer le texte avec tous ces éléments. Ainsi, les choix de mots et d’expressions effectués pour le texte cible doivent être évalués non seulement dans le contexte de la transmission du sens, mais également dans le contexte de la reproduction du style de l’auteur. Certains choix en apparence simples peuvent entraîner une transformation du style de l’auteur dans le texte cible. Un traducteur qui suit l’orientation de la sémiotique de la traduction sera conscient des conséquences de ses choix, et, de ce fait, pourra assumer et expliquer ses interventions dans l’univers sémiotique du texte cible. C’est à ce niveau qu’émerge effectivement l’apport de la Systématique de la désignification en traduction.

L’acte de traduire qui consiste à saisir et à reproduire des significations est en même temps sujet aux désignifications. La désignification est un phénomène très varié, qui se réalise de différentes manières à différentes étapes de la reconstitution du sens, allant de la modification du sens jusqu’à son abolissement en passant par des transformations sérieuses. Elle amène finalement de différentes conséquences selon le cas précis. La Systématique de la désignification en traduction assure chez le traducteur une sensibilisation aux troubles du sens survenus dans l’activité traduisante en le rendant conscient de son intervention et capable de prévoir le résultat de celle-ci. Il pourra ainsi revoir sa traduction afin de la refaire ou d’assumer sa responsabilité. Dans le cadre de cette étude, nous avons constaté l’utilité de se servir de cette systématique pour évaluer l’enjeu de la différence du style amené par l’usage du langage idiomatique à la place du langage non idiomatique. Ainsi, cette étude démontre le fait que l’analyse sémiotique appliquée à la traduction littéraire couvre également les problèmes de transfert des manières stylistiques comme des éléments pertinents à retenir dans le texte cible.


Corresponding author: Sündüz Öztürk Kasar, Université Galatasaray, Istanbul, Türkiye, E-mail:

Références

Benveniste, Émile. 1966. Problèmes de linguistique générale, vol. 1. Paris: Gallimard.Search in Google Scholar

Berman, Antoine. 1999. La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris: Seuil.Search in Google Scholar

Can Rençberler, Alize. 2021. Analysis of Kürk Mantolu Madonna by Sabahattin Ali from semiotics of translation perspective. In Mesut Kuleli & Didem Tuna (eds.), Interdisciplinary debates on discourse, meaning, and translation, 69–93. Ankara: Anı Yayıncılık.Search in Google Scholar

Çelik, Cemre. 2022. Universe of meaning in source and target texts: Exploring feminist discourses in a children story through semiotics of translation. In Olgahan Bakşi Yalçın (ed.), Feminist perspectives across cultures, 119–137. Çanakkale: Paradigma Akademi.Search in Google Scholar

Çelik, Kübra. 2022. Ekofeminizmi Çeviriyle Buluşturmak : Buchi Emecheta’nın The Rape of Shavi Adlı Eseri ve Türkçe Çevirisi [L’écoféminisme à la rencontre de la traduction : The Rape of Shavi de Buchi Emecheta et sa traduction turque]. In Mesut Kuleli & Didem Tuna (eds.), Edebiyat Kuramı Odağında Çeviri Amaçlı Çözümlemeler [Analyses à des fins de traduction dans le cadre de la théorie littéraire], 187–211. Konya: Eğitim Yayınevi.Search in Google Scholar

Coquet, Jean-Claude. 1997. La Quête du sens. Le langage en question. Paris: PUF.Search in Google Scholar

Coquet, Jean-Claude. 2007. Phusis et logos. Une phénoménologie du langage. Paris: PUV.Search in Google Scholar

Coquet, Jean-Claude. 2022. Phénoménologie du langage. Limoges: Lambert-Lucas.10.23925/2763-700X.2022n4.60182Search in Google Scholar

Eco, Umberto. 2010. Dire presque la même chose, Myriem Bouzaher (trad.). Paris: Librairie générale française.Search in Google Scholar

Fabbri, Paolo. 2020. Interview of Paolo Fabbri (by Evangelos Kourdis). Punctum 6(1). 309–318. https://doi.org/10.18680/hss.2020.0017.Search in Google Scholar

Gorlée, Dinda L. 1994. Semiotics and the problem of translation with special reference to the semiotics of Charles S. Peirce. Amsterdam & Atlanta, GA: Rodopi.10.1163/9789004454750Search in Google Scholar

Gülmüş Sırkıntı, Halise. 2021. Çeviri Göstergebilimi Bağlamında Çeviri Eleştirisi Uygulaması: Edgar Allan Poe’nun “The Conqueror Worm” İsimli Şiiri ve Türkçe Çevirileri [Etude de cas de critique de la traduction en sémio-traductologie : “The Conqueror Worm” d’Edgar Allan Poe et ses traductions turques]. International Journal of Languages’ Education and Teaching 9(4). 48–63. https://doi.org/10.29228/ijlet.52798.Search in Google Scholar

Kourdis, Evangelos. 2019. Sémiotique et traduction : L’école sémiotique de Paris. Des Mots aux Actes 7. 153–165.Search in Google Scholar

Kuleli, Mesut. 2018. Translation evaluation of intertextual references in a play of literary value. Bandırma Onyedi Eylül Üniversitesi Sosyal Bilimler Araştırmaları Dergisi 1(2). 23–45.Search in Google Scholar

Ludskanov, Alexander. 1975. A semiotic approach to the theory of translation. Language Sciences 35. 5–8.Search in Google Scholar

Mourad, Kenizé. 1987. De la part de la princesse morte. Paris: Éditions Robert Laffont.Search in Google Scholar

Mourad, Kenizé. 1990. Saraydan Sürgüne [Du palais à l’exil], Esin Çelikkan (trad.). İstanbul: ISIS.Search in Google Scholar

Mourad, Kenizé. 2012. Saraydan Sürgüne [Du palais à l’exil], Nuriye Yiğitler & Gökçe Tuncer (trads.). Istanbul: Everest Yayınları.Search in Google Scholar

Nowotna, Magdalena. 2002. Le sujet, son lieu, son temps. Paris-Louvain: Éditions Peeters.Search in Google Scholar

Nowotna, Magdalena. 2019. La sémiotique et la traductologie. Des Mots aux Actes 7. 167–181.Search in Google Scholar

Nowotna, Magdalena. 2021. La perception et la forme. Paris: Classiques Garnier.Search in Google Scholar

Öztürk Kasar, Sündüz. 2003. Trois notions clé pour une approche sémiotique de la traduction : Discours, sens et signification dans Mon nom est Rouge d’Orhan Pamuk. In Magdalena Nowotna (ed.), D’une langue à l’autre, 47–70. Paris: Aux lieux d’être.Search in Google Scholar

Öztürk Kasar, Sündüz. 2009. Un chef-d’œuvre très connu : Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Commentaires d’une traduction à l’autre laissant des traces. In Magdalena Nowotna & Amir Moghani (eds.), Les traces du traducteur, 187–211. Paris: Publications de l’INALCO.Search in Google Scholar

Öztürk Kasar, Sündüz. 2016. Sémiotique de la traduction littéraire. Les Langues Modernes 1(1). 43–51.10.1515/9782763731186-002Search in Google Scholar

Öztürk Kasar, Sündüz. 2017. Lire De la part de la princesse morte de Kenizé Mourad à la lumière de la sémiotique topologique d’Algirdas Julien Greimas. Semiotica 219(1/4). 575–586. https://doi.org/10.1515/sem-2017-0052.Search in Google Scholar

Öztürk Kasar, Sündüz. 2020. De la désignification en traduction littéraire : Les Gens d’en face de Georges Simenon dans le contexte turc du point de vue de la sémiotique de la traduction. Parallèles 1(32). 154–175.Search in Google Scholar

Tuna, Didem. 2020. La surinterprétation en traduction littéraire et ses conséquences dans la réception des textes traduits. Quelques réflexions depuis la Turquie. Fabula. https://www.fabula.org/colloques/document6607.php (consulté le 27 Décembre 2023).10.58282/colloques.6607Search in Google Scholar

Tuna, Didem & Begüm Çelik. 2021. From wiping out of the meaning to over-interpretation : The translator as covert co-author in the rewriting of Istanbul. Journal of Language and Linguistic Studies 17(2). 1083–1098. https://doi.org/10.17263/jlls.904128.Search in Google Scholar

Tuna, Didem & Mesut Kuleli. 2017. Çeviri Göstergebilimi Çerçevesinde Yazınsal Çeviri İçin Bir Metin Çözümleme ve Karşılaştırma Modeli [Un modèle d’analyse et de comparaison de textes pour la traduction littéraire dans le cadre de la sémiotique de la traduction]. Konya: Eğitim Yayınevi.Search in Google Scholar

Yaman, Burcu. 2022. Ayşe Kulin’in Adı: Aylin Adlı Romanında Yer Alan Kültürel Göstergelerin İngilizce Çevirilerinin Kültür Göstergebilimi Yaklaşımıyla İncelenmesi [Analyse des traductions anglaises des signes culturels dans le roman d’Ayşe Kulin intitulé Adı : Aylin avec une approche sémiotique culturelle]. In Mesut Kuleli & Didem Tuna (eds.), Edebiyat Kuramı Odağında Çeviri Amaçlı Çözümlemeler [Analyses à des fins de traduction dans le cadre de la théorie littéraire], 213–233. Konya: Eğitim Yayınevi.Search in Google Scholar

Yanya, Sema Dilara. 2020. Kuramdan Uygulamaya Uzanan Yol: Çeviribilim ve Göstergebilim Açısından Çevirmenin Rolü, İdeolojisi ve “Aradalık” Kavramı [De la théorie à la pratique : Le rôle et l’idéologie du traducteur et le concept d’“entre-deux” du point de vue traductologique et sémiotique]. In Mesut Kuleli & Didem Tuna (eds.), Dil, Edebiyat ve Çeviri Odağında Kavramsal Okumalar [Lectures notionnelles de la langue, de la littérature et de la traduction], 213–233. Ankara: Nobel Akademik Yayıncılık.Search in Google Scholar

Received: 2023-04-03
Accepted: 2023-12-07
Published Online: 2024-01-22
Published in Print: 2024-05-27

© 2024 the author(s), published by De Gruyter, Berlin/Boston

This work is licensed under the Creative Commons Attribution 4.0 International License.

Downloaded on 26.9.2025 from https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.1515/sem-2023-0049/html
Scroll to top button